vendredi 14 novembre 2025

Brigitte Seth & Roser Montlló Guberna "Señora Tentación": Eros et Lesbos enlacées, côté cour, côté jardin....L'épiderme effleuré en état d'ivresse

 


Cie Toujours Après Minuit      France Duo 2024

Señora Tentación

« Il n’y a pas de plus grande joie que de se cacher et de plus grand malheur que de ne pas être découvert » écrivait William Somerset Maugham. Dans Señora Tentación, créée par Marie Dilasser, deux femmes sexagénaires nous racontent le grand secret qui les anime deux jours par semaine : leur amour passionné. Celui-ci est caché par une jungle foisonnante qu’arrose Brigitte Seth, la concierge. Si elles en sortent, c’est pour le clair-obscur de la cage d’escalier, territoire de Roser Montlló Guberna, la femme de ménage. Les deux nous disent cette relation, avec force images allant jusqu’à l’érotisme ; elles le dansent aussi, avec allégresse et timidité. Devant nous, la force de l’âge qui fait récit et la vibration adolescente de la rencontre amoureuse. En creux, il y a le regard des autres, que l’on craint malveillant, insultant, discriminant, mais que l’on espère attentif, soutenu, aimant. 


 Un parterre de plantes vertes, palmiers, youkas...On se croirait dans la cour d'un immeuble parisien soigneusement végétalisé, arboré par une main verte: celle d'une concierge attentive à la floraison, à fleurs de pot, côté cour, coté jardin...? C'est une carte du tendre que vont déployer Roser et Brigitte, compagnes, compères, complices sur la scène comme dans la vie. Un tracé dansé, corps-texte d'une mélodie du bonheur, de l'amour, de la tendresse. Le récit d'une rencontre entre deux femmes, l'une de "ménage", en état d'ivresse épidermique de bonne conduite,l'autre de gardiennage d'un même immeuble. La concierge est dans l'escalier, reine d'un territoire, la technicienne de surface, agent de nettoyage, pleine de grâce et de sensualité. Inévitable frôlement, esquive ou enlacement, tendres évolutions joyeuses de femmes en mouvement. L'une est "pompette", galvanisée par un sens aigu du toucher, de la caresse, de ce sens qui éveille au monde: la peau d'un univers merveilleux, attentif au faits et gestes de l'autre. L'une danse, l'autre aussi, l'une parle et essore les mots, l'autre murmure un texte élogieux, pudique et parfaitement ajusté à une condition pas toujours facile à assumer, à vivre. Aimer une autre femme que soi, partager dans l'ombre ou la lumière un amour "défendu" ou "interdit" aux yeux et au regard d'une société bienpensante. Un penchant tendre et discret pour le même genre que le sien: lune et l'autre comme un soleil cou-coupé,pensant, rayonnant d'une énergie et d'une humanité hors pair. Ces deux danseuses-conteuses-comédiennes évoluent dans ce champ de verdure comme deux fleurs cueillies pour un ikebana plein d'espagnolades car le geste et le verbe claquent haut et fort, la musicalité, la grâce d'une langue fertile, généreuse mais âpre aussi. Les corps délivrent l'audace d'assumer ses choix, ses "penchants" comme des roseaux flexibles et ondoyants. 


Comme les geste déhanchés de Roser Montllo, comme son dos dévoilant la géographie calligraphiée de ses muscles en rhizomes dansants. Et ce concerto pour deux instruments élégiaques de distiller la joie, la douleur, l'égarement, le rêve. Rêve de dancefloor où "toujours après minuit" les corps se donnent, se livrent à l'extase et la douceur de se reconnaitre telles qu'on est. Une danse à soi, pour un endroit à soi sans hégémonie de sexe ou de particularité ni de différence. Pourtant ce que dicte le sociétal convenable ne peut faire intrusion dans ce bel espace de liberté sans affecter ces deux aimantes, dans ce dance-fleur à fleur de peau. Irrésistible parcours mouvant qui fait réfléchir et fléchir la pensée en y ajoutant une once d'irréparable "péché" avouable. L'hyper sensibilité des deux danseuses interprètes des mots du corps comme une irruption cutanée qui touche et fait effet de troubles hérissés et titillant de démangeaisons sensuelles, érotiques. Comme des jambes dissimulées derrière les palmiers , cachant les tendres ébats de ces personnages devenus familiers au cours de la pièce chorégraphiée et mise en scène par nos deux protagonistes de la poésie chantante des corps impliqués, engagés par l'émotion et la vérité de la vie devant soi.

Épidermique peau du monde, "Senora Tentacion" , comme un tango nostalgique, parfum de femme,sans être manifeste ni plaque de revendication féministe est une arène concentrique où la danse prend tous ces droits fondamentaux de médium multiple, alliant le corps, le texte et le jeu dans une magnétique circonvolution, virevolte maline et sensible , partition tonale et tonique de l'expérience du monde sensible. Eros et Lesbos au bal, fuyant Tanatos ou frôlant la mythologie inéluctable du destin. Et l'on fredonne "belle nuit o nuit d'amour, sourit à nos ivresses...", barcarole étoilée , ludique et prometteuse de constellations amoureuses.


A Pole Sud jusqu'au 14 Novembre 


Le terme de lesbienne découle de la poésie antique de Sappho, qui est née à Lesbos. Ses poèmes, à l'intense contenu émotionnel suscité par les autres femmes, expriment l'amour homosexuel.
 

 

"merci pour ce très bel article qui exprime toute l’extrême sensibilité et le tragique de cette amour particulier 
Quand danse et texte s’entremêlent… érotisme du touché à fleur de peau"  Pierre Boileau

 

jeudi 13 novembre 2025

JOANNE LEIGHTON "The Gathering" • Les sylphides de retour

 

jeudi 6 novembre 2025

"Barmanes": pilier de bar parallèle à terre...Kali, Perle et reine du zing

 


BARMANES est une immersion d’une journée dans le corps d’une femme, serveuse, en France.  

D’une commande à une autre, la journée défile, jusqu’à la fin de son service, qui ne va, en réalité, jamais se terminer. Elle aura le temps de passer un casting, de tomber amoureuse, de s’énerver, de donner sa démission, de faire la fête, et de servir toutes ses tables.

Au vacarme incessant du bistrot est opposée la sororité d’une équipe. Grâce à des interviews réalisées auprès de ses anciennes collègues, Marion porte une voix chorale qui poétise la charge mentale et les rapports dominants. Soutenue par une playlist RnB des années 80-90, ce poème documentaire résonne comme un hymne générationnel. 


Marion Bouquet nous accueille au pied de l'estrade de la Salle du Cercle de Bischheim... Nous souhaite une bonne soirée en sa compagnie et regagne le plateau.Et c'est "sur un plateau" qu"elle va nous confier une partie de sa nouvelle vie de jeune et fraiche émoulue barwoman: une petite heure durant on va partager sa vie, son temps et son emploi du temps, du matin au soir, alors que sur le fond de scène tous les mots pour désigner un bistrot, défilent à l'envi: guinguette ou troquet, buvette ou zing? Bref, ou brèves de comptoir, voici conter de sa propre personne les vies et aventures d'un métier peu souvent ausculté ni interrogé. Son expérience est livrée ici à vif oscillant entre récit, autobiographie ou simple évocation d'une destinée livrée au service des autres. Dans un décor peuplé de barriques de bière Perle qui seront tantôt tables, chaises et éléments de la dramaturgie.Elle y connait toutes sortes de situations qu'elle évoque et vit à fond, se donnant comme comédienne, autrice et metteure en scène au mieux de sa forme. Serveuse n'est pas un sacerdoce, ni une vocation: c'est pourtant de la joie et du bonheur qu'elle offre en vivant devant nous des rêves tout éclairés en bleu et une réalité teintée de jaune-orangé. Mathias Moritz en inventeur d'ambiances-lumières très aguerri.Les lumières la révèle dans l'expression des ses humeurs, de ses voeux les plus chers: peut-être celui d'être aimée par un client qui prétexte la mauvaise cuisson d'un onglet pour la voir revenir vers lui...La journée s'écoule, mouvementée autant que fastidieuse, le balais en main au petit matin, les "bonjours" sur tous les tons à une clientèle fidèle ou improbable. C'est ce sourire affable ou sincère, cette attitude bienveillante ou agacée toujours pourtant galvanisée par la course à la tâche à exécuter. Il y a du bonheur dans le jeu et la présence de Marion Bouquet, de l'engagement, de la malice.

avalokiteshvara déesse aux mille bras

C'est aussi Kali, la déesse aux mille bras à tout faire .Un joli morceau de karaoké pour séduire un client de rêve, des bras portant des kilos de bière chorégraphiés en angles et cassures gestuelles fort à propos. Cette chorégraphie signée Nawel Bounar lui sied à merveille, comme une signature corporelle, jeu de gestes du métier qui la transforme peut-être en robot à exploiter..Tout de noir vêtue, tablier au corps, notre "serveuse" se rebelle ou se retient, conte les humiliations ou le mépris de certains clients à son égard. Sans haine ni rage cependant: c'est le lot du métier: "j'arrive" toujours disponible et pourtant rongeant son frein.Ce sera une lettre de démission pourtant qui la révèle à elle-même pour changer de voie, de voix aussi pour ne plus se taire et s'abaisser. Un métier ici évoqué très sincèrement, justement et dans un certain humour ou les courses de garçons de café sont remportées par des femmes! Une aventure scénique à partager avec l'enthousiasme de la belle équipe qui a bordé et accompagné, porté ce projet collectif pour donner naissance à ce "solo" fraichement sorti à qui on prédit un bel avenir: on passe la commande et le message: l'addition sera très digeste et on y retournera . 


Distribution :

Ecriture, mise en scène, interprétation – Marion Bouquet 

Dramaturgie et complicité artistique : Giuseppina Comito 

Scénographie et régie plateau: Alice Girardet 

Chorégraphie : Nawel Bounar 

Création sonore : Ocey

Création lumières : Mathias Moritz 

Co-production : Espace 110 – scène conventionnée d'intérêt national d'Illzach ; La Coupole de Saint-Louis, le Diapason de Vendenheim 

A Bischheim salle du cercle le 6 Novembre 

Le barman, dit également bartender – au féminin barmaid ou barwoman – est un travailleur polyvalent qui accueille la clientèle du bar, prépare et effectue le service des boissons chaudes, fraîches, simples ou composées (cocktails), ainsi que des mets simples voire des snacks, des sandwichs ou et des crèmes glacées. 

mercredi 5 novembre 2025

"Cortex /Dyptique": folie douce et transport en commun inégalés

 


Seuls les fous et les solitaires peuvent se permettre d’être eux-mêmes

« Ça me dérange pas d’être folle, tu sais Michel. Au moins faire une bonne vieille crise de tictacboum, ça occupe le cortex. Au moins ça fait qu’il se passe quelque chose, le réseau de neurones s’active, il y a des étincelles. Tu sais, j’ai l’impression que tout le monde est heureux, sauf moi, et toi. »« Notez qu’un rien pourrait me délivrer, une goutte d’alcool brut, une main pour le bal… et je serais fada fondue frappée.et pousserais les limites et le bouchon…Et allez !! On débouche ! On pétille dans le sens du plafond !Hissez le barjo qu’on rigole,Pour un rien ! Pour cette vie risible et dingue ! »


Il y a Elsie, seule dans la maison de sa mère, qui cause avec un bouquin. Et au fond du bus, il y a ce voyageur mental, égaré dans ses divagations intérieures. Parce qu’un épisode psychotique vibrant et poétique transcende parfois la folie ordinaire de ces personnages atypiques et attachants…Deux textes en miroir écrits tout spécialement pour les acteurs Pauline Leurent et Logan Person par les autrices Catherine Monin et Mélie Néel. Mise en scène la saison dernière avec l’équipe artistique du TAPS, cette création inédite jette un pont entre l’écriture et la scène, entre les artistes et les techniciens, entre un théâtre et son public.


Le public est disposé en miroir, se fait face et l'on observe son semblable comme faisant partie du jeu: je "regarde" l'autre alors que déjà sur la scène de plain-pied une femme se concentre sur ce qui repose à ses pieds.e Le sol est jonché d'objets comme momifiés ou calcinés comme une installation de Kounellis: restes, fragments ou reliefs d'une vie: celle de la mère de Elsie, une femme esseulée perdue dans cet espace désertifié où les souvenirs sont omniprésents. Elle, c'est Pauline Leurent, forte personnalité portant un texte magnifique où les dialogues se confondent avec le jeu d'un autre personnage blessé par la vie. Logan Person sera son compagnon de route, le révélateur de son existence qu'elle crie et qui se déchire au fur et à mesure que le temps du jeu s'écoule. Il est aussi Jeff, l'homme rencontré dans le fond d'un bistrot qui lui tiendra la tête hors de l'eau. Car elle est bien "hors sol" déboussolée, égarée et perdue malgré des apparences séductrices et attrayantes. Les destins se croisent, se calquent, se chevauchent dans une mise en scène très rythmée où les "danettes" se dévorent  pour déstocker les souvenirs. Un grand moment de théâtre où les deux comédiens portent et s'emparent du texte, riche, dense et déroutant. Seconde partie de ce "Cortex" annoncé, l'incarnation de deux personnages dont cet homme qui dort debout dans un bus jusqu'à son terminus. Entre temps un cerveau bien vivant, chatoyant, coloré affrontant l'hiver glacé lui lance des boules de neige pour le réveiller à sa conscience. Il est désemparé, fragile face à cette force de la science qui dicte sous sa moumoute protectrice, les pensées et actes scientifiques d'une potentielle guérison, prise en charge de sa léthargie. Une fois de plus Pauline Laurent surprend, épate et séduit dans un jeu, une élocution et des excès de voix fulgurants. La rage ou la férocité de ses convictions la poussant à fond dans une interprétation physique, charnelle et puissante. Face à elle Logan Person se réfugie dans un jeu habile et subtil de la perte d'identité et de l'absence d'altérité face à ce lion rugissant. Dans un frigidaire dont le contenu sera son corps recroquevillé comme relique oubliée.


"Fermer le livre" de Mélie Néel et "Sous la route" de Catherine Monin donnent lieu à une création théâtrale de toute beauté et grandeur, plongeant au coeur d'un monde de folie, de déséquilibre et de déplacement des corps, exemplaire. Olivier Chapelet, chirurgien et soignant de ces âmes en déroute sur des sentiers jonchés de feuilles volantes ou d'objets mystifiés à la dimension plastique et esthétique fort singulière.

 

Textes Fermer le livre de Mélie Néel / Sous la route de Catherine Monin

Mise en scène Olivier Chapelet Avec Pauline Leurent et Logan Person


Au TAPS Laiterie jusqu'au 7 Novembre

"Le Poisson qui vivait dans les arbres" Sylvain Riéjou & Hervé Walbecq felin pour l'autre. Feuille volante, guide et inspiratrice d'une balade bucolique et aquatique

 


Hervé et Yoann sont deux amis qui aiment les promenades tranquilles… Observer les insectes, écouter les oiseaux, sentir le vent. Mais un jour, ils se lancent dans une quête fabuleuse : retrouver le poisson qui vit dans les arbres… Petits et grands sont invités à les suivre dans un univers visuel projeté sur grand écran, comme un livre ouvert devenu vivant. Entre dessin-animé, danse et jeu d’acteur, les deux complices explorent un monde peuplé d’animaux réels ou imaginaires. Le spectacle est né d’une amitié et d’une expérience partagée pendant le confinement : le chorégraphe Sylvain Riéjou a appris, aux côtés de l’auteur-dessinateur Hervé Walbecq, à observer les animaux autrement, à dialoguer avec eux par le corps, l’écoute et l’attention — un langage proche de la danse. Cette première collaboration artistique, inspirée du recueil de nouvelles J’attends les tritons (Éd. La Joie de lire, 2024) d’Hervé Walbecq, fait surgir une fable joyeuse et sensible où le mouvement devient un outil de lien, de jeu et d’amitié.

 

L'animation, le mouvement, le graphisme font ici se rejoindre deux artistes du rythme et du mouvement. De l'espace scénique aussi qui se transforme en écran de nos rêves, en forêt, ruisseau et autre paysage au gré des aventures de deux compères vêtus de short et polos noirs, pieds nus, en quête d'aventures rocambolesques. C'est une feuille volante qui sera leur guide, leur mentor et qu'ils tenteront de suivre malgré les obstacles: autant d'épreuves salvatrices qui les conduiront dans des univers, tels une caverne retentissante de gouttes d'eau, une forêt accueillante, les rives d'un ruisseau...Ce sont les dessins, tracés calligraphiques en noir et blanc qui évoluent sur la toile de fond: paysages changeants au cours de leur périple. Ils suivent ces tracés au millimètre près, synchrones et en osmose. Leurs gestes accompagnent, précédent ou annoncent ces volutes alors que les images défilent. En apesanteur comme leurs pas qui absorbent les bruits du sol, les feuilles mortes qui crissent sous leur pas. La synchronisation est parfaite, les bonds résonnent, les coups sur la tête aussi et c'est magique. Un pas de deux , Lac des canards classique fait office de duo désopilant: l'un est lyrique, l'autre, le ravi de la crèche, naïf et maladroit vaut son pesant d'or. C'est Hervé Walbecq qui danse avec ses images comme le faisait Montalvo/ Hervieux ou Decouflé et les surprises vont bon train. La danse est ajustée, simple et modeste, aux accents de folklore ou de rythmes martiaux. En silhouettes noires découpées ou dans des ambiances lumière recherchées.Ils sont tendres et émouvants, à la poursuite de cette feuille légère qui les conduit au pays des merveilles. Modestement, les deux artistes savent enchanter et séduire un joli, public attentif, captivé par cette alliance du virtuel et du concret. Qui dirige qui, qui se laisse guider ou intervient pour brouiller des pistes toutes tracées.. Joli voyage que ce "chante-danse" comme Prévert aurait su le faire pour ses "chante-fables" ou "chante-fleurs". Sylvain Riéjou à l'écoute de la nature et du corps dansant, vision sylvestre bucolique de l'univers qui nous construit dans nos évolutions.

 

Conception : Sylvain Riéjou et Hervé Walbecq
Interprétation : Hervé Walbecq et Yoann Hourcade
Regard extérieur : Jeanne Lepers
Dessins : Hervé Walbecq
Création et animations vidéo : David Heidelberger  

A Pole Sud les 4 et 5 Novembre 

"Barber Shop Chronicles" Inua Ellams, Junior Mthombeni, Michael De Cock ne broient pas du noir

 


Inspiré par l’histoire d’un barbier de Leeds, ancienne cité industrielle du Nord de l’Angleterre, Barber Shop Chronicles invite le public au coeur d’un salon de barbier, lieu de sociabilité et des mémoires vives de la diaspora africaine. La pièce du poète anglo-nigérian Inua Ellams ouvre les portes d’un espace intergénérationnel, où l’on entend résonner le wolof, le lingala, le soninké, le bambara et le bamiléké. Les plaisanteries peuvent être acerbes mais elles visent juste. Business, relations avec les parents, amour et politique s’enchevêtrent dans des récits portés par le verbe haut et l’humour de ces hommes qui trouvent chez le barbier un espace de soin, mais aussi d’écoute et de conseil. À défaut de pouvoir couper vos cheveux, raser votre barbe ou tailler votre moustache, installez-vous confortablement pour un voyage entre Abidjan, Bruxelles, Dakar et Kinshasa !

Ambiance débonnaire dans toute la salle du TNS et surtout sur le plateau où les comédiens, acteurs de tous les jours semblent nous attendre et nous convier à une grande fête. Mais laquelle? Celle des retrouvailles entre un très jeune public invité à grimper sur scène pour se tailler un selfie avec cette joyeuse bande et plus tard en inondant les réseaux sociaux: j'y étais..Regarde tous mes copains noirs...Ou celle d'une communauté rassemblée ici pour savourer des cultures différentes, celles d'une Afrique francophone et de ces capitales, encore imprégnées de colonialisme linguistique et culturel? On en débattra ultérieurement tant le vif du sujet est abordé de front et de plein fouet. Au coeur d'une agora naturelle, celle de l'échoppe et du salon de barbier-coiffeur, lieu, endroit de rencontres, d'échanges entre hommes, autant que de soins et rituels de coiffure.On songe à ces salons de coiffure du boulevard de Strasbourg à Paris qui ne désemplissent pas de population immigrée désireuse de reconstituer, de reconfigurer les us et coutumes conviviaux et riches de relations humaines fraternelles.


Cette communauté ici portée aux nues sur un plateau est belle et émouvante. Et l'empathie nait ou surgit d'emblée avec les clients autant que les barbiers professionnels, chacun trouvant ici le lieu pour se raconter, se confronter à l'autre dans l'amitié ou le conflit de générations. Musique, rires, chamailleries ou règlements de compte, tout y passe dans un rythme vagabond, tonique. La chorégraphie, les déplacements, les corps des comédiens tous si différents au taquet. La signature de Serge Aimé Coulibaly (compagnie Faso Danse Théâtre redécouvert pour son "Wakatt" récemment ) rehausse la mise en scène signée Junior Mthombeni et Michael de Cock pour ces récits épiques. Choeurs et show choral,alignement en tête de gondole pour ces artistes qui brulent les planches et affrontent des situations entre comique et tragique comme une ode à la fraternité dans l'altérité et la diversité. On jubile devant ces personnages incarnés brut de coffrage dans des costumes chatoyants, rutilants digne d'un défilé voguing et tout prend du relief, même dans cette belle déformation mécanique des héros sur des panneaux suspendus comme des miroirs déformants. Ou est la vérité de ces histoires qui cavalent du Congo au Burkina, de Belgique au Sénégal pointant à chaque fois des détails sur chaque condition géographique et politique. Poésie aussi de ces saynètes qui s'enchainent introduites par la seule et unique présence féminine d'une conteuse-chanteuse discrète. Tambour battant tout se tricote aisément avec coup de théâtre, intrigues et exercice du jeu de comédiens: Salif Cissé, le chouchou de la maison, découvert dans le solo de "Je suis venu te chercher" et plus tard à l'écran dans les films "Méteors".."Spectateur" ou "Le répondeur",est fort et présent dans ses deux rôles où sa puissance se révèle fragile autant que véhémente et colérique. Tous les autres partenaires éclaboussant de joie, de tendresse, de malice ou de cruauté selon les épisodes parcourus. Du bel ouvrage pour un sujet délicat autant que crucial à évoquer: faire entrer au théâtre le quotidien d'un salon de barbier où tout ce dit comme des brèves de comptoir acerbes, tendres ou tout simplement sidérantes.

Et jamais "rasoir" ni "on rase gratis" pour ce pamphlet où la scène tournante au final joue au manège infernal de la vie. 


[Texte]
Inua Ellams 

[Mise en scène] Junior Mthombeni et Michael De Cock 

[Avec] Priscilla Adade, Junior Akwety, BATGAME, Hippolyte Bohouo, Martin Chishimba, Salif Cissé, Yoli Fuller, Aristote Luyindula, José Mavà, Jovial Mbenga, Souleymane Sylla, Clyde Yeguete 

 Au TNS jusqu'au 14 Novembre

lundi 27 octobre 2025

POUSH #3 Chaillot invite : transformation et métamorphose au menu! Poush toi de là que je m'y mette...

Pour la troisième fois, les espaces du Palais de Chaillot vont être bousculés par des propositions artistiques choisies par Yvannoé Kruger et son équipe du POUSH.  Centre d’art et de résidences d’artistes d’Aubervilliers. Dans un esprit de découverte et de dialogue avec les publics, cinq artistes investissent le haut lieu de la danse par des installations in situ, des vidéos, et des performances, promptes à rendre l’événement unique. Spare Memories de Hector Garoscio s’empare d’une moto désossée et d’une guitare électrique, tandis que le Libanais Pascal Hachem expose des corps à la manière d’une sculpture vivante (Photoshop me). Suricata, de son vrai nom Federico González, musicien multidisciplinaire proche de la culture rave, installe son soundsystem pour une performance et un set live. En continu, on découvrira le travail de vidéo de Jisoo Yoo, et une installation de Winnie Mo Rielly.

 

'Dichotomy 3' par Pascal Hachem 

Avec : Pascal Hachem, Hector Garoscio, Winnie Mo Rielly, Suricata et Jisoo Yoo


'Dichotomy 3' par Pascal Hachem serait la perle de cette soirée déjantée, marathon salvateur pour public friand de surprises, de déambulations et autre pérégrinations au sein du Palais de Chaillot: ici berceau des fines fleurs de l'art contemporain associé de très près à la performance, aux installations et autres formes de monstration des expressions artistiques contemporaines. Ecrin de mise pour ce mur blanc percé qui abrite les fragments de membres comme Robert Gober le plasticien sculpteur des corps démembrés qui surgissent de murs, de recoin. On les rencontre ici comme sur une surface de grimpette alpine qui se battent avec les apparitions-disparitions et l'effet est sidérant. Comme un abécédaire, les formes des corps insérés dans l'envers du cadre cherchent leur place, recto-verso et mobilisent l'ensemble dans une vision quelque peu fantastique et fantaisiste d'une architecture vivante. Les propositions corporelles comme un codex à déchiffrer et décrypter à foison.

Plus intimiste, les vidéos de Jisoo Yoo, où un corps translucide sans tête se déplace au sein d'un appartement fantôme. Le spectre erre et navigue dans ces espaces, espèces de mirages en noir et blanc. Légers et transparents, les décors se fondent en lui et respirent cette perte, cette absence de chair en harmonie, simple mise en scène onirique et translucide de l'indicible.

 Et quand les pianos préparés, disloqués de Suricata susurrent une musique cosmique au coeur du public dans le Grand foyer de la danse, c'est comme un bal qui s'emballe et disloque l'attention en autant de points sonores déversant des sons et harmonies plein de fréquences rarissimes. Les tableaux piège de ces carcasses d'instrument à cordes pincées, à touches désarticulées sont autant de vestiges, de carapaces ou d'exosquelettes fort beaux et intriguant à contempler durant l'écoute.

Au TND Chaillot le 21 Octobre 

dimanche 26 octobre 2025

UMUNYANA Cedric Mizero: quand la voix est fête et danse, quand les cornes résonnent comme des trophées de mémoire

 


On dit que Girinshuti erre sous l’emprise d’une étrange maladie mentale, confronté à des vaches, figures centrales du paysage rwandais. Cedric Mizero déploie une installation performative où se tissent récit fictionnel et réminiscences de l’enfance. Né dans l’ouest du Rwanda au début des années 1990, Cedric Mizero est un artiste autodidacte dont la pratique hybride mêle
arts visuels, mode et performance. UMUNYANA évoque un monde suspendu, traversé par un personnage souffrant d’un trouble de la mémoire, qui l’entraîne dans un univers où l’Inka — la vache — est pleurée, chantée, incarnée. Déesse vénérée autrefois, aujourd’hui disparue, elle réapparaît comme un spectre lumineux que les corps tentent de ressusciter par le geste, le souffle et le chant. Marqué par ses recherches sur l’abattage des animaux les jours de marché — une pratique qui contraste fortement avec la vénération culturelle du Rwanda pour les vaches — Cedric Mizero construit cette installation comme une vision fragmentée. Des images émergent d’une salle à l’autre, explorant l’histoire et la culture du bétail au Rwanda. UMUNYANA chante la perte d’un monde rural effacé et célèbre les liens invisibles qui unissent l’humain à l’animal, au passé et à la terre.


A la Ménagerie de Verre tout tremble et retentit au son de la voix d'une femme noire au coeur de l'espace partagé de plain pied avec le public appelé à partager une cérémonie païenne sonore et pleine de résonance, de sonorités charnelles: celle de la voix puissante aux fréquences denses et emplies de présence. Alors que sur un écran défilent les images d'une assemblée réunie à l'occasion d'une fête ou d'un rituel. Le mystère demeure, des offrandes circulent parmi le public: de petites abeilles en matières de récupérations très touchantes et naïves. Les cornes des vaches de ce rituel de la mémoire en objets d'adoration respectueuse autant qu'en oeuvres d'art plastiques singulières.Trophées de mémoire et de passation cultuelle rare et symbole d'appartenance à une tribu, à un peuple, à une famille élargie d'être humains soudés et solidaires. Un danseur s’immisce dans ce jeu de réactivation de mémoire, c'est Cédric Mizero à l'envergure gestuelle singulière. Corps offert et livré à l'évocation de sensations archaïques: celle de la dévotion autant qu'à l'amour de l'animal, vache chérie de l'enfance rurale. Il chante accompagné de notre guide qui nous invite à déambuler jusqu'au grand studio à l'étage de la Ménagerie. Voyage spatial animé de surprises et du développement du propos du chorégraphe. Divagations salvatrices dans cette atmosphère prenante et envoutante. Ils seront plusieurs à nous conduire dans l'antre de ce rituel, le chant comme fondement et clef de voute du passage d'un endroit à un autre.Voix puissante aux sonorités graves et frémissantes, aux accents joyeux et radieux. Les corps se mouvant, offerts, rythmant la danse, frappes au sol, sauts brefs, rapides, enchainés comme des coups , des percussions rituelles évidentes. Les costumes chatoyants comme des flammes, les guêtres comme des peaux d'animaux, revêtues le temps d'un sacrifice ou d'une cérémonie partagée salvatrice. Un groupe, une tribu passionnée incarnant des esprits très présents, bienveillants saluant terre et ciel comme des axes fondamentaux de pensée en mouvement. Entre anges et bêtes, entre corps et voix poreux et transversaux sans cesse animé par une énergie débordante et contagieuse. Quand ils disparaissent à nos yeux c'est pour mieux incarner les voix et la muse Echo qui ne se montre jamais. Et les cornes demeurant comme des arches à franchir pour accéder à un au delà inconnu.


A la Menagerie de Verre jusqu'au 25 Octobre dans le cadre du festival d'automne à paris

Maria Hassabi "On Stage" : l'infime et l'imperceptible


 Que se passe-t-il lorsque le processus d’une image est révélé ? L’artiste et chorégraphe Maria Hassabi présente On Stage, se transformant silencieusement d’une pose à l’autre. Elle met en scène son style caractéristique – fait d’immobilité, de lenteur et de précision – et invite le public à réveiller ses propres références face à ce défilé d’images iconiques ou banales qui se déploient.


 
L'atmosphère est au recueillement, à l'écoute de l'indistinct, de l'infime filet de sons, de lumière qui envahit une obscure clarté sur le plateau. Des instants durant la fragilité des images d'une présence magnétique au coeur de la scène se fait souveraine et hypnotique. Le bain et l'immersion dans le noir scintillant des contours d'une forme humaine est troublant, déstabilisant Et pourtant rien ne bouge en apparence sinon les sons atmosphériques d'une partition cachée. Elle est là et se dessine peut à peu au coeur de l'espace vide, devenu immense berceau de petits riens de micro mouvements kinestésiques sidérants. Une femme se révèle peu à peu comme dans un bain photographique. En blouson et jean délavé, tenue de travail, les cheveux tiré en arrière. Le stricte nécessaire pour une expression rude et franche, sans détour ni parasites. Du brut minimaliste à l'état pur incarné: un corps qui oscille, ploie, se délivre de la pesanteur pour mieux fléchir et y retourner. La performance de Maria Hassabi est viscérale et provoque un état d'écoute et de présence de la part de celui qui la regarde au travail. Empathie nécessaire pour apprécier la performance bordée d'un univers sonore vaste et quasi naturel, aux sons évocateurs de larges paysages. Elle est puissante et se révèle comme une icône à adorer dans un rituel paien à savourer sans fin. Hypnotique et précieuse chorégraphie du corps se mouvant au millimètre près dans une aisance et un souffle continu impressionnant. Infime détail et justesse des mouvements comme credo et signature d'une sculptrice de gestes émouvants. Une interprète virtuose singulière et très dosée, irradiant mystère et plasticité inouïs.

Au TND Chaillot jusqu'au 24 Octobre

PHILIPPE DECOUFLÉ / COMPAGNIE DCA "Entre-Temps": que c'est-il passé? Tant de choses ...

 


Le plus facétieux des chorégraphes français réunit dans Entre-Temps neuf danseurs et danseuses complices, aux parcours riches, explorant leur passé pour parler du présent. Un spectacle profondément humain.

Dans une esthétique dépouillée, Philippe Decouflé s’attache à construire un langage scénique tissé de nombreux temps : celui vécu, mais aussi celui du rêve, de la marche, du quotidien, du déjà vu, de l’éternel retour… Les éléments de décor et les corps des interprètes sont eux-mêmes inscrits dans le temps, chacun à son endroit. Du ballet classique au cabaret en passant par les danses traditionnelles et contemporaines, Entre-Temps convoque et mêle leurs mémoires chorégraphiques pour magnifier la beauté d’artistes de tous âges. Le spectacle avance au rythme du piano de Gwendal Giguelay, comme à l’époque du cinéma muet ou des premiers cours de danse, et joue sur la simultanéité de différentes temporalités, la répétition-variation, les boucles temporelles, les effets de miroir… Avec cette promenade entre les mailles du temps, Philippe Decouflé célèbre l’extraordinaire pouvoir de la danse.


Trublion il est, trublion il demeurera...Decouflé signe ici une oeuvre singulière en noir et blanc comme au temps du cinéma muet, quelque peu colorisée comme son Mélies adoré, et à l'époque des  5000 doigts du Docteur T s'il fallait se souvenir des références du chorégraphe au 24 images par secondes. Tout démarre comme par magie: un homme assis apparait et disparait à l'envi derrière des panneaux mobiles comme des cartons de film muet sans titre: c'est le lutin magicien prestidigitateur, Dominique Boivin qui s'y colle comme au jeu de cache cache ou "un deux trois soleil". On avance ainsi au cours du synopsis tracé au cordeau, au numéro de magie très construit au millimètre près. Tout chavire et bascule au fur et à mesure des séquences où l'on se plait à reconnaitre les compagnons de toujours Michèle Prélonge, fine et longiligne actrice danseuse aux mimiques désopilantes et pince sans rire: sa rigueur gestuelle venue du fond des ages et de celui du fameux "Jump" de Charles Atlas où une bande de danseurs futurs chorégraphes se jouent des rythmes endiablés du montage caméra: Dominque Boivin et Daniel Larrieu à l'aise les mains dans les poches..Citations pour mieux rembobiner le temps et la danse, effacer les rides tout en revendiquant la beauté de l'âge de ses interprètes fidèles au poste. Pas de nostalgie dans ce déshabillé sobre et discret sans tambour ni trompette de la renommée. Ici le scalpel opère pour trancher dans le vif du sujet: l'imagination au pouvoir pour un divertissement malin, audacieux, félin et espiègle comme la danse de Catherine Legrand imprégnée des geste de Bagouet pour mieux les faire vivre et les partager: elle est tout simplement unique dans son humour et sa vélocité légendaire, dans ces directionnels prompts et vifs argent. Decouflé c'est aussi le bonheur et la joie d'investir le plateau devant et derrière les faux beaux rideaux de carton, les perspectives qui se renversent et délivrent au final l'envers du décor. C'est malin et plein de grâce, de subtilité dans cette écriture tétanique où il suffit d'une perceuse pour agiter ses membres à l'angulaire, pour s'autoriser des gestes dictés par la pensée chorégraphique inouïe. Alors que le pianiste complice égrène son répertoire suranné du bout des doigts, précis en osmose avec cette dictée magique de danse partagée. Si le temps a passé, les mémoires sont intactes et jamais démodées: les phrasés retrouvés du "Petit bal perdu" des "Petites pièces montées" et autres petits bijoux proches du cabaret du Crazy Horse avec ces tutus de plumes de paons qui vacillent sous l’impulsion des mouvements. Un numéro de bâtons de majorette pour mieux évoquer la mémoire d'un circassien converti à la danse et le tour est joué Au final on rembobine le film en tricotant les séquences en plan séquence magistral où tout fout le camp en fuite et petites fugues désopilantes. Et on retourne au bercail sur la planète Decouflé ou "caramba" serait le mot magique pour faire resurgir de la boite les souvenirs bien vivants Et "Abracadabra", tout disparait comme par enchantement. Dominique Boivin le soliste magistral espiègle créature de rêve, les femmes de la foire du Trône, l'époque bénie du jeu et du plaisir de regarder les artistes se mouvoir chacun dans leur corps, à l'aise et plein d'un plaisir contagieux de danser. Un régal inégalé de re-trouvailles désopilantes qui font du bien.L'illusion en figure de proue et tête de gondole pour un voyage au pays des merveilles. Devant et derrière le miroir le "faux" public invité à nous leurrer applaudit et renverse la situation: de quoi s'y perdre dans une mélodie du bonheur avouée.
 
A la Villette au Chapiteau jusqu'au 26 Octobre

mercredi 15 octobre 2025

Marco D’Agostin "Astéroïde" : Tyrannosaurus Rex paléontologue hémérite.


 Pourquoi, dans une comédie musicale, tout le monde se met-il soudain à chanter et à danser ? Ce genre, à la fois populaire et artificiel, révèle une tension entre spontanéité et mise en scène, entre sincérité et spectacle. Dans son nouveau solo Astéroïde, Marco D’Agostin, chorégraphe et interprète italien, interroge cette mécanique avec autant de profondeur que de décalage. Il imagine un artiste venu parler de la chute d’un astéroïde sur Terre. Mais peu à peu, une force étrange s’empare de lui : le mouvement déborde la parole, la voix se désynchronise, le corps dérive. Le spectacle glisse vers un show à la Broadway, avec ses séductions et ses pièges. Faut-il résister ou céder à l’appel irrésistible de la scène ? Déjà accueilli à POLE-SUD avec Best Regards (2021) et Gli anni (2022), Marco D’Agostin poursuit ici son exploration d’un théâtre chorégraphique où le récit se heurte au désir de performance. Quelle forme peut naître de cette collision entre langage, corps et divertissement ?


Italie Solo 2025 


 On le croirait plutôt sorti d'un western, ce performeur soliste tout de beige vêtu, sorte de costume de safari, chapeau de cowboy en tête de gondole, énorme sac à dos sur les épaules: étrange architecture portable carrée pouvant contenir on ne sait quoi, de formes angulaires. Le mystère règne sur ce curieux personnage qui à lui seul va tenir le plateau devant nos yeux intrigués et curieux. Il se présente dans une langue très française ourlée d'un accent tonique qui fait dresser l’intérêt sur le contenu de ses paroles. Plutôt récit, narration que discours sur le métier de paléontologue de l'impossible. Chercheur en diable d'un lexique verbal et bientôt chorégraphique car à la manière d'un Fred Astaire, il bascule d'un mouvement du quotidien à une esquisse dansée foudroyante. Comme le disait Bernard Rémy éminent philosophe de l'image à la Cinémathèque de la Danse, il glisse d'un registre à l'autre pour subitement danser comme un rapeur, un hip-hopeur folklorique, psychédélique: le groupe T.Rex en figure de proue pour ce paléontologue fantoche de pacotille. Les fossiles gestuels sont primaires et de bon aloi pour ce pourfendeur de la science de l'origine de l'humanité. Nous voici donc dans la galerie de l'évolution au jardin des plantes pour façonner un récit, une histoire d'asréroide guidée par la mémoire d'un savant fou encore sage.Le look évoquant toujours ce pionnier du far ouest venu d'ailleurs. Serait-ce la figure réincarnée de Mary Anning, inventeur de la science des fossiles au XIX siècle? Comédie de la vie sur un ton débonnaire, relâché mais dont les tracés choré-graphiques sont stricts et déterminés, tirés au cordeau comme les structures spatiales d'un genre qu'il tente de dévoiler: la comédie musicale. Celle ci atteindra son apogée lors d'un solo en costume pailleté sur fond de cercle de lumière, projecteur focalisant son corps dansant, hachuré par une gestuelle tectonique savante et préméditée.La danse en filigrane du discours, rythmé et captivant. Quand il confie à une partenaire complice en salle, la lecture d'un grimoire scientifique, c'est pour mieux déboussoler et désorienter le public, conquis et fan de ses chansons et de sa voix profonde de chanteur de bel canto , beau chant au timbre et tessiture country!Des ossements, crânes et trophées de Dinosaures pour partenaires de plateau, comme second exosquelette patrimonial d'un héritage bizarre. Et quand la débâcle surgit en ribambelle de projecteurs éblouissants, c'est une curieuse bestiole à six pattes, sabots et platitude arachnéenne qui fait place au corps de l'artiste. Bête de scène manipulée à distance, robot esquissant des pas de danse dans des lumières alléchées.Quel beau voyage sidéral et cosmique pour cet opus singulier, animé par un manipulateur-manipulé digne d'un film burlesque, ou conférence désarticulée, gesticulée à souhait, enthousiasmante à perdre haleine. Ovations d'un public jeune adepte d'histoires de science friction inédite. Un musée zoologique bien vivant aux dioramas comme un décor de camping pique nique de savane plutôt que de lido ou crazy horse, de folies bergères à la Broadway. Cosmic Dancer de t.rex à volonté!.

 

A Pole Sud les 14 et 15 Octobre

samedi 11 octobre 2025

"Prendre soin" d' Alexander Zeldin: grand ménage et coup de balai sur les misérables: l'abattoir ou la bête humaine?

 


Des hommes et des femmes de ménage intérimaires se retrouvent, chaque nuit, dans une boucherie industrielle. Entre les mailles de la précarité, elles et ils déjouent l’aliénation par des actes ordinaires : prendre un café, bavarder, lire des magazines. Le cycle se répète, sans s’écarter du cours normal des choses, jusqu’au point de bascule où ces êtres isolés se rapprochent — trop vite. Avec une sincérité brute et un humour noir, Alexander Zeldin nous raconte les histoires d’une classe invisible dans le premier volet de sa trilogie des Inégalités. Montrant la capacité des gens fragilisés par leurs conditions de travail à trouver le bonheur dans une situation extrême, l’auteur et metteur en scène britannique évoque les premiers moments du désir, de l’amitié et de la solidarité. 

Scène de ménage et balai brosse décapants à souhait

Quand le théâtre s'immisce dans la vie sociale, tente de la reproduire, il transcende sa vocation et fait ici galerie de portraits sidérante d'une "classe defavorisee" décadente, stérile, bafouée jusqu'au misérabilisme. C'est une cireyse,broyeuse, une "bête", machine à nettoyer le sol qui fait la sélection irrévocable d'un casting d'embauche pour des postes de techniciens de surface -de réparation- dans une usine , boucherie industrielle où règnent bourreau et victimes. Dans un décor d'un réalisme troublant, cinq personnages vont prendre la scène et incarner cet abatage social sans concession ni détour. Esther, handicapée, Juliette Speck, soumise victime du  déterminisme et de sa résignation est convaincante, Louisa, Lamya Regragui,la rebelle qui s'insurge contre le sort fait aux démunis, Susanne, Charline Paul,docile victime d'un système qui broie et détruit les âmes sensibles et coupables. Enfin Philippe, Patrick d'Assumçao,le complice collaborateur de cette tribu incertaine, fidèle intérimaire de service qui fléchit, approuve et épouse sa condition, obéissant à ce Nassim, Nabil Berrehil, petit chef de service, tyran ou bourreau à la solde d'un patron fantôme. Le sort de cette famille improbable , travailleurs nocturnes de l'ombre, s'aggrave, s'assombrit de scènes en scènes et propulse une intrigue esquissée, discrète sans coup de théâtre apparent.Tous simulent parfois l'entraide, la solidarité, le partage d'un sort déterminé par l'appartenance à une "classe défavorisée" qui sombre dans la précarité, le vol, le tragique d"une condition fatale. Comment s'en sortir quand on n'en ni les moyens ni les codes? Un survol décapant pour ces scènes de ménage où Monsieur Propre et Madame Denis font la loi , où la cupidité lave plus blanc, où les tâches sont dégradantes. L'humiliation et la déconsidération de ce petit personnel, technicien de surface, nettoyeur de chair saignante est reine et bafoue, oppresse sans cesse. La mise en scène de ces reliefs de vie est franche, nette et la corporalité du jeu des acteurs, soulignée par le travail de Kenza Berrada est convaincante. Les traces et empreintes de son travail auprès des chorégraphes Elsa Wolliaston, Annabelle Chambon et Cédric Charron font irruption dans l'interprétation très physique et mimétique des personnages: le handicap et la soumission d'Esther, la fragilité de la docile et pourtant charmante et dansante Susanne...Tout un panel d'interprétation humaine, vériste et réaliste de cette pièce signée Alexander Zeldin, observateur, au crible de la condition humaine. L'abattoir ou la bête humaine en filigrane pour ce naturalisme sombre et fascinant.Pas de quartier ni de morceau de bravoure dans cette boucherie sociale où chacun veut tirer son épingle du jeu en piétinant l'autre, en abusant de situation désespérée qui condamne chacun à prendre soin d'un lieu emblématique du sacrifice. Sacrifice de l'être humain au profit de la rentabilité, de l'exploitation, du mépris , du déshonneur et de la déconsidération. Chacun pour soi dans ce décor très cinématographique où les machines dévorent l'homme et le rendent esclave consentant du profit. Prendre soin, de qui? De soi, de l'autre malgré la misère et la fatalité? Soin du mécanisme et de la mécanisation de l'organisation sociale qui empêche les relations et les réduisent à un amas de chair déchiquetée de viande de mauvaise qualité pour des produits bon marché..De quoi réviser notre regard sur ce petit peuple opprimé, pourtant plein de poésie autant que de cruauté. Au pays du travail, martyr incarné, les victimes sont au ban de la société. Même la marionnette de service à la solde du patronat devra se coltiner le boulot dégradant pour survivre...


Texte et mise en scène] Alexander Zeldin
[Avec] Patrick d’Assumçao - Philippe, Nabil Berrehil - Nassim, Charline Paul - Susanne, Lamya Regragui - Louisa, Bilal Slimani - Mahir, Juliette Speck - Esther

[Collaboration à la mise en scène] Kenza Berrada
[Scénographie et costumes] Natasha Jenkins
[Assistanat aux costumes] Gaïssiry Sall
[Lumière] Marc Williams
[Son] Josh Grigg

Pour référence au monde du travail, l'ouvrage et la pièce de théâtre qui magnifie ces petites mains et les fait danser devant l'objectif: un corps de balais pour balletomane prolétaire!

 https://genevieve-charras.blogspot.com/2014/11/corps-de-balais.html


 
Au TNS jusqu'au 17 Octobre

lundi 6 octobre 2025

DANCE MARATHON EXPRESS: quand la musique est bonne! Kaori Ito made in japan...Toilet paper..à la Catelan..

 


Kaori Ito TJP – CDN de Strasbourg Grand Est & KAAT Kanagawa arts theater 

Au Japon, les onomatopées sont perçues comme un langage primitif. Dès leur plus jeune âge, les enfants apprennent le son des choses avant de pouvoir les nommer. Ainsi disent-ils « Pota Pota » pour désigner des gouttes de pluie, ou bien « Shin Shin » pour imiter le crissement de leurs pas sur la neige.

Dans cette pièce de théâtre musical, Kaori Ito nous révèle des facettes insoupçonnées de son pays natal. Elle s’empare du récit poétique Les pieds nus de lumières de Kenji Miyazawa, riche en onomatopées, pour évoquer l’amour fraternel et le sacrifice.

Sur scène, huit interprètes extravagant·es participent à un véritable marathon de danse. À leurs côtés, nous remontons le temps et l’histoire de la discographie japonaise, de la pop contemporaine des années 2000 jusqu’aux années 30, en passant par la City pop des eighties et le boogie-woogie d’après-guerre. Au fil de leurs chorégraphies, iels sont tour à tour élu·es puis exclu·es avant de basculer dans un paysage enneigé.

Là, la famille du petit Narao, bien trop pauvre pour nourrir tout le monde, choisit de le sacrifier. Car, au Pays du Soleil-Levant, mieux vaut mourir que se sentir inutile. Soutenu par son frère, Narao fait face à l’inéluctable. Mais derrière ce geste, il n’y a pas une, mais bien deux victimes : il y a celui qui part et celui qui reste, celui qui décède et celui qui porte le deuil. Un rite cruel interprété ici avec pudeur et émotion.


Quand la musique est bonne le plateau s'enflamme au TJP sur la grande scène et l'on y découvre des "tubes" japonais inconnus de notre culture européenne avec joie, curiosité et beaucoup d’intérêt. Pas ethnographique ni folklorique mais bien ancré dans un passé-présent et avenir, chronos en poupe pour redescendre le temps, de nos jours à 1930..Un voyage temporel vécu par de tous jeunes danseurs interprètes en majorité japonais mais aussi coréen, suisse. Mixage, alliance et alliage pour créer un univers, des époques bien campées dans des costumes de rigueur. Au départ, jupettes plissées et chemisiers, en passant par des justaucorps chatoyants, fluorescents, bigarrés, colorés comme cette jeunesse qui s'affole dans des danses de midinettes ou de claudettes japonaises. Danse tonique, joyeuse, flamboyante qui évoque des contenus douloureux autant que romantiques, passionnés autant que nostalgiques. Ceci dans une énergie contagieuse et bénéfique pour le plus grand plaisir de déguster un divertissement de grande qualité, une comédie musicale à la nippone qui décoiffe et rend attentif aux tenants et aboutissants de l'Histoire d'un peuple malmené. Victime ou sacrifié à travers le récit qui se dessine, parlé par les interprètes, bordé des interventions musicales de deux compères aux consoles.


Mais qui combat et se soulève, prône la paix lors de ce cercle très labanien où les danseurs tout en noir évoluent en ronde fédératrice et réconciliante. Un siège de toilette tout blanc, clinique à souhait recueille tel un trône, corps et pensées, trop plein et méditation avec un humour féroce bien décalé.Tel en mouvement le magazine Toilet paper de Mauricio Catelan. En filigrane, un récit qui va prend toute sa place, l'histoire de deux jeunes japonais en prise avec la réalité et sa cruauté. C'est seul sur le plateau, qu'un jeune homme déclame sa tristesse et son espoir. Tout bascule dans la chorégraphie tonitruante de Kaori Ito du désuet au dramatique au fil d'une trame chorégraphique dont la dramaturgie révèle chaos , gravité autant que joie et nonchalance. Ils sont pêchus, habités, athlétiques et performants, empruntant aux divers styles des poses et formes inspirées de capoeira, de danse disco, pop et autre jerk à la nipponne..Bel enchâssement de virevoltes pleines de sens et de conscience sur l'humanité en voie de reconstruction. La musique alliant corps, espace et histoire dans un seul élan: celui de l'originalité d'une tranche de vie méconnue et ainsi réhabilitée pour le plus grand bien de nos mémoires amnésiques.. Un sacre où les élus comme dans notre mythologie se sacrifient et parviennent à transcender la réalité pour basculer dans la légende. Du travail d'orfèvre pour passer à travers les mailles du temps et restituer une authenticité digne d'un cours d'histoire conférence gesticulée haut de gamme. Un marathon orient-express, fougueux, tonifiant et vecteur d'un idéal de combat vivifiant.



Née au Japon dans une famille d’artistes, Kaori Ito se forme très jeune à la danse classique puis à la modern dance avant de devenir interprète pour de grands chorégraphes européens comme Philippe Decouflé, Angelin Preljocaj, Sidi Larbi Cherkaoui et James Thierrée. Elle se lance dans l’écriture chorégraphique dès 2008 à la faveur de diverses commandes (Ballets C de la B, Ballet national du Chili…), dans le cadre de collaborations (avec Aurélien Bory, Denis Podalydès, Olivier Martin Salvan, Yoshi Oïda, Manolo) ou pour sa propre compagnie, Himé, qu’elle crée en 2015. Elle y développe un cycle de créations autobiographiques Je danse parce que je me méfie des mots
(avec son père – 2015), Embrase-Moi (avec son compagnon – 2017) et Robot, l’amour éternel (en solo – 2018). En 2018, Kaori Ito opère un retour à sa culture japonaise se sentant enfin autorisée à se l’approprier. En 2020, elle crée, à partir de lettres adressées aux morts, une pièce pour six interprètes, Chers, et une installation en collaboration avec Wajdi Mouawad et le Théâtre de la Colline, La Parole Nochère. En 2021, convaincue de la nécessité de faire entendre les enfants et leur créativité innée, Kaori Ito crée Le Monde à l’envers, son premier spectacle à destination du jeune public. En 2023, elle est nommée directrice du TJP – Centre Dramatique National de Strasbourg, pour développer un projet autour de la transversalité dans l’art, l’intergénérationnel et l’implication des enfants dans les processus de création. À son arrivée, elle crée Waré Mono, création à partir de 6 ans sur la réparation des blessures de l’enfance. Outre Moé Moé Boum Boum créé avec Juliette Steiner, elle présente, durant cette saison, une création franco-japonaise Dance Marathon Express sur l’exclusion et le sacrifice.


Au TJP jusqu'au 15 Octobtre 


samedi 4 octobre 2025

KKAARREENNIINNAA Charlemagne Palestine Oren Ambarchi Daniel O’Sullivan : indian meditation!

 


Last but not least, pour clore sa 43e édition, Musica invite une page d’histoire des musiques minimales et expérimentales en la personne de Charlemagne Palestine

Accompagné en trio d’Oren Ambarchi et Daniel O’Sullivan, il présente une nouvelle version de Karenina, une de ses œuvres-rituels légendaires. Composée à l’origine pour voix de fausset et harmonium, elle fait référence aux ragas hindoustanis comme à certains chants hébraïques. Un moment de méditation et d’introspection auditive dans un flux musical continu.

Et l'église de se délecter de sons tenus comme des drones voltigeants au dessus de nos têtes...Les musiciens font front, une petite valise ouverte débordant des peluches fétiches du plasticien, venu en bonne compagnie. Un trio soudé parfaitement "accordé" entre des sons électroniques, des voix enregistrées prolongées par celle du violoniste qui à l'aide de son "vrai" instrument rivalise avec les consoles branchées. Étrange formation presque bon-enfant qui déroule ses litanies, sorte de rituel, de petite cérémonie collective planante et sereine , jamais nostalgique dans ses sonorités répétitives et minimalistes. Une belle ambiance parmi le public allongé, méditatif et relax, abreuvé de musique cosmique, fluide et continuel. Hypnotique, saupoudré de teintes sonores colorées comme ces petits animaux en peluche, marottes du concert dans cette valise ouverte qui invite au voyage. Voyageurs non sans bagages comme ces spectateurs qui quittent la salle, coussins à la main, voguant vers d'autres rives... 

 
Charlemagne Palestine

Karenina (1997)

voix, électronique Charlemagne Palestine
guitare, électronique Oren Ambarchi
voix, alto, électronique Daniel O’Sullivan

A ST Paul le 4 Octobre dans le cadre du festival MUSICA 

jeudi 2 octobre 2025

"Último helecho": Nina Laisné François Chaignaud Nadia Larcher : un trio où chacun serait félin pour l'autre. Un humus sonore, terre de danse vocale.

 


Último helecho est un spectacle né de recherches de terrain sur des répertoires populaires et baroques en Amérique du Sud, notamment en Argentine. En compagnie de Nadia Larcher, figure des musiques folkloriques contemporaines argentines, et de six musicien·nes traditionnel·les, Nina Laisné et François Chaignaud poursuivent leur quête d’une performance dans laquelle les expressions vocales et chorégraphiques se tressent sans que jamais l’une ne domine l’autre. À travers des danses traditionnelles telles la zamba, la chacarera ou le huaynos, à travers les corps, les rythmes et des chants aux timbres androgynes transparaissent la culture et la mémoire des peuples opprimés par la colonisation. Un geste de reconnaissance et une célébration souterraine à la croisée des mythologies sud-américaines.

François Chaignaud surprend, dérange, se plait à décadrer, décaler les genres et les disciplines pour mieux cibler son propos:avec la complicité de Nina Laisné il navigue en eaux claires et donne à voir et à entendre une œuvre inouïe. Seul sur le plateau une créature de rêve se love, se meut délicieusement dans des atours fantastiques: faune ou héros d'un Shéhérazade revisité, le danseur fabuleux visite toutes les possibilités de jeu avec un bâton qu'il s"amuse à expérimenté le point de gravité ou d'ancrage au sol. Lente progression ludique d'une danse envoutante, hypnotique, alors que juchés sur un dispositif fascinant, grotte ou caverne étrange et diabolique,trois musiciens ne retiennent pas leur souffle dans des sacqueboutes longilignes. Torsions, grâce et vélocité remarquable émeuvent la danse de François Chaignaud, alors que près de lui, Nadia Larcher chante et nous berce dans des mélodies puisant aux racines lointaines, leur chant nostalgique ou enjoué. Du haut de cette vasque, sorte de fontaine de jouvence agrémentée d'une montée d'escalier en colimaçon, les musiciens, officiants tout de noir vêtus respirent des sonorités vibrantes , oscillantes accompagnant bandonéon et percussions à l'envi.

Les courbes du corps de Chaignaud virevoltent, se cabrent se délectent sensuellement de plaisir et d'audace. On songe à Nijinsky, androgyne créateur de mouvements rétractés, en dedans ou étirés gracieusement à l'extrême. Tous les deux chantent, martèlent le sol et font communion avec les interprètes de ces chants venus d'ailleurs. Les costumes sont ceux d'une galerie de l'Evolution, exosquelettes chatoyants, colonnes vertébrales tissées sur le flan, très seyants: quasi fantastiques, voisins de peau animale colorée, brillante.Les voix se fondent de concert, le décor magnifie une atmosphère sereine, martiale, magistrale icône enluminée chère à l'univers baroque de François Chaignaud. Et c'est flamenco détourné et claquettes fantaisistes qui animent le corps faunesque et félin du danseur: on songe à "Mirlitons" son duo rageur et ravageur où il expérimente bonds, sauts frappes des pieds et pointes flamenco dans une savante chorégraphie. Un peu de tauromachie dans un jeu d'esquive esquissé avec une bribe de foulard flambant et le tour est joué.

 

Des tuniques orangées, votives et sacrées leur sont offertes, chasubles de cérémonie, de messe pour ces chansons de gestes savantes et l'office se continue précieux, savant, aux gestes millimétrés.


Avec brio il arpente la scène, gainé de cuissardes ou guêtres dorées en porte jarretelles, coiffé de pouf ou de couronnes évoquant crêtes d'oiseau ou parures d’iroquois. Et chante de sa voix de contre ténor, épousant la voix chaleureuse et bariolée de Nadia Larcher. Le spectacle est onirique, flamboyant, remarquable bréviaire et codex dansé de toute beauté. La mise en scène et scénographie portent la signature d'une complice de presque toujours, Nina Laisné. "Ultimo helecho", "dernière fougère" serait-ce une ode à l'énergie fossile, à un herbier poussant en terre fertile dans le creuset d'alluvions, de tourbe salvatrice? Et cet humus se fait terre d'élection d"une danse fertile:« Si homme vient d'humus, détruire l'humus revient à perdre notre humanité. » Cette conviction, déjà défendue dans son roman Humus, Gaspard Kœnig pourrait s'y reconnaitre...

Último helecho (2025)

conception, scénographie, mise en scène Nina Laisné
chorégraphie, collaboration artistique François Chaignaud
conseil musical, collaboration artistique Nadia Larcher
chorégraphe associé Néstor « Pola » Pastorive

performance François Chaignaud, Nadia Larcher 

 sacqueboute ténor, serpent, flûte Rémi Lécorché

sacqueboute ténor Nicolas Vazquez
sacqueboute basse, wracapuco Cyril Bernhard, Joan Marín
bandonéon Jean-Baptiste Henry
théorbe, sachaguitarra Daniel Zapico
percussions traditionnelles Vanesa Garcia


Au Maillon jusqu'au 3 Octobre dans le cadre du festival MUSICA en partenariat avec ¨POLE SUD