mercredi 1 février 2012

"Je cherchais dans mes poches" de Thierry Bae: des leurres, du trouble, de la joie.

Non, Thierry Bae n'a "toujours pas disparu", ni terminé son "journal d'inquiétude": le revoilà sur scène avec trois comparses pour une pièce unique, taillée sur mesure à sa démesure. Il est un chorégraphe, discret qui sait conduire ses gestes et ses paroles. Un musicien, pianiste, Benoit Delbecq orchestre ce petit monde de trois danseurs qui égrènent leurs souvenirs, leur " ce que je ne suis pas devenu" avec bonheur et humour, distance et proximité à la fois. Vrai ou faux, peu importe, on se laisse emporter par des récits de corps, des histoires humaines, des contes de fées qui n'ont rien d'extra-terrestre mais qui nous projette parfois dans nos propres souvenirs. Les images défilent sur l'écran de la mémoire, tendu derrière eux et réfléchissent le passé, font resurgir en résurgence, les flux et reflux des gestes incorporés, digérés par le corps, ses strates et la vie qui s'écoule.Tout concourt à nous immerger dans leur univers: la musique, présente, charnelle au même titre que les évolutions des trois interprètes y joue du sien avec malice, s'immisçant dans le chœur de la chorégraphie.Thierry Bae signe ici un petit manifeste de son art bien à lui, un souffle qui n'est jamais court malgré une anatomie toute singulière qui le pousse à vaincre son asthme qu'on aurait pu prendre pour un handicap chez un danseur. Thierry Bae cherche au fond de son âme, de ses poches tout plein de petits trésors que l'on garde précieusement près de soi, sur soi, dans ses vêtements.Et y ajoute un zeste d'autobiographie avec ceux qui l'entourent: Sabine Macher, Corinne Garcia, et Benoit Delbecq. Ils se présentent tour à tour, d'abord suspendus à des cintres d'armoire, comme des marionnettes un peu paralysées par le trac. Puis, les deux femmes se succèdent au devant e la scène, en alternance et offrent chacune de brefs solos très personnels, Sabine, sensuelle, évaporée, nostalgique et très glamour, Corine plus tonique, à la danse hachée, toujours inachevée, stoppée par de petits spasmes réguliers ou envolés.l Sabine chante aussi du Kurt Weill avec beaucoup de sensibilité, de subtilité dans le geste vocal.Alors que notre pianiste s'éclipse pour aller faire une partie de ping-pong avec les techniciens derrière le rideau de scène. La scène est filmée en direct et pleine de dérision et de distance! C'est désopilant et démystificateur. Les femmes revêtent à l'envi les robes de leur jeunesse, de leur vie et ne se dérobent aucunement à leur vocation d'actrice, de danseuse. Leur petit défilé démonstration est plein de charme et touche là où cela parle à notre mémoire, à nos envies partagées.Au final, la danseuse, en robe rouge, traverse et sillonne l'espace, fugitive, emportée par une mouvance aussi fluide qu'interrompue par une sorte de fragilité dans le geste inachevé, suspendu. Alors Thierry Bae se lève, lui qui a assisté, assis de côté à toute la représentation:: avec sa trompette, ilclot le spectacle qui s'éteint sous nos yeux à petits feux.Du bonheur assuré, assumé et transmis généreusement au public de Pôle Sud qui ce soir là lui fit un accueil chaleureux en retour.

jeudi 26 janvier 2012

"Nuda Vita": la danse de la cruauté selon Caterina et Carlotta Sagna

La vie toute nue, toute crue, celle qui "pue" autant que celle qui sent bon la complicité, l'amitié, la solidarité!La voici, la danse parlée, théâtralisée comme jamais on ne nous l'a montrée.
Les voici, les deux "sœurs" Sagna, en résidence "groupée" à Strasbourg, à Pôle Sud pour deux saisons. Un bonheur avoué tant déjà par la présentation de ce spectacle, leur intuition chorégraphique sent "bon" l'inédit, le travail sur la danse et la dramaturgie, le lien avec le tissus culturel maillé depuis longtemps par le réseau "danse" , très dense de Strasbourg. Un programme animé des meilleures intentions pour cette résidence "carte blanche" confiée à la toute nouvelle compagnie "caterina et carlotta Sagna": bicéphale binôme, tandem incontournable désormais d'une danse fléchie et réfléchie, miroir d'un projet commun considérant l'humain comme toute source de création.Ils sont quatre, et le resteront, sans quitter le plateau, une heure durant. Trois femmes, un homme, bien identifiés, revêtus de costumes chatoyants, veste rose, manteau vert, pantalon multicolore et fleuri. Déjà toute une histoire de tapisserie de la vie est contée au travers de ces accoutrements singulièrement joyeux et hors du commun. Un faisceau en carré de lumière sera leur première ère de jeu, pour mieux s'éclater en autant de particules d'espaces par la suite. Une femme à terre se roule, s'enroule, se déploie et par petits fragments successifs, dessine sa mouvance au sol. Les trois autres intrigués vont se réunir et se lancer dans des fous rires compulsifs et régénérateurs. Contagion des spasmes des corps, des voix éructant du beau son!Quatre membres d'une même famille? Peut-être, sans doute si l'on veut bien "entendre" les clins d'œil à une fratrie possible, jetés dans de petites phrases, dans des mots ou injonctions adéquats.Cette petite population, unie autant que désunie va bon train et une intrigue flotte dans l'air, suspend ses interrogations et rebondit à chaque instant. La danse gagne les corps, des jeux de bras et de mains désopilants agrémentent de leur piment visuel et humoristique, ce tableau de famille pour le moins déroutant. L'entente, le désaccord s'y mêlent, la complicité règne cependant sans fard dans ce quatuor à quatre corps à huis-clos pour le meilleur et pour le pire. Cela transpire le bonheur, "pue" parfois la méfiance, la disgrâce: "Avorton", "barges": de ces fiers qualificatifs, notre seul homme se laisse traiter sans crier gare, mais en esquivant les injures. Alessandro Bernardeschi tire son épingle du jeu brillamment, Tijen Lawton est une sirène volubile et gracile idéale, quant aux sœurs Sagna, elles rayonnent de leur singularité: intégrité,souriant détachement espiègle, malice et vire-volte devant la vie et ses petites catastrophes quotidiennes.
On attend avec impatience "la suite" des faits et méfaits des deux créatrices sur le territoire alsacien!
Comme une suite sous forme d'enquête policière, à la quête des bons mots, des bonnes adresses et ressources qu'elles sauront faire surgir de chacun d'entre nous, acteurs ou spectateurs avisés de cette résidence. On ne va surement pas s'y "croiser  les bras!

samedi 14 janvier 2012

"Déambulation hivernale" de Renate Pook: (s)ombres et lumières


"Déambulation hivernale" à Saint-Pierre-le-Jeune à Strasbourg

Une méditation dansée...


"Déambulation hivernale" à Saint-Pierre-le-Jeune
"Va à la rencontre du Wanderer...
Va à la rencontre du marcheur solitaire au cœur de l'hiver...
Passe outre l'immense respect pour un génie créateur comme Franz Schubert
qui, au sommet de son art du Lied,
l'année de sa mort,
compose,
sur les poèmes de Willhelm Müller, son contemporain,
Die Winterreise".

Renate POOK

L'église est prête, sa nef accueillante, ses chapelles ouvertes au dialogue, sa crypte offerte au regard: c'est soir de spectacle à ST Pierre le Jeune. Mais que l'on ne s'y trompe pas, c'est à une ballade chorégraphique, une "visite sensible" que nous allons participer, un petit groupe d'"élus", réunis pour une rencontre, avec un lieu, avec des artistes, avec une femme, danseuse de son état de corps: Renate Pook.Le ton est donné en prologue par notre prêcheur, guide, berger, Bruneau qui pose les règles du jeu. Suivre Renate, des yeux , se laisser mener par son corps, initiateur du chemin.On démarre donc ces pérégrinations par la découverte du statuaire, ce "petit moine" au pied de la chaire. Renate apparait, tout près de la porte, frappe les trois coups. Pas de réponse à sa curiosité: il n'y a personne derrière ce pan de vie mystique. Alors démarre la musique, enchaine la danse. Une petite danse tétanique, aux gestes vifs argent et précis, ciselés, animés d'une vivacité fébrile, comme des électrons libres, tantôt maitrisés, tantôt libérés. Se propageant dans l'espace. Se répandant au sol, aussi, pour évoquer, recroquevillés, la naissance des froidures d'hiver. Elle est vêtue sobrement d'un long gilet de laine tricoté, beige, gris, dont les plis se déploient lors des tourbillons de son corps, comme un éventail à la japonaise, un drapé-plissé à la Myaké,  ou à des origamis...Sa silhouette fine, gracile évolue dans les espaces de l'église La petite troupe la suit, précédée du récitant qui fait étape avec nous sur le bord du chemin, comme une pause, une ponctuation en dialogue avec la douceur ou la fulgurance du mouvement.Renate se pose, gravit l'escalier qui mène au déambulatoire du jubé, se laisse glisser, nous entraine dans la découverte du lieu, par le regard, par l'espace qu'elle y invente à elle seule. Expression angélique parfois, ingénue et tendre d"une jeune fille aux aguets. Terreur ou inquiétude très expressive aussi quand la gravité du chant et de la musique lui inspire respect, recueillement,dévotion. Elle se glisse avec malice dans les travées des stalles, les longues et interminables rangées de bancs, comme dans un labyrinthe, y suit sa fantaisie, change ses orientations à l'envi, Son humeur vagabonde lui dictent les changements, virevoltes et autres revirements.. Elle est inattendue et agace son monde quand, têtue elle cherche à franchir quelques obstacles dressés sur son chemin. Elle se faufile dans la petite foule qui se resserre parfois sur elle, comme un cocon ou une entrave.Les portes, les ouvertures possibles l'intriguent et elle va s'y confondre ou s'y confronter avec tentation, audace et parfois déception.L'architecture du lieu lui offre mille et une portes et sorties, un banc d'orgue pour rêver, une estrade, un escalier, tout est prétexte choisi pour atteindre in fine la dernière chapelle "ardente", puis la scène finale, le chœur où tout s'achève dans le mystère d'une fin consommée. Un chanteur, une accordéoniste vont se joindre à elle au cours de cette chanson de gestes, parcours futé et énigmatique de cette demeure de Dieu et des Anges. On y découvrira des clefs de voute sculptées en fleurs, des chapiteaux aux multiples têtes, des fresques qu'elle effleure au risque de les effacer.... De l'audace, du respect mêlés pour cette visite incongrue, longuement réfléchie et vécue par la danseuse, un mois durant, dans le froid, dans le silence, dans les vibrations du lieu qu'elle nous fait ressentir comme autant de pistes d'un vécu spatial singulier.Le silence revient, fin de partie, la musique, la voix se taisent, tout rentre dans l'ordre: la jeune fille , la femme à longue tresse comme une seconde colonne vertébrale disparait, suspend sa danse, éteint sa mouvance, coupe l'énergie. Plus de martèlement de sol avec les pieds, disparue la danse fendue en tierce, tranchée dans le vif de l'espace. Finies les glissades, les tours de derviches légèrement inclinés vers l'intérieur, les positions de pieds ancrés au sol, le corps qui s'allonge et se tait, au repos.Tout rentre dans l'ordre et les ombres, les lumières raviveront ce souvenir intemporel suspendu à nos mémoires: l'éphémère, le fugitif ne laisseront pas de traces hormis  dans nos cœurs..
Des instants de grâce servis par une interprète, auteur de sa danse qui semble au zénith de sa forme, énergique, solide, forte comme une conviction de vie, de surprise et de rigueur fantaisiste. Gravité, tendresse et jubilation au menu pour cette dégustation chorégraphique sans modération.Effusion, calme, fulgurance, attente, suspension, hésitations, inclinaisons tentations: toute vie y serait résumée. La solitude aussi.La mort, la disparition s'y font présentes, discrètes.
Un voyage d'hiver fondateur.


"Winterreise / Voyage d'hiver"
Musique de Franz Schubert
sur des poèmes de Willhelm Müller,
Enregistrement de 1966,
Dietrich Fischer-Dieskau, baryton
Jörg Demus, piano.

Bruneau Joussellin, récitant.

Une chorégraphie conçue et dansée par Renate POOK.

"Déambulation hivernale" à Saint-Pierre-le-Jeune