vendredi 26 octobre 2018

"Le geste unique": Alwin Nikolais par Marc Lawton Julien Bambaggi


Créateur majeur du XXe siècle et homme de spectacle virtuose, Nikolais fut l'inventeur d'un théâtre dansé original où mouvements, sons, lumières, couleurs et formes sont complémentaires, avec un appel fréquent à l'illusion. Adepte d'une danse abstraite qu'il mit au point dès les années cinquante, il personnalisa le lien germano-américain de la modern dance et excella autant sur scène (où il régna en maître en tant que chorégraphe, compositeur, éclairagiste et scénographe) que dans le studio de danse. Son enseignement, axé sur la triade technique-improvisation-composition, fut en effet très couru et reste d'actualité aujourd'hui. Dans le sillage des "ambassadrices" que furent Susan Buirge et Carolyn Carlson, Nikolais forma en France de nombreux danseurs-chorégraphes comme Philippe Decouflé ou Marcia Barcellos et, comme d'autres artistes de son temps (Wassily Kandinsky, Oskar Schlemmer ; Mary Wigman, Martha Graham..,), sentit le besoin de coucher sa pensée par écrit. Ces textes, qui légitiment Nikolais et le ramènent en pleine lumière, reflètent à la fois sa recherche de pédagogue et ses oeuvres scéniques. Ces écrits, quasiment inconnus du public français, sont ici traduits presque tous pour la première fois et concerneront autant les danseurs, enseignants et chercheurs que les journalistes et les curieux amoureux des arts. Nikolais y fait alterner théorie et exemples concrets, profondeur et humour. Il nous donne une nouvelle définition de la danse, s'appuyant sur les fondamentaux du temps, de l'espace, de la forme et du motion. Ceux-ci sont activés par des notions essentielles comme le décentrement et l'intelligence du mouvement, permettant l'avènement d'un danseur mobile, sensible et autonome qualifié de "métaphorique".

"Pelléas et Mélisande": à la claire-obscure fontaine de Debussy, Monsieur Double Croche et Triolet!



NOUVELLE PRODUCTION À L'ONR Coproduction du Komische Oper Berlin avec le National Theater Mannheim. Drame lyrique en cinq actes. 

Mélisande apparaît de nulle part et une lumière mystérieuse et troublante envahit le cœur des hommes. Pelléas et Golaud ne peuvent résister à cet aimant d'un autre monde. En sa présence, le château isolé du vieil Arkel et de sa famille s'emplit d'une atmosphère saturée de désirs inavouables et de jalousie irrépressible. C’est donc avec le chef-d’oeuvre de Claude Debussy que Barrie Kosky, l’un des artistes les plus fascinants de la mise en scène, invité dans toutes les grands institutions et les festivals les plus prestigieux, fera ses débuts à l’OnR. Franck Ollu dirige l'Orchestre philharmonique de Strasbourg.



Place à l'unique opéra de Debussy, un drame tout en finesse sur un livret de Maeterlinck, une pièce sensible où les caractères des personnages se dévoilent dans ce fameux parlé-chanté, proche du "sprechgesang" mais plus théâtral, moins empreint de "lyrisme" abandonné. Entre Wagner et Schönberg, cette oeuvre est ici servie par une intelligence remarquable de l'écriture musicale et vocale de Debussy.
Loin de ses "mélodies", "Beau soir", "Noël des enfants qui n'ont plus de maison", "Romance", "Paysage sentimental" ou "Rondeau" l'opéra dessine de nouvelles donnes pour la voix: une interprétation, se mêlant à l'orchestre sans le dominer comme souvent dans la tradition du chant lyrique.
Ici, les personnages sont des modèles de diction, où le texte privilégie la narration, les sentiments.



On s'émerveille à être attentif à toutes ces nuances de tempo, à ces fameux triolets qui viennent perturber une lecture fastidieuse  de l'opus.
Ce qui se déroule devant nous, est "musique", fluide, aquatique, fidèle aux thèmes de prédilection de Debussy: l'eau, le flux et le reflux de la mer, la fontaine, la clarté, mais le sombre aussi qui viendra peu à peu envahir la scène et teinter les décors de noir, de profondément mystique. Décor mouvant, tapis roulant ou scène tournante qui fait glisser les personnages, les faire apparaître ou disparaître, tourner en routine, vêtus à chaque fois pour Mélisande, de robes différentes. Comme un jeu de massacre, travelling pressant du déroulement du drame, progressif, en chemin inéluctable.
Les personnages, Mélisande en tête sont touchants, fragiles ou machiavéliques et leur jeu physique transmet, transporte ses énergies variées et multiples Décor,signé Klaus Grunberg, comme une mise en abîme du drame, palimpseste , en poupée gigogne, représentant les phases et facettes de l'histoire qui s'imbriquent les unes dans les autres. Caverne, grotte, fontaine, bord de l'eau, le dispositif, impressionne et menace, met en boite noire comme une métaphore du théâtre dans le théâtre, double cadre, noir, gris, sombre. Un constant appel à la lumière, à la clarté, sourd des bouches des héros pathétiques de ces destins croisés, familiaux qui s'entrelacent. Pelléas, incarné par Jacques Imbrailo est recroquevillé par la peur, ou transi de désir et d'amour juvénile. 
Par amour, par haine ou jalousie: le texte et la prononciation de chaque mot, sur des accents toniques imparables et proches d'un nouveau "slam", ravit et emporte regard et écoute. Mélisande, interprétée par Anne Catherine Gillet, très dansante, est pleine de grâce, de naïveté juvénile, de générosité, de virginité, d'innocence ou de fragilité, face à celui qui se révélera son prédateur, Golaud -i ci Jean François Lapointe- bourreau et tortionnaire de l'âme, manipulateur subtil de sa proie.
Psychopathe étrange digne d'une analyse freudienne - on est proche de l'univers pictural d'un Bacon- où les formes et ambiances transportent dans un monde de métamorphoses psychiques certaines.
Touches sculpturales, plutôt qu’impressionnistes picturales, la musique épouse les corps et inversement: histoire très sensuelle de relation entre partition vocale et orchestrale et attitudes,  pauses, évolutions physiques des personnages sur le plateau. La rêverie des deux amants au bord de l'eau, les inquiétudes au fond de la grotte, autant de passages intuitifs pour un paysage onirique inouï!
La prose toujours "évocatrice" à travers les voix, sobres et efficaces, la musique alors "anti-lyrique" où la diction est un modèle absolu du genre, faite chair, frisson, respiration à fleur de peau. Ralentir, presser, retenir, animer, serrer, élargir le tempo pour le chef d'orchestre, pour que les interprètes s'y  fondent, glissent dans le flux et reflux de la musique. Vagues et caresses des timbres se mêlent à cet étrange orchestre de chambre, imaginaire symboliste, fantasmagorique du drame debussyste. La déclamation, renforçant le sens du récit et son intelligibilité!
Le spectre harmonique au service d'une modernité époustouflante, entre Wagner et Schonberg
On retiendra le jeu merveilleux du jeune Yniold, Gregor Hoffmann, à la voix d'ange : il observe un troupeau de moutons rentrant au "bercail", image de la famille et du cercle consanguin: seul personnage "sympathique" dans cet univers cruel fatidique destin où chacun y va de sa férocité, ou de son innocence. Univers animal où chacun se bat, se défens où se laisser tuer ou mourir...Insolence de la jeunesse aussi face au patriarcat-le père Arkel joué par Vincent Letexier, implacable avocat ou juge de ses âmes fragiles.
Un opéra unique, une mise en scène de Barrie Kosky, irréprochable de musicalité et de respect, de considération pour un opus remarquable que l'on suit de bout en bout, en haleine, en empathie totale avec ces "doubles croches" et "triolets" de Monsieur Croche, un Debussy méconnu aux mouvements de ressacs impressionnants, futiles et précieux: la mer qu'on voit danser à travers les corps en proie à une vivacité mélodique nouvelle et d'une inventivité vocale , performance virtuose des timbres, déséquilibre permanent qui trouble et menace la fixité du monde.

"Pelléas et Melisande"


A l'Opéra du Rhin à Strasbourg jusqu'au 27 0ctobre



A lire aussi :



Après un Franz Schubert qui fait désormais figure d’ouvrage de référence (2ème meilleure vente de la collection), l’année du centenaire voit la sortie d’un nouveau livre de Philippe Cassard : un essai consacré à Claude Debussy (1862-1918). Mêlant les digressions biographiques et l’analyse de l’œuvre, cet ouvrage se présente comme une succession pointilliste de courts chapitres, donnant le point de vue de l'interprète : souvenirs et impressions rassemblés de près de 50 ans de compagnonnage avec Claude Debussy. Il éclaire l’auteur de Pélléas et Mélisande d’une lumière inédite, et très intimiste.


Et lire:

https://www.francemusique.fr/musique-classique/qui-es-tu-monsieur-croche-59099

sur Debussy, Monsieur Croche, critique musical !

mercredi 24 octobre 2018

"Ada, la grincheuse en tutu"


Elle annonce franchement le sujet, Ada : « Je déteste le ballet ».

Sur la couverture, bouche crispée, volontaire, bras croisés et couettes tendues, vêtue d’un tutu rose, Ada, l’héroïne, qualifiée de « grincheuse en tutu », présente un visage peu affable. Tout le récit vient expliciter cette affirmation renforcée par le petit monstre compagnon d’Ada : « elle déteste le ballet ! »

La chambre d’Ada nous renseigne : caverne d’Ali Baba, habitée par un vélo, un monocycle, des bottes de cowboy mais aussi un grand nombre de personnages fantasques ; cette petite fille pourrait bien être un garçon manqué. Pourquoi déclare-t-elle « Je déteste les samedis. » ? Pourquoi l’auteure nous a-t-elle prévenus : « C’est samedi. Ada se réveille de mauvaise humeur. » ? Etrange.


Peu à peu, le mystère se lève. L’auteure illustratrice est du côté d’Ada, et nous souffrons avec elle du léotard « trop serré », du « tutu bouffant qui pique et gratte bien trop ». Le lecteur compatit avec la petite fille qui a mal au cœur en voiture au moment d’aller danser. Elise Gravel accentue le trait et le contraste des visages entre l’air béat (un peu bêta ?) de son père, des autres fillettes du cours de danse, de Mademoiselle Delapointe, et le sien est vraiment drôle. A l’écart de tous, Ada insiste. « Les arabesques, c’est grotesque » sonne comme un slogan. Ce n’est pas facile d’être à contre-courant dans un univers qui se croit bienveillant. Les scènes qui suivent sont hilarantes : les tentatives d’Ada pour se conformer aux consignes, le modèle présenté par la professeure échouent lamentablement. Le trait de l’illustratrice caricature les essais, les positions et s’achève par une expulsion au sens propre comme au figuré de la salle de cours.

Le troisième temps du récit nous transporte dans un cours de karaté. Ada y trouve sa voie, seule fille. Un petit garçon, dans son coin, pense : « Je déteste le karaté ». Un autre livre est possible…

Cette adorable grincheuse pourrait être une petite sœur d’Ada Lovelace, la mathématicienne (l'une des femmes scientifiques célèbres) ou l’une des « filles » (voir le très riche blog d'Elise Gravel) qui illustrent la position d’Elise Gravel : à chacun-e d’être et de faire ce qu’elle (il) veut de sa vie. C’est drôle, salutaire, efficace.