samedi 5 octobre 2019

"Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum" :François Chaignaud, grand prêtre d'une cérémonie , ode à la chair, au chant, à la voix.


La voix est l’instrument du danseur. Le corps est une surface d’inscription musicale. Projet après projet, François Chaignaud déplace et gomme la frontière entre danse et musique. Sa dernière proposition en date, dont il donne la première française à Musica, jette un pont entre les siècles : chanter et incarner la Symphonie des harmonies célestes de la bénédictine mystique Hildegarde von Bingen. Un concert intime et méditatif, entre hypnose et extase, autour de 69 psalmodies grégoriennes composées sur les rives du Rhin au milieu du xııe siècle.

Un proscenium en colimaçon pour estrade, le public assis confortablement au sol, invité à "prendre position" pour ce long voyage initiatique au pays de Hildegarde, navigation rhénane bien de chez "nous" sur les rives du fleuve mythique qui inspira tant d'auteurs, de compositeurs.
Les deux protagonistes apparaissent quasiment nus dans leur plus simple appareil: torse nu, vêtu d'une laine autour des reins, de collant mi-bas, de tatouages et dessins floraux et végétaux, empreintes sur la peau d'un "florilège" déjà musical

Archéologues de la voix, du corps 

 Elle, chignon planté, comme une petite pièce montée, bigorneau, sur la tête, qui lui donne une allure de muse inspiratrice: elle déverse tendrement et religieusement ses notes sur son clavier de bandura, sur ses cordes magiques qui égrènent le son précieusement. Le corps lisse, quasi diaphane, evanescent, le chanteur s'adonne au chant, venu des muscles profonds de tout son corps, de son souffle, colonne d'air maitrisée d'un soutient et maintien remarquables. Sur la peau du monde, le regard lointain, il caresse l'espace, donne de l'air aux cantiques qui se succèdent dans la langue d'origine, par coeur, par corps. Faune gracieux et versatile, volubile créature de rêve d'un monde onirique, enfoui sous les eaux du fleuve rhénan. Son corps tatoué vibre, résonne, la voix chaude et profonde se distille dans l'espace. Peu à peu il se relève, caresse sa muse docile, se cabre, danse, de ses bras immenses à l'envergure singulière d'un oiseau de proie.

Officiants d'un culte, hymne à l'amour courtois, prêcheur par conviction lyrique

 Il se balance dans un halo de lumière; les deux corps des interprètes, sculpturaux, mis en lumière subtilement pour ne rien dévoiler sinon les tensions de la peau qui se fait tissu et toile tendus entre eux et nous: surface de résonance, de toucher incertain ou audacieux dans ce galant dialogue mesuré, distingué.
 Elle le borde aussi, l'accompagne de sa voix chaude, gestuelle à l'unisson, lancinante mélodie votive, délicatement passionnée sans vagues intempestives...
 Puis parmi le public, François Chaignaud opère une déambulation faunesque, sautillante, virevoltante, galvanisée par le souffle, la respiration de son corps: il danse et chante simultanément dans une même émission d'énergie.
Diable au corps, il martèle le sol, tourne ivre de délice, circule parmi les auditeurs allongés, à l'écoute, intrigués ou séduits, bercés par les psalmodies hypnotiques
Chancelant, fragile, discret sans interpeller ni déranger notre espace d'écoute. Sa voix lointaine résonne dans l'espace, plus virulente, insistante: sa prière, sa demande, lui font esquisser quelques pas de danse venus de tradition lointaine, populaire. Son très beau jeu de bras, ourlé, orné de facture quasi baroque, perle rare monstrueuse, fait de son corps un archétype de beauté naturelle, juste rehaussée de tatouages , lutrin de cette partition en prosodie latine: peau-parchemin, palimpseste du temps qui passe et resurgit, exhumé par les deux créateurs de ce spectacle "hors norme", tout genre confondu.Comme une clepsydre qui distille le temps, elle magicienne de la tranquillité, charmeuse et maline complice de cette créature qui la frôle, l'encercle la distrait, respectueux de son espace sonore et charnel. Dans la proximité des corps, toujours, nous frôlant de leur intense présence....

De l'éloge du désir

C'est très érotique, plein de suggestions dissimulées dans texte et gestes: il enveloppe sa déesse, proche, tendre, affectueux, noble et en aristocrate de la précision, la séduit, l’enjôle, la cajole
Pour mieux émettre des sons de voix puissants, affirmés, poids du monde; les bras tranchant l'éther dans cette sérénade amoureuse, intense, expiatoire: le cantique des cantiques en rougirait de jalousie!
 Puis, il se niche dans son alcove, coquillage, écrin en spirale architecturée, comme un exosquelette, carapace , habita de ses créatures fantasmées.

Félins pour l'autre

Charmeur, le chanteur, cligne des yeux, à peine maquillé, vierge et diaphane.
Se délivre de sa pose yoga et accède au sommet de l'estrade, piédestal, podium au sommet des marches dorées. Digne construction d'un Mallet Stevens porteur de résonances architectoniques
La partition rivée au corps, le danseur se propulse dans des temps anciens qui résonnent en méditation charmeuse, ravissante éloge de la beauté, servie ici par deux performeurs hors norme, hors pair
La sobriété sied aussi à François Chaignaud, dans les bras de sa complice Marie Pierre Brébant, madone, piéta berçant amour, douleur, espoir et félicité
Les anges ravis par cette musique vocale, grégorienne, psalmodiée 
Au final, modestes et accueillants, les deux artistes se prêtent au jeu des adieux, juste avant de les quitter, partir avec un dernier regard enchanteur de ce Merlin des temps anciens, de cette muse, Pygmalion de ce compagnon, félins pour l'autre.

Pa-vlova pour rien, ce merveilleux danseur, héritier de Nijinsky !

A la Salle de la Bourse les 3 et 4 Octobre dans le cadre du festival Musica

En sus un très beau texte de Léo Henry, illustrateur bien de chez nous, sur Hildegarde Von Bingen dans le fascicule, fiche de salle du concert !




programme d'après l'oeuvre musicale d'  Hildegard von Bingen Conception  François Chaignaud Marie-Pierre Brébant Chant et danse  François Chaignaud Bandura et adaptation musicale  Marie-Pierre Brébant Scénographie  Arthur Hoffner Création lumière  Philippe Gladieux Création et mise en espace sonore  Christophe Hauser Régie générale  Anthony Merlaud François Boulet Prosodie latine  Angela Cossu   Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum première française

vendredi 4 octobre 2019

"The sea within" de Voetvolk ,Lisbeth Gruwez :Zombie Land. Lesbos ou Vénus.."mères" qu'on voit danser....


Belgique / 10 interprètes / 70' Ce spectacle fait partie de l'Abonnement Parcours Danse  

 Paysage, corps féminins, rythmes et méditation. Lisbeth Gruwez relâche la tension émanant de ses précédentes créations. Au tempérament éruptif de sa danse, elle propose un autre chemin. Tout aussi vive et intense, cette nouvelle pièce chorale et magnétique invite à relier chaque geste en un mouvement libérateur. Après trois pièces consacrées au corps extatique, Lisbeth Gruwez change de cap et s’absente du plateau. Son nouveau défi : chorégraphier pour un groupe d’interprètes féminines. Selon l’artiste flamande – déjà accueillie à POLE-SUD avec plusieurs créations : It’s going to get worse and worse and worse, my friendLisbeth Gruwez danse DylanWe’re pretty fuckin’ far from okay – The Sea Within est un nouveau rituel conduit par une communauté de femmes, « aussi sensuelles et fortes que la fleur de lotus qui symbolise l’union ». Ainsi la danse opère un retour vers les dimensions multiples de la nature avec ses cycles, ses éléments, ses mondes organiques et leurs mouvements. Synthétiseurs minimalistes et jeu musical pimenté contribuent à la création de cet univers qui touche les sens et fascine. Souffle, méditation, peut-on aussi danser l’instant ? C’est ce que proposent Lisbeth Gruwez et ses complices, invitant le public à flotter avec eux, entre puissance et vulnérabilité, au gré de nouvelles émotions.

Danses carnivores

Sur le plateau nu, sol moquetté rosé, chacune apparaît animée de mouvement reptilien, éloge de la lenteur rivée aux corps Sur fond sonore de musique "sylvestre" remplie d'oiseaux, les corps offerts, ouverts, tee shirt de couleur pastel et slip boxer noir....Une langueur mélancolique, nostalgique, une sensualité sourdent de leurs gestes répétés,
De solides et plantureuses créatures, androgynes ou faisant basculer le genre, côté féminin, côté masculin, selon les humeurs. Terrestres, architecturées comme des êtres nés au monde, jambes écartées, colonne vertébrale déroulée. Sculpturales, animales, avec des en dedans simulant folie, enfermement, replis, cheveux défaits, muscles saillants d'athlète Ce gynécée de fortune, communauté femelle respire, ondoie, groupe frontal respirant sur fond de musique évoquant démons et marées, en vagues contagieuses. A la Laban, ou évoquant les danses solitaires de Isadora Duncan.
Elles semblent souffrir ou accoucher, chacune matrice, utérine au son du vent, bourrasque qui se lève, les fait osciller dans une communion étrange
La meute est solidaire, celle qui s’effondre est retenue, rattrapée par ses sœurs de chair: comme des zombies solitaires aussi qui errent dans l'espace et se retrouvent pour mieux agir, dévorer.
La propagation des mouvement s'installe ou fuit en jets d'énergie contagieuse. Des petits groupes se font et se défont à l'envie, mêlée, mélange, maelstrom de corps charnus, érotisés dans la tempête ambiante. Cataclysme où tout s'accélère, battements de coeur au poing
 Bourrasques et murmures aux lèvres dans une disgrâce, introversion schizophrénie feinte et mimétisée pas toujours de bon aloi
Ca dérange, déstabilise, agace parfois tant on est proche de la vulgarité, de la "laideur" ou de la pornographie.
Qui sont-elles ces femmes possédées dans le désordre de la folie ...?
 Une splendide diagonale de "fou" se profile, alignée comme une "cène" à la David Lachapelle
Danse matriarcale, utérus et matrice comme caverne et secret de cabinet de curiosité humaine.
Reine des termites qui grouillent, bavent, déversent une mollesse certaine, fluide , l'une surgit en figure de proue sur le radeau de la Méduse en perdition: qui gagnera sa place hors de ce magma compact qui bruisse et d'où sortent des créatures à la Jérôme Bosch..? Mollusques épris de ralentis , d'ennui ....
Des confrontations en ligne de combat, panique architecturée, danse de folles, allumées, sorcières possédées, portées par une musique poussée à fond, terrifiante, en proie à la peur..
 Spasmes, cris démence pour une cérémonie expiatoire, libératrice.
Danses de pin-gouines, Lesbos veille au grain, Vénus se protège, menacée...Apollon exclu, définitivement de ce gynécée étrange
 Épidémie de danse en transe vaudou, film fantastique ou d'épouvante, d'horreur tant les mimiques, les langues pendantes ou les corps écartelés sont sur joués en plaintes et gémissements sourds.
Indécence et provocation au corps, les femmes se tâtent le corps en simulant la douleur, cruelles, se disputant la place au soleil ou plutôt à l'ombre de leurs visions démoniaques .
Vers une rédemption incertaine, un cercle mouvant se forme, animé par ces corps consentants, épris de lenteur, de mouvements langoureux qui collent et adhèrent au sol en ronde, amas mouvant qui se tord, se love.
Comme des sauvages elles jaillissent du groupe compacté, les regards halluciné, hagards
La plastique des corps dansants, brute, non canonique, muscles saillants, fesses rebondies, slip baillant sur les peaux dénudées.
Elles errent en perdition, les mains et doigts crochus, comme des plantes carnivores gavées de suc, mouvements désordonnés de personnes déséquilibrées, entravées, "empêchées", introverties, autistes...
Cour des miracles, , butoh esquissé, détourné danse ravagée, déjantée, ironie et sarcasmes non dits.
Impudique chair triste , vaudou marabouté, en chorale christique, on ne sait où aller sinon dans la fosse aux lionnes..
Mais le sacrifice en vaut-il la chandelle.

A Pôle Sud les 2 et 3 Octobre


jeudi 3 octobre 2019

"Les automates de Descartes" : courts circuits, prises de risque et magie des mécanismes !


Omniprésent dans notre quotidien sous des formes diverses, mécaniques ou numériques, l’automate suscite au moins depuis Descartes de vives inquiétudes : par quelle obscure magie est-il habité ? Saurons-nous le reconnaître lorsqu’il se sera imposé à l’humanité ? Finira-t-il par nous remplacer ? Un concert de musique de chambre mis en scène, entre illusion et réalité, observation et expérimentation, où les quatre corps de musiciennes-machines du quatuor Impact se glissent dans les habits de bien étranges créatures musicales…
en coréalisation avec Le Point d’Eau, Ostwald le 2 Octobre dans le cadre du festival Musica

Une femme au violoncelle, immobile attend que le oublic se rassemble en salle, seule, cheveux blonds platine, frange, et visage impassible. Elle semble seule à faire résonner son instrument... De sons répétitifs, comme enregistrés et reproduits, diffusés en boucles, en différé. Leurre puisque ce sont ses trois acolytes dissimulées derrière un rideau qui reprennent le ton! L'oeuvre de Alessandro Perini Les Automates de Descartes (2015)   se borde d'un très bel éclairage orangé qui isole l'instrument; les crissements des cordes invisibles autour d'elle sont autant de murmures, de coups de téléphones mobiles, comme des langues sonores qui font soudain irruption dans le décor!
Les visages sont pétrifiés, immobiles, un dialogue question-réponse s'installe entre les quatre interprètes sur fond lancinant de musique.Des mouvements brefs et saccadés de leurs têtes, nuques rythment le tout; les cheveux s'animent, perruques platine ou bleutée: le tout mis en mouvance par Johanne Saunier, chorégraphe et ex danseuse de Anne Teresa De Keersmaeker..Le rythme dans le geste! La musicalité au corps-raccord.

Alexandros Markéas et ses "Obsessions "(2005)   succède à ce quatuor de femmes pour une poétique de l'illusion, de la mécanique répétitive ou du jeu de soliste.

Simon Steen-Andersen avec "Study for string instrument #1" (2007)  prend le relais, partition graphique par excellence où la virtuosité s'allie à la distance de l'humour, la chorégraphie des mouvements renforçant l'idée de mouvements mécaniques, tétaniques, robotiques.

Natacha Diels avec " Nightmare for JACK" (2013)   revient vers nous avec une oeuvre très plastique: les archets des violons prolongés et doublés par des leds lumineux dans un nuage de brume qui fait apparaitre les visages, bordent les mimiques, prolongent les sourcils..Vision féerique d'un tableau musical, en apesanteur, visages médusaux de femmes de l'air, légères et sans corps!


Enfin c'est en compagnie de Simon Løffler avec "b" (2012)  que se clot ce concert des quatre femmes dans le temps, comédiennes, danseuses et musiciennes hors pair
Les visages masqués par les partitions suspendues, les trois femmes, assises jouent avec l'électricité, ses sons étranges: jeu d'interrupteurs, in et out, bruits blancs et néons tranchants: le courant passe, électrisant les corps qui se débattent avec les transmissions de courant! C'est drôle et étonnant: les gestes, comme au club de gym ou de fitness, mécaniques et tressaillants, animés d'une énergie électrisante à souhait! On craint le court circuit, les plombs qui disjonctent avec nous.

En bleu de travail dans un univers de boite à musique ou d'usine laborieuse, les quatre interprètes s'adonnent avec bonheur à un jeu de dupe musical, mécanique perpétuelle, brouillant les pistes.



Les Automates de Descartes est un projet de Julia Robert, porté par la Compagnie Leidesis.
Coproductions et résidences Théâtre de Vanves, La Muse en Circuit, Fondation Royaumont, Föreningen Svenska Tönsattare.
Ce projet a reçu le soutien de la DRAC Île-de-France, de l’ARCADI Île-de-France, de l’ADAMI et de la Spedidam.

Quatuor Impact
Violons  Wu Szuhwa Irène Lecoq Alto  Julia Robert Violoncelle  Anaïs Moreau Direction artistique  Julia Robert Regard extérieur  Johanne Saunier Lumières  Baptiste Joxe Son  Clément Lemêtre