jeudi 6 février 2020

"Petits pas" de Ambra Senatore: à pas de sénateur, âppat de géant ! !

Ambra Senatore / CCN de Nantes
© Bastien Capela La danse d’Ambra Senatore fait la part belle à l’humain. Elle laisse place à la fragilité, au partage et à l’humour. La danse d’Ambra Senatore fait la part belle à l’humain. Elle laisse place à la fragilité, au partage et à l’humour. Petits pas ne déroge pas à cette loi du cœur et franchit la porte des écoles maternelles pour retrouver les enfants le temps d’une courte pièce. Magie des gestes et des mots, ici les histoires se racontent en mouvement.
Les spectacles d’Ambra Senatore s’inspirent de la vie. La chorégraphe aime lui voler ses gestes simples, s’inspirer des mouvements du quotidien, puiser dans les détails de la réalité. En les intégrant à ses pièces, elle les déplace et opère des effets grossissants. Dans sa danse, ils deviennent des matériaux, des situations, des univers.
Cette façon de faire est pour la directrice du centre chorégraphique national de Nantes l’occasion d’entretenir une proximité avec le spectateur : « alors ce qui se passe sur scène résonne en chacun comme quelque chose de familier où l’on peut déceler des décalages, une certaine dérision».
Dans Petits Pas, la parole et la danse font bon ménage pour ouvrir l’imaginaire, jouer avec les mots et les gestes jusqu'à l’absurde. Emmenés par deux interprètes, histoires et mouvements s’entrelacent avec malice. Après la pièce, premier volet de ce programme décliné en trois temps, un moment est consacré aux échanges avec les enfants. Il est suivi d’un atelier conçu sous forme d’exploration dansée.

France / Duo / 1h / Tout public + 4 ans

Accueil chaleureux ce matin à Pole Sud, au studio pour un petit groupe d'enfants. C'est Vincent Blanc qui donne le ton et démarre quelques pas de danse, se mesurant les pieds à ceux des enfants, faisant le funambule à reculons. Tâtonne le sol, se "mesure" à lui, alors que dans l'espace se glisse sa partenaire, Nolwenn Ferry, comme un ricochet d'énergie: grimaces, secousses dans tout le corps, nettoyage du dehors, chute et digressions multidirectionnelles. Sauts et virevoltes, ils s'attrapent, s'amusent et nous livre une petite leçon d'anatomie où les aisselles deviennent ventre et le désordre s'installe vaillamment pour confondre et déstabiliser les acquis conventionnels: la danse est permissive, alors on en profite pour que le ventre soit silence, l'épaule, amitié pleine de poils !
Danser, aspiré par l'oreille, le coude emporté dans une autre direction...En baskets qui crissent sur le sol.Une girafe en torticolis, des histoires qui s'inventent sur des bases de mémoire collective: loup, grand mère mais sans chaperon rouge: tout le monde s'y retrouve, légèrement déplacé, décalé du savoir.
Les danseurs "nomment" les membres dans une poésie singulière, donne corps à des images, des sons et reprennent en reprise et répétition, des gestes déjà exécutés.Comme des pièces d'un puzzle à construire, dans une syntaxe vive, chorégraphique et verbale.
Morceau de choix que cette surenchère de numérotation d'éléphants qui rythment les intentions musicales. C'est drôle et décapant, inventif et ludique, accessible sans être dans un discours didactique ni pédagogique. La danse pour ce qu'elle est: expressive, sensible, singulière.
Pour continuer les bienfaits de cette rencontre qui n'a rien de consumériste, au contraire, les enfants dialoguent, expriment ressenti et effet de surprise:"participer avec le corps tout ouvert", inventer des histoires jamais entendues, : celle d'un motard qui trébuche sur ses cheveux trop longs et tombe chez le coiffeur! Ou cette jeune fille qui arrête la guerre en chantant. Absurde, surréaliste en diable, incongru !
On joue à se tromper, à s'interroger sur le vrai, le faux.

Début d'un atelier de pratique où tous en ronde on fait l'arbre, planté, campé où le vent se glisse sens dessus dessous, où les branches se relient: le vent se lève et tout s'ébranle, les enfants le vivent et quand l'arbre change de jardin, c'est bien parce qu'il n'a pas de "racines" mais des rhizomes communicants.On ventile "rigolo", on rétrécit, on pousse à l'envers en rebobinant le film, on hiberne et ça repousse sur une partie du corps. Plein d'imagination et de pistes de possibles pour les jeunes pousses de danseurs en herbe !
Une histoire collective se tisse au fur et à mesure, secret de fabrication de composition instantanée de danseurs professionnels, s'il vous plait !
Au final, c'est "l'histoire d'un singe qui mange du sable et tous les trucs jaunes dans une camionnette": un vrai cadavre exquis à la Breton !
C'est "votre danse" raconte Nolwenn Ferry avec délicatesse et tendresse, beaucoup de respect et considération pour ce jeune public déjà sensibilisé à d'autres formes d'expression que l'aprentissage "classique".
Puis, on enlève les mots et à la manière d'Odile Duboc, on garde la mémoire de la matière, comme des sensations corporelles intégrées, appropriées.
Du très beau travail qui au finale engendre une "grande danse" en ronde où tout le monde se fait face sans rien se cacher !

A Pole Sud le jeudi 6 février



mercredi 5 février 2020

"Multiple-s": la bande à Salia ! Des entremets tissés, passeurs de rencontres rituelles.

"Multiple-s" de Salia Sanou
Scène tournante....
Les retrouvailles, les rencontres plaisent au chorégraphe qui se livre ici à un triptyque, réunissant autour de lui, trois personnalités qui lui sont chères ou devenues complices de parcours artistique
Dans un décor fait de grillages, panneaux qui circulent, frontières ou confessionnal...

"De beaucoup de vous" de Germaine Acogny et Salia Sanou en est l'ouverture: deux joyeux lurons se retrouvent et échangent leur gestuelle sur une scène tournante qui les fait perdre la tête mais garder les pieds sur terre. Doigts tendus en point de fuite ou de fugue comme la musique qui se distille, baroque revisité, entrechoc des époques et des cultures, ils dansent, complices.Balade, poursuite, promenade même avec sa canne, sa troisième jambe, Germaine Acogny mène la danse, prend le dessus des consignes et références....Une petite comédie musicale les rassemble, comme deux Fred Astaire métissés ! Ca can6cane, ça se traque en jeu d'enfants cachotiés derrière les portiques mobiles.La chorégraphe, toujours jeune, au visage lisse et enjouée se rit des postions classiques, de son compère "colonisé" par des gestes d'ailleurs et c'est un régal d'assister en direct à leur complicité. Tout en couleur orangée, comme deux moinillons de temple! Elle scrute la danse solo de Sania en maitre de ballet affublée de sa canne comme dans un tableau de Degas.Tandis que Salia saute, bondit, trésaille, elle fait une petite démonstration de toute l'envergure de sa gestuelle, des épaules, du cou, de la tête. "Places toi" pour mieux jouer, danser, mimétiser et "obéir aux codes qu'ils ont appris, colonisés par les influences Mais la danse de Germaine est bien "contemporaine", plus qu'africaine et Salia lui laisse toute latitude quans sur la planque tournante, en poses figées, immobiles, les deux corps, se livrent comme des sculptures en ronde bosse et chavirent....Pour laisser place à la deuxième protagoniste de l'histoire...


 "De vous à moi" réunit le chorégraphe et l'écrivaine Nancy Huston et fait figure plus sérieuse, plus froide, le danseur accompagnant les récits évoqués par l'auteure-femme tout de blanc vêtue  C'est le vent, le sirocco qui se lance dans l'espace à travers son récit sur un ton rythmé, martelé, lu de façon très pudique, effacée. Il lui donne la réplique en manipulant les feuillets de ses textes, comme un masque, comme un éventail Enfermée derrière les deux pans de grillage, jalousies de volets ou frontière, elle le regarde danser Plus figée et distante, elle  parvient cependant à entraîner dans la ronde son compère plus lointain sans  pétrifier la représentation de mots, de verbe, de textes brefs et percutants.


Passe ton Bach d'abord !
Toujours présent Sébastien se fait chahuter par les uns, les autres, entre tradition baroque et interprétation contemporaine, Bach surveille son petrit monde en fugues et dérobades stylistiques du meilleur effet: comment aussi "passer", transmettre, les notes de ce génie de la composition, face à la danse...?

"Et vous serez là" réunit Salia Sanou au pianiste-chanteur Babx et cela refait surface, fait mouche: chanson à texte, complicité , l'un énumérant le territoire de l'autre sur le tabouret du pianiste dérobé par Salia: une séquence charmante où David Babin se révèle bon danseur comique et malin, discret et musical à souhait Salia Sanou se délectant de sa musique pianistique partagée. Gestes inspirés du chorégraphe soliste se livrant à de belles échappées sur la musique live, rien que pour lui ! Il court, il tourne et les quatre viennent se rejoindre au finale, légère sarabande frontale, valse à deux, charmante et joviale...

Un face à face qui ne tourne le dos ni à la tradition, ni à la création pour avoisiner comique de situation et sensibilité de mémoire commune.En mouvements perpétuels !

A Pole Sud les 4 et 5 Mars

"L'Eden cinéma" : route barrée ! Mère démontée...sans concession ...

L'Éden Cinéma

   Texte Marguerite DurasMise en scène Christine LetailleurAvec Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust
L’Éden Cinéma de Marguerite Duras est une réécriture pour le théâtre d’Un barrage contre le Pacifique. Deux adultes, Suzanne et Joseph, y racontent la vie de leur mère depuis son arrivée en Indochine en 1912. À travers l’histoire du combat de cette femme, qui voit tous ses efforts ruinés par la corruption de l’administration coloniale, c’est aussi leur enfance qu’ils revivent. Pour la metteure en scène Christine Letailleur, cette oeuvre autobiographique est un voyage dans la mémoire revisitée, un retour aux prémices des désirs charnels, ainsi qu’un puissant réquisitoire contre le colonialisme.


Histoire de famille, mais à la "Duras", tendre, cruelle évocation d'un destin où la "mère" va reprendre ses droits et délivrer son "histoire": fable ou conte, récit dialogué d'une destinée hors pair, dans un "pays lointain" où les lois, us et coutumes, font plier les humains devant d'autre horizons: fléchir mais ne pas se briser. Cette "mère", propriétaire spéculatrice des "terres" salines, "concessions" à haut risque que l'actualité géopolitique peut faire basculer du meilleur au pire. Comment cela affecte les uns, les autres, ses deux enfants, nés d'un mariage inconnu, ses deux êtres fusionnels face à l'autorité naturelle d'une femme seule face à son "exil". Deux créatures fragiles en proie à la verve, la dureté de leur génitrice, pas vraiment docile, bien ou mal "lotie" par ses terres conquises: des concessions, marais salants du Pacifique, eaux dormantes qui ne manquent pas de sel, pimentées par ce grain à moudre: la fatalité des destins, celui de la mère inflexible Annie Mercier, dure et sans "concession" pour ses enfants bien ou mal nés Pas vraiment pacifique l'ambiance sur le plateau, éclairé minutieusement par Grégoire de Lafond: décor amovible, écran de cinéma tendu sur la toile du désir.On flotte avec eux dans les va et vient des affects de l'âme, lors de situations complexes qui mettent en jeu, filiation, fratrie, étranger...Tous tendus, émus par une mise en espace, discrète et opérante, les corps se déplaçant à l'envi sur ce territoire géopolitique, kinémato-graphique.
Bien ou mal "lotie", propriétaire de "concessions" spéculatives, la Mère règne en despote et se venge d'un destin bousculé par l'actualité politique...
Annie Mercier en femme vieillissante, poudrée de souvenirs qui collent à la peau et lui donnent l'aspect d'une revenante bienveillante sur les traces de ce passé exotique, colonial dévoilé.Très belle prestation d'actrice confondue, sans concession si ce n'est que d'avoir fait céder les parois d'un barrage, crevé, déchiré par les eaux agitées du colonialisme
Les autres, frère et soeur adhésifs, toxiques, errent dans cet univers étrange où un homme richissime se targue de posséder des voitures de rêve qui font trembler de joie  Suzanne, possédée par son charme...Mr jo, séducteur et crooner qui fait de sa proie une victime consentante d'une valse rêvée..Valse à la Duras où les corps s'étreignent, "ravis" par le désir et l'amour, la tendresse aussi.
Ambiance surannée de temps jadis quasi effacés qui revivent ici sur le plateau, écran de cinéma où voix off et hors champs s'amusent à traquer le temps et attraper l'immortalité, l'éternité...Une chaise vide pour épilogue qui songe à tout ce qui s'est passé sous nos yeux deux heures durant: un récit dialogué, pas si pacifique que cela où colonialisme et dureté, fatalité ou destin contrarié s'entrelacent, s’emmêlent et travaillent une tension-détente remarquable; on vibre en empathie, on frémit comme eux au seuil de la jungle dans des bruitages évocateurs de mystère, d'exotisme. Le piano en prologue pour nous rappeler que l'écriture de Duras est aussi celle du "modérato cantablilé" toute en nuances, timbres et retenues, rythme et composition savante de mélodies de l'amour..Qui va piano, va comme elle inventer les meilleures recette culinaires du théâtre vivant !

Christine Letailleur a adapté et mis en scène des textes de Sade, Wedekind, Houellebecq, Platon et a participé à faire redécouvrir Hans Henny Jahnn, Léopold von Sacher-Masoch, Yánnis Rítsos, Ernst Toller. Elle retrouve ici l’écriture de Marguerite Duras − elle avait créé Hiroshima mon amour en 2009. Les spectateurs du TNS ont pu voir Les Liaisons dangereuses de Laclos en 2016 et Baal de Brecht en 2017.