mercredi 29 septembre 2021

"Trust me tomorrow" de Verdenstaatret: explorateurs, orpailleurs du son hétéroclite! Machin, machine à broyer la pierre !

 


Entre pénombre et éblouissement, immersion et introspection, le collectif norvégien Verdensteatret nous entraîne dans une expérience aux limites de la perception. À travers un vocabulaire de formes géologiques, organiques et animales, Trust me tomorrow transforme la scène en dispositif de spéculation sensorielle : chauve-souris, taupes, crustacés des grands fonds et poissons troglodytes, serpents et araignées du désert… et si comme eux, nous qui sommes tout autant aveugles à notre environnement développions des capacités hors norme, telles l’écholocation ou la sensibilité au magnétisme terrestre ? Que verrions-nous ? Qu’apprendrions-nous sur le monde et l’inframonde, le présent et le futur ? 

Dans le noir de la petite salle résonnent comme des sons discrets de cor de chasse ou de vaches qui meuglent...Place au film et images vidéo: des pierres , un univers minéral s'y impose avec des bruits de caillasses froissées, des déchirures qui frissonnent, des bruits d'avalanche dans un chaos sonore et visuel impressionnant.Autant d'images-lumières diffractées pour brouiller les pistes des sensations en prise avec le virtuel. Une trompette pour souffler sur l'ensemble.Sur le plateau une forme noire indistincte, dolmen dressé ou météorite échoué sur fond de son de grillons lors d'une accalmie bienvenue.Nuées d'hirondelles ou d'étourneaux...D'autres sonorités peuplent cet univers décalé: des baguettes qui percutent dans l'obscurité d'une grotte qui goutte à goutte, son sur le bout des doigts et malaxés dans une terre battue noire.Le petit orchestre déglingué est installé au coeur de cette usine à sons; autant d'objets incongrus: sculpture de plumes qui frotte un socle, cavernes lumineuses qui semblent miroir réfléchissants...Machines infernales à la Tinguely en accord avec de très belles icônes vidéographiées:sur trois surfaces, les formes de paysages de dunes se métamorphosent, en gris teinté de blanc neige.Merveilleuse atmosphère étrange et fascinante que ce bric à brac artisanal, récupération en tout genre: des sculptures qui semblent grincer comme des girouettes dans le vent Ce laboratoire incertain fourmille et grouille de propositions sonores riches, à partir de trois fois rien. Cela fait mouche et cet atelier de tous les possibles envoie en crachin des éclaboussures de lumières venues d'instruments à vent..Des sculptures en plumes d'autruche pour le falbala! Quand une vielle à roue fait irruption dans cette ritournelle de sons qui tournent et avancent comme ces dunes qui se déforment sur les écrans.Dessinant des paysages multiples qui se diluent.Corps et graphie des images autant artisanales que sophistiquées.Explorateurs de sons, bricoleurs d'instrument comme en papier mâché recouvert de blanc pour mieux capter la lumière dans le noir Cette séquence est splendide, telle des néons à la Martial Raysse, qui s'animent en partition graphique stroboscopique. Tels une ossature qui se balade, suspendue dans les airs!Un univers étrange que l'on peut découvrir sur scène à l'issue du spectacle, comme une fabrique, un chantier arte-povera de la musique simple qui semble couler de source! 

—spectacle crée par le collectif Verdensteatret
avec Niklas Adam, Magnus Bugge, Ali Djabbary,
Janne Kruse, Elisabeth C. Gmeiner, Asle Nilsen,
Laurent Ravot, Espen Sommer Eide, Martin Taxt,
Torgrim Torve

création française

Au Millon le 28 Sptembre dans le cadre du festival MUSICA

mardi 28 septembre 2021

"Forêt": cercles et cycles des arbres qu'on abat!

 


Imaginé lors d’un voyage au Brésil, entre la lecture des Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss et l’élection de Jair Bolsonaro, Forêt est une traversée, le passage onirique d’un lieu à l’autre. Franck Vigroux y fait vaciller les formes sonores et visuelles entre leurs états organiques et numériques, illustrant ainsi la fusion des régimes symboliques humains et non-humains. Sur une partition audiovisuelle d’une grande intensité, la performance chorégraphique d’Azusa Takeuchi affirme poétiquement les vertiges de l’amalgame natureculture : s’extirper de l’écosystème sans jamais y parvenir – être envahie et se laisser envahir.

C'est un plongeon vertigineux dans l'image synthétique et virtuelle, un abime fulgurant de sonorités étouffées, vrombissantes ininterrompues.Comme une sorte de nymphe de vers de bois, une créature hybride se répand au sol et se réfléchit sur l'écran En noir et blanc grisonnant, les icônes changeantes se métamorphosent, la chrysalide enfle et se diffracte en autant d'anneaux, de cercles de cicatrice d'arbre tronçonné, abattu; des bruits d'engins meurtriers se dessinent: scie, hache, tronçonneuses...Les sculptures vidéographiques révèlent alors une sorte de fagot de branches, de nid vivant qui bouge, animé, manipulé par un corps qui l'habite.Le coeur de l'arbre circulaire évoqué se fend pour accoucher de cette créature hybride, entre hérisson, oursin végétal dans cet environnement sonore quasi hostile tant les fréquences et décibels sont omniprésents. La bestiole, porc et pique se love dans des postures digne d'un butô lent et fragile qui déroule postures, attitudes et gestuelle ramassée ou déployée selon le rythme ou l'intensité du flux sonore. Esthétique parfaite entre corps et graphisme de termitière en évolution et battements de coeur profond, assourdissants.Les brindilles s'agitent et parcourent l'espace scénique, agitées dans un bouquet fébrile vivant sous les impacts du corps de la femme à demi nue qui les fait vibrer.Nue sous sa carapace de danseuse de bâtons qui se cabre, s'arc-boute, se plie sans rompre...Le bois est solide et touffu!Elle implore telle une sculpture de Camille Claudel, prière votive ou capitulation devant le sort d'un tronc défait de sa vie végétative...La lumière révèle et sculpte le corps à la renverse qui s'offre aux dieux sylvestres.Parure de cheveux de lionne en poupe, la femme-arbre se contorsionne acrobatique, tendue, offerte.Un immense arbre apparait à l'écran, fantôme ou vestige de carbone compacté, gris souris, corps et matrice de vie, de mort. L'image se rétrécit se métamorphose et abrite un "arbrorigène" à la Ernest Pignon Ernest dans une origine du monde qui s'écartèle, s'ouvre et accouche d'un fœtus recroquevillé.Comme dans une BD en 3D, le décor graphique est onirique et fantastique: trois fagots suspendus s'élèvent alors qu'une rangée de six néons bordent la plateau comme six allumettes incandescentes. Une oeuvre qui surprend, hypnotise, renverse les codes du spectaculaire pour un univers impalpable, irréel, spectral de toute beauté. Azusa Takeuchi, muse d'un Franck Vigroux ingénieux ingénieur de sons et frissons sidérants et  Kurt d'Haeseleer en magicien d'images prolixe!

direction, conception, musique Franck Vigroux 
performance dansée Azusa Takeuchi 

création costumes, objets | Margo Duse
création vidéo | Kurt d’Haeseleer
vidéo générative | Antoine Schmitt
lumière | Perrine Cado
conseil dramaturgique | Michel Simonot, Philippe Malone

Au Théâtre de Hautepierre dans le cadre du festival MUSICA le 27 SEPTEMBRE

lundi 27 septembre 2021

"Passion de la petite fille aux allumettes": un opus étincellant et magnétique, dramatique!

 


Les chanteurs et chanteuses de l’Opéra studio et de la Maîtrise de l’Opéra national du Rhin se penchent sur la musique vocale américaine, qui a connu une période d’effervescence créative au cours des dernières années. Partenaire de Julia Wolfe et Michael Gordon au sein de Bang on a Can, David Lang signe une adaptation méditative du conte d’Andersen La Petite Fille aux allumettes enrichi d’extraits du texte de la Passion selon saint Matthieu de Bach. Une oeuvre vocale poignante, accompagnée par deux pièces pour choeur d’enfants de Caroline Shaw et Ted Hearne, figures montantes de la nouvelle génération.

David Lang The Little Match Girl Passion pour quatre voix solistes avec percussions (2007) C'est au final une pièce rare qui débute par des alternances de mélopées balancées qui tanguent un rythme scandé . Une "narratrice" s'en détache en conte en parlé-chanté les péripéties de cette "petite fille aux allumettes" dans un anglais parfaitement et calmement maitrisé.Comme une litanie groupée, à cappella, très contrastée, modulée en suspens et accélérations.En sobres et bonnes comédiennes les deux chanteuses cheminent dans ce récit glaçant, dramatique.. Bercements lascifs ponctués de légères percussions que chacun manipulent en chantant!Un très beau duo féminin de Lauranne Olivia et Elsa Roux Chamoux en enluminure dramaturgique, reprenant les motifs, leitmotivs mélodiques de la partition.!Tout s'accélère et les récitants, témoins et acteurs du déroulement de l'action racontée, s'animent de caractères et nous tiennent en haleine.Comme des vocalises, plaintes et cris à l'appui, des lamentations nostalgiques sourdent et se répoandent dans l'espace du lieu.Douceur et lenteur des voix du choeur comme écrin.Le récit avance, toujours progresse, récurent, lente avancée vers le drame fatal de la solitude, de l'abandon et de l'indifférence.Tout semble peu à peu s'éteindre, l'épilogue en postface conclusive Le tout, l'ensemble sonore vocal ponctué par de légères et discrètes percussion individuelles pour dessiner une syntaxe, un phrasé subtil et enchanteur Il ne s'agit pas d'un conte de fées mais bien d'un drame où une phrase répétitive sur fond de voix de ténor fluide et tenue fait office de fatalité incontournable.La neige tombe inexorablement sur ce tableau magnétique offert aux regards: le chant, les voix s'y révèlent conductrices et médium puissant de l'histoire contée dans un flux et reflux de musique qui transporte.


Caroline Shaw Its Motion Keeps pour choeur d’enfants et alto solo (2013) C'est une virevolte, un chant polyphonique en spirale avec des aigus vertigineux: le chef d'orchestre frôle l'espace du bout des doigts, félin, les genoux flex, habité par un enthousiasme contagieux.Telle une adoration, lente ou vive, cette œuvre murmurée, susurrée est puissance en vibrations, en timbre. Enveloppant les pincés du violon solo qui chante comme ce chœur de voix angéliques.


Ted Hearne Ripple pour choeur d’enfants (2012): tout de noir vêtues les jeunes chanteuses choristes émettent de leurs voix très claires, des sonorités angéliques qui résonnent en rémanence acoustique dans le chœur de l'église Saint Paul. Des murmures dans des aigus impressionnants font que le son semble tourner, calme dans un recueillement remarquable.Parsemé de silences audacieux qui maintiennent une suspension assidue.Des masses sonores imposantes pour un ensemble vocal au diapason!Une soliste dans la chair comme ange conducteur, bergère de ce groupe solide, soudé et fort entrainé aux embûches vocales ou de l'écoute individuelle dans le collectif.

avec les chanteurs de la maîtrise de l’Opéra national du Rhin et de l’Opéra Studio
direction musicale | Alphonse Cemin

alto | Benjamin Boura chant | Lauranne Oliva, Elsa Roux Chamoux,
Damian Arnold, Oleg Volkov

Al'Eglise Saint Paul à l'occasion du festival MUSICA  production:Opéra National du Rhin