vendredi 26 novembre 2021

"Chère chambre": le festin de l'araignée...A la table de parents toxiques.

 


Chimène Chimère est une jeune femme de vingt ans dont on pourrait dire qu’elle a tout pour être heureuse : elle est née dans une famille aimante, a une compagne dont elle est amoureuse et aimée. Pourquoi décide-t-elle un soir de quitter sa chambre et d’offrir son corps à un inconnu sans abri, atteint d’un mal contagieux et incurable ? Comment ses proches vont-ils réagir en apprenant ce geste gratuit, incompréhensible, et sa mort inévitable ? 


Écrite et mise en scène par Pauline Haudepin, la pièce s’ouvre sur un drame familial pour atteindre des dimensions oniriques. La maladie vient secouer les hypocrisies sociales, réveiller les énergies vitales et la soif d’absolu. La douceur peut-elle être plus subversive que la violence ?

Faire chambre à part...

Virginia Wollf écrivait "Une chambre à soi" refuge pour elle en quête d'émancipation..Pauline Haudepin nous livre sa "chère chambre" celle d'une jeune femme condamnée, sacrifiée à ses propres lois inexplicables pour ces deux parents envahis d'un sentiment de dénis insupportable à nos yeux."Hors de question" d'assumer selon eux cette faille béante, cet incident farouche qui ravage leur réputation plus que leur coeur... Nous plongeons dans ce mystère dès la première image sur le plateau: celle d'une araignée rampante, noire, indistincte: le mal, le destin, l'homme infecté qui se répand et rôde...Dans un décor de tapisserie à fleurs roses, la mère , Rose" clame "rose c'est la vie" et l'absurdité de la situation nous renverrait à ce "Rrose Sélavy" de Marcel Duchamp: surréalisme des actes, personnage oeuvre en soi qui produit d'autres oeuvres: sa fille dont elle est fière..Chimère Chimère, double prénom qu'elle porte comme un fardeau prédestiné.Sa compagne Domino renie cette famille vampiriste, dévorante et avoue avec verve et rudesse sa haine de ces liens artificiels et convenus qu'elle refuse.Un personnage étrange fait irruption dans ce contexte, silhouette androgyne, v^tue d'un costume violet, torse nu sous sa veste, rehaussée de talons hauts: exercice d'équilibriste savant, danse étrange, déplacements hésitants La créature fait irruption et intrigue, personnage maléfique, diabolique..Très belle interprétation gestuelle de Jean Gabriel Manolis, danseur, performeur buto en diable!Rose, à fleur de pot, tient la scène, Sabine Haudepin excellente figure caricaturale de la mère abusive, étrangère aux maux de sa  fille, le père, Jean Louis Coulloc'h, lui aussi indifférent ou coupable, se repentit et cherche le pourquoi de ce lent suicide inexplicable.Et encore une apparition de Théraphosa Blondi, pantin affublé d'un robe verte à la Ménines, pantin ou marionnette désarticulée à la gestuelle saccadée. Fantôme errant dans ce décor glamour qui d'une chambre cosy se transforme peu à peu en arène du mal, du déni, du désaveux...Des cadres peints, des tentures rappellent que Chimène peint et se révèle dans cette pratique exutoire face à ses parents toxiques.Libératoire, la danse s'empare de Chimène et de son bourreau, complice dans la mort future inéluctable, mêlée de corps en duo, portés triomphants ou simplement humains, danse-contact de toucher, poids et appuis. Une force entre eux au delà des conventions des attitudes socialement correctes des parents et de l'amante.Danse de chevelure déployées, tournantes, transes pour expurger ce poison parental qui mine et détruit plus que la maladie... Chambre noire ou claire comme il vous plaira, le lieu transpire le rose glamour alors qu'un drame s'y déploie, cynique destin d'un corps qui se brise et s'abime.Le papier peint, tableau , toile des péripéties enrobe, enveloppe l'action, emprisonne ces héros de rien.Une biche empaillée, un poupon sur petit chaise rehausseur, une poubelle comme objet signifiants du sort de Chimène.Le Cid de Corneille en clin d'oeil où le soufflet, est une gifle pour nous, adressée aux bien pensants...Le "sacrifice" fait l'objet d'un très beau monologue que distille Domino, Dea Liane, être et devenir sacrée, victime ou adulée pour ses actes héroïques...Musique douce de piano pour apaiser l'atmosphère tendue et vorace, comme pause, respiration, détente corporelle pour le spectateur transi, sidéré, outré par tant d'inhumanité...Claire Toubin au final, en robe de lumière dans ce vaste parcours terrifiant, belle et radieuse Chimène, au sommet d'un art: celui de comédienne, sobre et magistrale fragilité face à sa mère dévorante, férue de principe, habile manipulatrice.Tout se recouvre de draps blancs, masquants le mobilier témoin de ces actes barbares, linceul recouvrant le silence et la perte proche, la disparition de Chimène. La danse buto de Manolis, divines apparitions démentes, expressionnistes et fabuleuse gestuelle habitée Dominique Dupuy, son "maitre à danser" le silence, ne renierait pas ce Kazuo Ono, plein de mystère, de grâce, spectre dégageant anxiété et douceur, morbidité et résurrection salvatrice. Il semble survivre à ce désastre comme ectoplasme errant dans l'éther, gardien d'une étrange beauté qui séduit la mère: celle qui ose louer "la chambre" à ce jeune homme si attirant...Un acte réparateur égotiste, affront et maladresse de fausse rémission. Une pièce spirituelle et pleine de fondamentaux existentiels!  Ça remue et trouble, monde d'onirisme et de rêves cauchemardesques....

Diplômée de l’École du TNS en 2017, en section Jeu, Pauline Haudepin écrit et met en scène ses textes : Bobby Unborn en 2014, Les Terrains vagues, spectacle présenté au TNS en 2018 et Roman-Photo, créé en 2019. Elle a co-écrit avec la metteure en scène Mathilde Delahaye Nickel. En tant qu’interprète, les spectateur·rice·s du TNS ont pu la voir dans des spectacles de Maëlle Dequiedt et Julien Gosselin. Elle joue cette saison dans Nous entrerons dans la carrière, mis en scène par Blandine Savetier.

 

Au TNS du 25 nov au 5 déc 2021 

mercredi 24 novembre 2021

"Deux amis": homo- sapiens sens dessus-dessous, guerre et paix dans le couple-triolet Nordey-Berling-Rambert !

 


Charles et Stan, deux artistes de théâtre, remontent le légendaire spectacle d’Antoine Vitez de 1978, Les 4 Molière. Ils s’aiment et vivent ensemble depuis trente ans. Un SMS, lu malencontreusement durant les répétitions par Charles alors qu’il est adressé à Stan, va semer la discorde. Ce texte, écrit pour Charles Berling et Stanislas Nordey, est une pièce d’amour et de guerre. Rambert élabore une dramaturgie de l’intime mêlant réflexion sur l’art, déclaration sentimentale, collage de citations, péripétie, scène de ménage, art performatif, humour et lyrisme. Il ne cède pas, à juste titre, sur la nécessité intérieure de livrer « le coeur humain presque à nu » (Stendhal).

Quand deux "géants" de la scène se rencontrent c'est pour mieux rester humbles et perspicaces, à l'écoute de ce qui se passe entre eux, entre eux et le metteur en scène, auteur d'un texte virulent, tendre ou abject!Sur "la société du spectacle" qu'il fustige à travers les mots des deux protagonistes entre autre. Mais revenons à ce qui les unit: l'amour l'un pour l'autre, celui qui les rapproche ou distancie tel une chorégraphie qui les anime, les unit ou désunit dans l'espace, alors que les voix et les propos hurlent ou chuchotent. Entrée radicale sur le plateau où va se joue avec humour un match virulent et sympathique sur les accessoires utiles à leur dialogue: tables et chaises à trouver dans un bric à brac de fond de scène. C'est décoiffant et donne le ton désopilant de la pièce. Rambert y décortique les mécanismes de la communication, de ce qui agace chez l'un, pour l'autre, de ce qui outrepasse parfois le bon sens ou la mauvaise fois. Les voix sont celles de deux athlètes de la diction fébrile, à fleur de peau qui laissent entendre leurs désaccords ou leur complicité amoureuse. La scène judicieusement feinte de pénétration sous la table pourrait être du mauvais vaudeville ou du burlesque. C'est autrement désopilant et ravageur presque à la Molière tant le nu et cru de la situation est renversé par le verbe.La pensée dans le corps, la respiration comme fer de lance dans ce duo-duel à corps ouvert, ils se jettent dans la bataille.Un portable qui trahit son propriétaire et devient l'objet de discorde, de jalousie, d'envie de posséder l'autre de façon exclusive...Un rock destructeur pour expurger les différences...Aller de l'avant, "avancer" comme disait Jerome Andrews aux danseurs sans cesser de se libérer du carcan des acquis et autres obstacles à la connaissance de soi et de l'autre.De la carcasse à l'extase, ce duo fonctionne à plein moteur et Stanislas Nordey dans son petit costume noir très seyant donne la réplique avec malice et fermeté à Charles Berling, le doyen plus posé et serein, capable cependant de s'enflammer, alerte et beau prince. Deux acolytes unis dans l'amour du jeu théâtral, dans la connivence et la résonance du dialogue très bondissant de Pascal Rambert: du taillé sur mesure, haute couture pour des corps débordant d'énergie. Une scène les porte aux nues, Berling gisant sur une table de morgue, Nordey lui prodiguant les derniers soins de toilette des morts..Tendre et féroce comme la dernière scène très clinique où affublés de tenues hospitalières protectrices, bleu clair et légères parures chirurgicales, piéta et autre images christiques saisissantes jaillissent au bord de scène. Faites l'amour et la guerre au lance pierre des mots, des gestes et des postures physiques si engagées que l'on songe à un duo signé Jean Claude Gallotta, le chorégraphe du désir et des passions intimes.

Pascal Rambert met en scène ses propres textes depuis 1980. Auteur d’une œuvre publiée aux Solitaires Intempestifs, dont Clôture de l’amour présenté au TNS en 2015 et Actrice en 2018, il a écrit notamment pour Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Marie-Sophie Ferdane, Marina Hands, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès, Laurent Poitrenaux, Jacques Weber. Architecture créé au Festival d’Avignon 2019, a été présenté au TNS la même année.


 

 

Au TNS du 24 nov au 4 déc 2021 

"We wear our wheels with pride AND SLAP YOUR STREETS WITH COLOR… WE SAID “BONJOUR” TO SATAN IN 1820" : quand les zoulous font la roue avec fierté !

 


We wear our wheels with pride AND SLAP YOUR STREETS WITH COLOR… WE SAID “BONJOUR” TO SATAN IN 1820

Aussi exubérantes que mordantes, les pièces de Robyn Orlin allient la jubilation à la violence sociale dont elle tient à témoigner. Cette nouvelle création virevoltante est fondée sur un souvenir d’enfance en Afrique du Sud. La chorégraphe y rend hommage aux conducteurs de taxis-vélos, les rickshaws zoulous. 


« Nous portons nos roues avec fierté et nous colorons vos rues… nous avons dit “bonjour” à Satan en 1820. » Tout est dit dans le titre à rallonge qui donne le ton aux pièces de Robyn Orlin. C’est ainsi que la chorégraphe, en synergie avec plusieurs remarquables danseurs sud-africains de la compagnie Moving Into Dance, est entrée en création. L’image des rickshaws zoulous aux temps de l’apartheid conduit le spectacle. Rivalisant de souplesse et de rapidité, redoublant d’inventivité pour personnaliser leur véhicule et leur tenue vestimentaire, les conducteurs de ces taxis-vélos lui « semblaient danser, le corps suspendu dans les airs. » Avec en mémoire ces flamboyants acrobates de la rue, la chorégraphe s’attache aussi à l’envers du décor, creusant la question du colonialisme et de ses suites, donnant au spectacle une puissante résonance politique. Fantasque et iconoclaste, l’artiste sud-africaine a fait de son sens de l’humour une arme décapante pour aborder ces territoires du réel. Portée par cette forme d’activisme artistique, elle réalise ici une fresque chorégraphique qui irradie de ses convictions : « Je n’ai pas le souvenir d’une période où l’art n’aurait pas été en interaction avec le monde… La poésie, la folie et la douleur de nos vies quotidiennes rendent difficile la séparation entre les deux… » 

Décoiffant!

Tel un montage, collage style univers des arts plastiques donc est issue Robyn Orlin, la pièce est unique, façonnée durant la période douloureuse du Covid; un travail "pas comme d'habitude", presque "conservateur", une célébration, un vrai défi fabriqué en quatre semaines de part et d'autres des continents!Très beau visuellement, très abstrait où le public est invité à regarder, plus qu'à participer en interactivité comme à l'accoutumé chez Robyn Orlin!Rien ne semble ici comme il apparait et elle déconstruit les clichés à l'envi. Les costumes y sont pièces montées de toutes pièces, récupérés, chaussures en pneu découpé avec des sons percutants qui "chantent" sur le sol, les tissus sont ceux des clans, les casques, ceux de vélos....Beauté du recyclage, de la reconfiguration pour les danseurs-performeurs habitant ces secondes peaux, ces accessoires, face aux images vidéo.La diversité des sujets abordés serait résumée dans le titre, longue histoire déjà en soi, récit, voyage et anti "fiche de salle" où tout nous serait dévoilé à l'avance...C'est en imaginant ces corps de zoulous tirant les rickshaw, tels des corps suspendus dans les airs ou des anges  qui volent que la chorégraphe fouille la notion de beauté.Une attraction comme un concentré d'apartheid, véhicule de sensations fortes, tels apparaissent les danseurs, bêtes de somme magnifiés par le port de coiffes frangées de plumes, de graines...A la démarche de corps dansants affublés de cornes de vaches, esclaves, conducteurs , héros méconnus d'une époque complexe: leur redonner leur dignité en se reconnectant aujourd'hui aux ancêtres comme un remède thérapeutique C'est décoiffant et audacieux, hors norme, atypique, fantaisiste, transgressif, à l'image de la chorégraphe pétrie d'humour et d'ironie: un mécanisme de survie face à l'absurdité des situations. C'est malgré tout, submergée de tristesse qu'elle crée cette pièce, chevauchée critique des us et coutumes des colons blancs contre les populations esclaves. Les rickshaws comme emblèmes de ce pouvoir....Pas de retraite pour Robyn Orlin, créatrice hors norme de rick-shows room ébouriffants en colors' friday!


Ils nous accueillent sur le plateau, bouquet de couleurs bigarrées, accompagnés d'un chant rocailleux, timbré, profond; émanant d'un personnage généreux et enjoué: une femme débordant d'énergie et de joie, de gravité, communiquant son enthousiasme et créant d'emblée une forte empathie avec le public nombreux rassemblé ce premier soir de représentation à Pôle Sud.Un cercle chamanique se forme, dansant à l'inverse des aiguilles d'une montre, cordon reliant les uns aux autres cette tribu joyeuse aux accents débonnaires: au centre chacun y fait son battle, danse rituelle, gestes saccadés...Une once de hip-hop, de cascade, de virtuosité non feinte, toujours habitée, vécue au fond des muscles, de la chair.Sur fond d'écran vidéo, en plongée on peut apprécier les péripéties gestuelles des uns et des autres, en écho, en images comme une mise en abime sur un miroir réfléchissant. Vertige d'une perspective audacieuse sur l'écho visuel, toujours ourlé d'un cadre moiré de touches colorées comme un ourlet, une lisière de tissu. Car ce tissu, ces costumes chamarrés sont de toute "beauté" comme sur un étal de marché où les matières, les couleurs frappent l'oeil, les sens en alerte pour tisser et métisser, trame et chaine d'une histoire contée rien que par les déplacements, les mimiques, les tours de passe-passe sur des agrès où sont suspendus cannettes de coca et bouteilles , témoins des temps modernes mais aussi objets de récupération sonore judicieux.On est au coeur d'un cirque, d'une arène où les enjeux poétiques se révèlent politiques: scansions des pieds nus, spirales enrobées, transe et puissance de la danse, ancrée, terrienne, terrestre. Aérienne aussi , flamboyante sur fond de lignes colorées, parallèles en image vidéo qui reprennent le motif du tissu comme une composition picturale de Gerhard Richter.



Éric Perroys créateur des images en cascade
 Démultiplication d'images sur l'écran comme effet de profondeur et de strates, chronophotographiques, compilation d'icônes, surenchère de perspectives rythmiques à l'appui.Beaucoup de monde, foule bigarrée sur l'écran qui nous fait des clins d'oeil.Une cheffe de choeur pour animer le public qui joue le jeu de l'empathie et répète à l'unisson son et gestes balancés Ça balance chez Robyn Orlin: tel un joug de boeuf, une tringle abrite les danseurs suspendus, masques de bovins, cornes de boeuf ou de bêtes de somme: comme ces rickshaw man, esclaves, le corps courbé par le poids de la tache.Beaucoup de malice et d'humour décalé autant dans la danse, les costumes ou les images animées  pour brosser un contexte grave, tendu où l'archéologie se révèle en palimpseste de gestes archaïques, de sons, de chants profonds venus du corps-instrument de la divine chanteuse, ramassée, concentrée et si généreuse!En conteur, bateleur, harangueur notre Monsieur Loyal de la soirée fait passer le message: pas de morosité mais une diabolique narration débonnaire par cet alpagueur de foule, sur fond de parade de cirque, de batterie live Tel un jeu de baby-foot aux rangées alignées, les images se chevauchent, s'animent, s'articulent et les effets vidéos sont omniprésents et de toute beauté et inventivité.Des séquences animales, chevauchées hénissantes imitent ces rickshaw-men lâchés dans le flux de la course: la dompteuse natte au vent comme une queue de cheval, comme un fouet circulaire les dirige et les conduit au delà de leur sort à se dresser, se soulever sans heurt face au pouvoir dominant des blancs 
 

Car la fable est simplet claire: dénoncer l'apartheid, le racisme se tisse en toile de fond comme tous ces costumes chatoyants qui militent pour une cause grave et puissante. L'art comme arme et lame de fond d'un courant de soulèvement des corps dans des transports enthousiasmes et contagieux: que la danse est belle à nous conter l'Histoire en icônes débridées sur un marché de couleurs tapantes et joviales !


A Pole Sud jusqu'au 25 NOVEMBRE