lundi 20 décembre 2021

"Soirée Loie Fuller" au Musée d'Orsay: La vie dans les plis, sur la toile et en portées ! L'effet Lumière !

 Loïe Fuller dansant avec son voile (en 1897), Taber, Isaiah West

Isaiah West Taber, Loïe Fuller dansant avec son voile (en 1897)
musée d'Orsay
©RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Nuages, calices, papillons, flammes... Les métaphores et comparaisons pour traduire les formes déployées sur scène par la danseuse américaine Loïe Fuller (1862-1928) ne manquent pas. Vêtue de robes amples articulées par des baguettes, elle a eu l'idée de créer une danse serpentine où ses jeux de voiles, illuminés par des projecteurs électriques aux couleurs changeantes, dessinaient sur scène des arabesques spectaculaires. Loïe Fuller inspire encore : la chorégraphe et plasticienne Ola Maciejewska d'une part, et Julien Masmondet avec ses Apaches d'autre part, lui consacrent cette soirée du 16 décembre organisée à l'occasion de l'exposition « Enfin le cinéma ! »


Elle apparait en marchant, ferme allure décidée et franche, pose un tissu jaune au pied d'une toile gigantesque et académique puis repart vers la "Danse" de Carpeau, déposer une autre pièce à conviction: un long tissu noir: belle symbolique entre les deux oeuvres: une sculpture classique monumentale qui fit parler d'elle en son temps d'érection au pied du Palais Garnier, et la figure désormais légendaire de Loie Fuller, mythique libératrice des us et coutumes ancestraux liés à la danse: on sait combien elle inspira de sculpteurs, de Rodin, Roche, Rivière à,Carabin, d'affichiste comme Cheret ou Lautrec Mais avant tout performeuse et pionnière du genre danse plasticienne!
 
photo sophie crepy

Ola Maciejewska s'attelle à brosser un portrait vivant, scénique de cette égérie, en endossant cette enveloppe structurée de deux baguettes mobiles pour prolonger les bras et ainsi obtenir des effets singuliers de volutes, spirales et autres mouvements qui prendront noms de "danse serpentine". Danse du lys ou du papillon dont elle détesta les ressemblances figuratives à l'époque! Voici donc une jeune femme en jean et baskets colorées, cheveux défaits qui étale religieusement son immense tissus noir aux pieds des sculptures avoisinantes: longue installation précautionneuse et rituelle, agençant les plis soigneusement pour s'en faire un habitacle circonscrit et fort esthétique.Elle s'empare de cette enveloppe, seconde peau aérienne, détachée de son corps pour commencer ses évolutions lentes et progressives: de battements de bras, à oscillations précises, d'envol à repos de cette toile de lumière noire qui s'ébat devant nous. Mouvements donnant lieu à des formes surréalistes très composées, structurées qui sembleraient naitre du jeu du hasard mais point du tout: tout est organisé en savantes prises sur le tissu pour le dompter, l'apprivoiser, le dominer: quel talent et quelle précision dans toutes ses décisions mouvantes, opérant pour créer des images inédites et fortes, de corbeaux, de sculpture à la Germaine Richier ou à la Zadkine....C'est très esthétique et dramatique à la fois, conduisant le regard vers ses déplacements fréquents au sein de la nef du musée. Le public la suit, la dévore des yeux dans cette proximité opératoire !Ballet optique où le corps disparait dans les torsades et les replis de sa toile vivante tel que l'imaginait Severini ou Balla de l'école du futurisme italien.

photo sophie crepy

Ivresse des tensions-détentes, des torsades et autres magnifique déploiement de son tissu noir. Architecture mouvante, petit théâtre corporel qui se déplace, nomade et vagabond, enjôleur ou terrifiant, diabolique ou enrobant... Le corps de la danseuse au visage impassible, neutre et fascinant de détachement émotionnel, réapparait pour endosser une seconde peau, jaune vif qu'elle fait vibrer, bouger, osciller à l'envi. Entre habitacle, costume à danser, architectonique du hasard maitrisé.Sa silhouette s’efface, disparait ou s’érige en sculpture triomphante, sans socle, de plain-pied, comme un Rodin mouvant, figure charnelle malgré les plis et ondulations du tissu sans couture ni raccord qui la lie à son corps.Prolongations de ses bras, les baguettes virevoltent dans une furieuse énergie revendiquée et assumée. Un tableau vivant mouvant, tel les films sur Loie Fuller que nous verrons plus tard dans le spectacle musical associé à cette performance inédite et si bien à sa place au Musée d'Orsay: une kiné-danse inédite de haute voltige!


Suit un concert de l'Ensemble Les Apaches, florilège de musique de Debussy et Fabien Touchard dont une création mondiale: "Loie pour ensemble instrumental" de 2021. Un hommage subtil aux virevoltes et compositions chorégraphiques de la danseuse, fort judicieusement inspirées des torsades et surprises visuelles des sculptures mouvantes. Debussy siégeant ici en maitre de la fluidité, du monde aérien des toiles-tenture-tissu, vêtement de performance de la fée Lumière! Concert d'un seul tenant, sans interruption d'un morceau à l'autre, obéissant à la continuité des effets de manche de la Loie Fuller, flux continu d'effets visuels sidérants. Des improvisations au piano très pertinentes de Fabien Touchard en osmose avec des projections des films d'archive de l'autrice, colorisés de sa main, ou d'autre films de ses imitatrices, ou caricatures, celles qui cherchaient à "imiter sans jamais égaler"! Mélies, Les Frères Lumières, Alice Guy ou Segondo de Chomon se glissant dans ce programme et montage d'images très judicieux rythmiquement, toujours fidèle au mouvement incessant et lumineux de notre fée électricité!

direction  julien masmondet

Danse live et concert-images structurant une soirée inoubliable où "les fées sont d'exquises danseuses", feux d'artifice ou feux follets pour toucher au mythe Loie Fuller sans en faire un mausolée, ni un hommage muséal! La performeuse industrieuse en aurait été honorée et touchée de plein fouet, de notre temps toujours, femme, pionnière et lumineuse.

Au Musée d'Orsay le jeudi 16 Décembre dans le cadre de l'exposition "Enfin le cinéma!"


dimanche 12 décembre 2021

Récital Schubert-Chopin avec Alexandre Tharaud : romantique et lumineux, virtuose et généreux!

 


Le premier préfigure le romantisme germanique. Le second incarne le romantisme parisien. L’un et l’autre fréquentent les salons, partagent leur musique loin des grandes salles de concert. Tous deux ont confié au piano leurs états d’âme. 

 Franz Schubert
Impromptus, op. 90 et Rosamunde D.797 (extrait: Andantino)

 Schubert compose une première série de quatre impromptus durant l’été 1827. D’une liberté proche de l’improvisation, ils sont lyriques, fluides, limpides, charmeurs, et laissent parfois transparaitre l’inquiétude d’un homme jeune à qui il reste moins d’un an à vivre. La musique est tranchée, forte et puissante sous les doigts du pianiste virtuose qui passe de l'allégresse  à la tragédie avec une aisance et un ressenti incroyable. Sonorités résonnantes et heureuses, fugaces comme ce sentiment de vie et de mort qui accompagne la ligne éditoriale de ce récital.

Frédéric Chopin
Sonate n°2 « Funèbre »

 Au cours de l’hiver 1839, alors qu’il revient d’un voyage décevant à Majorque avec George Sand, Chopin écrit sa deuxième sonate autour d’un mouvement préexistant, une Marche funèbre. Ce moment terrifiant est le point culminant d’une œuvre grandiose dans laquelle il transcende la nostalgie de l’exil et les inquiétudes dues à une santé fragile. Il dévoile aussi des instants poétiques et lumineux. Écrire de la musique pour évoquer la mort, le rapport à l'au-delà, fut l'intention de Chopin: une mort incarnée par l'âme qui s'élève vers les cieux, plutôt qu'une musique "funèbre", entre un passé enchanté et un présent  sombre, un futur qu'on imagine dramatique.

  Dans une belle et élégante scénographie-lumière à la Hans Hartung ou Raoul, tracés vifs de sillons bruns lumineux Ubac ces deux monuments du répertoire pianistique sont magnifiés par Alexandre Tharaud, en résidence à l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg cette saison. Et ce sont trois morceaux que nous offre ce merveilleux pianiste en rappel: "La liste de Schindler" de John Williams, la danse des sauvages des "Indes Galantes" de Rameau" et une "Sarabande en ré mineur" de Robert De Visée.

  Cité de la musique et de la danse - Auditorium dimanche 12 Décembre 17H

jeudi 9 décembre 2021

"Quai Ouest" : Fak'e news ! Hangar de la peur et du rachat des corps étrangers.

 


Koltès situe l’action de la pièce dans une zone portuaire abandonnée. Un administrateur de biens, Koch, conduit en Jaguar par sa secrétaire Monique, choisit cet endroit pour mourir. Il se jette à l’eau, mais le voilà aussitôt repêché par Abad, être silencieux et secret. Dans ce lieu en marge de la société, Koch et Monique se retrouvent exposés à des individus déclassé·e·s, étranges êtres de la pénombre : Charles, sa sœur Claire, leurs parents Rodolphe et Cécile, et un certain Fak. Cette pièce interroge les rapports sociaux, le désir (de reconnaissance) et le devenir - adulte. Ludovic Lagarde, rompu aux écritures contemporaines, propose d’explorer le continent koltésien d’une langue dense et raffinée qui sonne comme une tragédie de la mondialisation et du déracinement.

Le décor est planté, sombre, hostile: deux hangars , murs noirs et lisses justes ajourés de fenêtres aux bords carrés qui laissent filtrer un peu de lumière...Des hommes en seront les habitants, errant au gré de l'onde, de l'ombre, jouant au yoyo, ce jouet qui laisse de l'espace et du temps à celui qui en joue....Jungle où échoue Maurice, Laurent Poitrenaux, méconnaissable instrument déchu d'une société bourgeoise. Voeux d'en finir avec son sort pathétique, longue gabardine pour futur linceul.Monique le rejoint, elle aussi en perdition, victime d'un sentiment de peur extrême...Tailleur seyant moulant son corps, c'est Christèle Tual qui s'y colle et confirme la solitude et le désarroi social. Ici tout s'achète semble croire nos deux anti-héros: le danger à quel prix l'acheter pour en sortir: espèces, carte bleue, montre pour appâter un autre monde qui feinte d'ignorer ou mépriser ces façons de faire "illégales" et trompeuses. Ici toute une population se rejoint pour conjurer le sort d'une vie décousue et morbide, pourtant tissée de liens familiaux ou d'appartenance rassurante à une même classe sociale. L'atmosphère est "glauque" et prenante, tendue, soutenue par une scénographie d'enfermement , jusqu'à ce volet de garage en ferraille qui occulte espace et promesse de fuite, d'ouverture...Seule la mer en images grand écran sera espoir et perspective: mais autant de calme que de menaces. Sirènes de bateau, éclats de salves, tempête et pluie battante pour cette météo du désastre qui prend aux tripes et galvanise ce petit peuple errant, malmené, tanguant au gré des mots, des aveux. Le texte est d'emblée palpitant et édifiant, musical comme structuré d'alexandrins à pieds versatiles et incertains.Prose cependant qui tient et soutient des personnages fragiles mais humains, sordides ou solidaires, odieux, agaçants autant qu'attendrissants...Quai Ouest au départ d'un voyage impossible, escale d'un cabotage qui mène droit dans l'obstacle de l'incommunication...Si boire du café fait grandir et se prendre pour un adulte, alors tout est simple et facile. Et nos héros de méditer à bras le corps,celui de la "marge", des exclus de ce monde naissant de la finance et de ses abus sociaux économiques.Voyou ou trader, ils sont promus , promis à la fatalité d'un monde en marche qui les oublie et les laisse sur le pavé: sordide et implacable portrait d'une société décatie, déchéante. La pièce est forte, sensible, l'empathie avec cette population hybride ne cesse de grandir tout au long de son déroulement, captivant, obscur, saisissant...On s'y jette à l'eau avec ou sans espoir de repêchage !


Révélé par Patrice Chéreau dans les années 1980, mort du sida en 1989, considéré comme un auteur classique, Bernard-Marie Koltès laisse une œuvre publiée aux Éditions de Minuit, traduite et montée dans le monde entier. Ancien directeur de La Comédie de Reims (2009-2018), Ludovic Lagarde dirige aujourd’hui la compagnie Seconde nature. Il a présenté au TNS Providence et Le Colonel des Zouaves, textes d’Olivier Cadiot, incarnés par Laurent Poitrenaux, acteur associé au TNS.

Au TNS jusqu'au 16 Décembre