dimanche 23 janvier 2022

"Les oiseaux": un congrès à plumes, une assemblée, perchoir cosmopolite de l'utopie politique!

 



Fatigués par la morosité du quotidien et la médiocrité de leurs semblables, Fidèlami et Bonespoir partent en quête du royaume des oiseaux où ils espèrent vivre d’art et d’amour. Ils rencontrent le roi Huppe qui règne avec nonchalance sur le monde bigarré des volatiles. Apprenant que le ciel n’appartient pas aux oiseaux, Fidèlami les exhorte à prendre le pouvoir. Leur faisant miroiter un nouvel âge d’or, il les convainc de bâtir une cité-forteresse dans les nuages, afin d’intercepter les fumées des sacrifices grâce auxquels les hommes nourrissent les dieux. Contraints par la famine, ceux-ci devront s’incliner devant les oiseaux ! Mais gare aux promesses de lendemains qui chantent : le réveil pourrait être brutal.



Musique foisonnante et lyrique, livret charmeur et poétique... Sous ses airs de fable animalière, Les Oiseaux est une adaptation post-romantique d’une comédie antique d’Aristophane. Composé par Walter Braunfels durant la Première Guerre mondiale et créé à Munich en 1920, ce somptueux opéra raconte avec tendresse et mélancolie les aspirations humaines puis l’échec des utopies. Il était grand temps que ce chef-d’oeuvre du XXᵉ siècle soit présenté en France

Le plateau semble un vaste open-space où des fonctionnaires seraient livrés à l'ennui, la routine: gradins et tables de travail gris, architecture qui  fonctionne comme un amphithéâtre, nid et niche des chanteurs, du chœur: tectonique qui va bientôt réveiller les acteurs de cette pathétique assemblée de l'ennui et du désarroi. Chacun endosse ici un rôle qui va le métamorphoser en "acteur", protagoniste d'un récit, d'une narration dont on découvre pas à pas qu'elle sera le scénario d'une fable, d'un conte contre l'idiotie, la bêtise et l'ignorance.C'est le rossignol-Marie Eve Munger- qui s'attelle après s'être confectionné avec application méticuleuse d'une travailleuse docile, une couronne de papier découpé, à mettre le feu aux poudres. Panique au poulailler dans cette cage grisâtre et sans barreau, dans cette agora de l'inutile , de l'activisme. Chaque personnage s'identifie à un oiseau, un animal à plumes, bestiaire raisonné des volatiles communs ou échassiers.  Le roitelet porte bien son nom de petit monarque ambitieux  dans ces villes invisibles dont il voudrait créer une hétérotopie à la Michel Foucault- L'hétérotopie est un concept forgé par Michel Foucault dans une conférence de 1967 intitulée « Des espaces autres ». Il y définit les hétérotopies comme une localisation physique de l'utopie. Ce sont des espaces concrets qui hébergent l'imaginaire, comme une cabane d'enfant ou un théâtre.On y est! Ce royaume des oiseaux est bien là, centre et enjeu de péripéties multiples, de jeux de rôles, de fantaisie aussi, déclinée par l'imaginaire des costumes de Doey Luthi, du décor de Andrew Lieberman qui tente de se métamorphoser; de lieu de travail à une nichée de papiers recyclés et débités en autant de belles franges aux arabesques rassurantes. La mise en scène de Ted Huffman éclaire le récit, le déplace dans un temps et espace quasi contemporain qui évoque ces gradins d'assemblée politiques où se jouent démocratie et discussion, rapport et tentative d'inventer un autre monde aux facettes plus vivantes et aventureuses. Les chanteurs sont franchement excellents et campent avec solidité des rôles fantasques et convaincants, livrés aux aléas d'un contexte truffé de rebondissements.Le choeur en émoi et action occupe les espaces à l'envi: bataille de boulettes de papier ramassés par un technicien de service de haute voltige: Prométhée en personne !La musique de Walter Braunfels à découvrir par son foisonnement lyrique et son déferlement de timbres et variations multiples. Les dieux y sont convoqués, menaçants, intrigants, et Zeus autant que Prométhée- font figure de gardiens et veilleurs dans cette "cage aux oiseaux" où chacun n'a cesse d'exprimer sa position . Lieu d'une danse aussi qui intervient et fait partie intégrante du récit: danse chorégraphiée par Pim Veulings, et servie entre autre par un excellent performeur:Toon Lobach, débordant de mobilité hallucinante: phrasé fluide, rage et désespoir au plus près du corps charnel et ondoyant, sidérant de souplesse et agilité qui focalise le regard sur ses prestations en solo. Il n'est pas le seul auprès de Vladimir Hugot, Jocelyn Tardieu, Gautier Trischler et Caroline Roques à nous faire passer "ces entremets dansés" comme une pause salutaire, le geste prenant le relais des performances vocales  de Tuomas Katajala, Cody Quattlebaum, Joseph Wagner et tous les autres oiseaux, Huppe, aigle, corbeau, flamand rose, grives, hirondelles....Un opéra que l'on emporte aussi sous son bras: un petit livre pour notre collection venant enrichir notre bibliothèque idéale: une idée de communication autant que d'information sur chaque oeuvre proposée par le directeur très érudit de l'Opéra du Rhin, Alain Perroux,écrivain et musicologue émérite, pédagogue éclairé et efficace qui considère le spectateur comme ayant soif de découvrir et d'aller plus loin!Opéra très "huppé", volage et où l'on ne se fait pas "plumer" !

 

 

Direction musicale Aziz Shokhakimov Direction Musicale : 19 et 22 janv. , 20 fév. Sora Elisabeth Lee Mise en scène Ted Huffman Décors Andrew Lieberman Costumes Doey Lüthi Lumières Bernd Purkrabek Chorégraphie Pim Veulings Chef de chœur Alessandro Zuppardo Chœur de l'Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg

A l'Opéra du RHIN jusqu'au 22 Février 

 

"L'enfant et les sortilèges": l'envers du music-hall ! Ravel, Colette en coulisse.....

 


« Je n’aime personne ! Je suis très méchant ! » Pour ne pas avoir fait ses devoirs, un enfant est privé de goûter et puni jusqu’au soir. De rage, il renverse la théière, étouffe les braises dans la cheminée, déchire ses cahiers, lacère les tentures, détraque une horloge et martyrise un écureuil. Ivre de sa toute puissance sur ce monde dévasté, il cherche le repos dans un fauteuil, mais celui-ci se dérobe pour aller danser. Sous les yeux ébahis de l’enfant, ses victimes inanimées prennent vie : la théière discute boxe avec la tasse chinoise, le feu gronde et menace tandis que la princesse s’éveille de son conte. Les animaux du jardin – chats, rainettes, libellules, chauves-souris et écureuils – le tourmentent à leur tour, bien décidés à lui donner une bonne leçon et lui enseigner la compassion. À chacun des sortilèges sortis de l’imagination de Colette, Maurice Ravel a donné une couleur musicale et un style singulier. Jazz, valse, danse espagnole, sarabande néo-classique et envolées lyriques se succèdent dans un opéra-kaléidoscope qui se fait nomade grâce à un spectacle de chambre itinérant, présenté dans le Grand Est par les chanteurs de l’Opéra Studio et quatre instrumentistes.

L'envers du décor, les coulisses, d’amblé nous transportent dans l'intimité de l'avant  spectacle, du trac ou des péripéties inhérentes à la préparation, la bonne marche du spectacle et la mise en place de tous...Ce petit monde se focalise vite sur les caprices d'un enfant, grand et large pull-over rouge, enfant rebelle et mauvais bougre...Tout s'agite autour de lui, s'affaire et il rompt  avec cette organisation horlogère qui tout à coup va réagir à ces obstacles intempestifs.Les personnages du livret multiplient leurs efforts pour endiguer cette rage soudaine: l'enfant-femme qui détruit et casse, brise et rompt la quiétude, la routine.La mère, figure phare de ce conte sacré et initiatique inaugure et clôt cette "fantaisie scénique", personnage central qui répond par sa pratique artistique, aux frustrations de l'enfant submergé par les objets troubles de sa jalousie possessive.Tout vole en éclats alors que se profilent moultes acteurs de l'imagination de cet"enfant" livré à lui-même.Belle prestation de Brenda Poupard , riche en nuances et gestuelles inspirées de la peur, de la colère de l'émoi de l'abandon.Habiter cette innocence blessée est subtile et très mesurée.L'ambiance autour de lui est pourtant magnétique, virevoltante, très chorégraphique: un duo de swing, des élucubrations rocambolesques, du quasi music hall venant célébrer les amours de Colette pour la musique et le théâtre! Un troupeau de peaux de moutons pour incarner la bergère !!!!Un duo de chats séduisant vient emporter ce bestiaire fabuleux qui se délivre quand l'envers du décor laisse voir un jardin étrange dans l'obscurité: on pourrait presque y entrevoir une vision catastrophe d'un champ de bataille, évocation du contexte de création de la pièce originelle. De ce fond trouble, sortent les animaux magiques ou maléfiques aux costumes très seyants: un écureil-escargot remportant le trophée de l'originalité, un matelas enroulé sur le dos! La rainette est étrange et royale et danse comme il faut quelques pas tandis que la musique "de chambre" éclaire ce petit monde fidèle à l'ambiance peu commune de cette fantaisie, féerie-ballet, opéra des Années Folles, composé de séquences, numéros, saynètes multiples qui brouillent les pistes et rebondissent fréquemment. Une version inédite et "légère", transportable comme la maison de l'escargot, sur le dos et auprès de tous les publics.Emilie Capliez donne ici une version quasi psychanalytique de l'oeuvre initiatique et fondement de la notion d'amour en partage, si délicate pour les enfants comme expérience humaine et existentielle. Les chanteurs honorant très justement et avec talent chaque nuance musicale chères à Ravel:magie de l'atmosphère, suspens et suspension atonale, swing, jazz, néoclassicisme, espagnolade....Oleg Volkov et ses compères de l'Opéra Studio de l'ONR toujours prouvant leurs talents de comédiens-chanteurs déjà bien rodés à la scène et plein de verve et d'enthousiasme....

mercredi 19 janvier 2022

"Bouger les lignes": cartes sur table sans GPS : pour mieux s'affranchir des frontières!

 


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BOUGER LES LIGNES - HISTOIRE DE CARTES
L’OISEAU MOUCHE & TROIS-6IX-TRENTE


Bouger les lignes – histoires de cartes fait sauter les balises de Google Maps pour retrouver le plaisir de l’étonnement et de la divagation grâce à la machinerie du théâtre. Véritable personnage, l’espace gorgé de couleurs, de plans, voiles et peintures imaginés par le plasticien Paul Cox, sert de terrain d’invention à quatre acteur·rice·s de la compagnie de l’Oiseau- Mouche. Ces comédien·ne·s rebattent les cartes, détricotent les échelles, repoussent les limites des légendes pour plonger dans l’envers du décor. Au milieu de cartes fictives et indéchiffrables, ils·elles proposent de redevenir ignorant·e·s, de lâcher la bride du savoir et d’ouvrir les vannes de l’expérience. S’ouvre alors une aire où errer et rêver, à nouveau, notre monde.

Leur "atout": jouer comme des "as", traquer le joker et miser sur le meilleur dans une course de handicap où l'on franchit les obstacles, les lignes. Ils sont quatre comme un trèfle à quatre feuilles qui cherchent une épicerie et surtout comment s'y rendre! Avec moultes indications verbales peu fiables, l'un d'entre eux y parvient et rentre au bercail avec - ô surprise" l'invention d'une cartographie, un plan expérimenté de la marche à suivre pour atteindre son but.Désormais et en très grand-trop grand format de Paul Cox-style une toile de Alechinsky, on peut s'initier aux mesures, aux directions..


Points, lignes,plan,comme pour Kandinsky, fondent leur réflexion sur le monde perceptible. Les perspectives se découvrent en auscultant la place des spectateurs, vus de la scène: sont-ils plus petits, que regardent-ils et pourquoi cette limite entre eux...Des différences sans doute des "presque" comme les autres dirait Alexandre Jollien.. On quantifie, on mesure, on calibre comme des architectes, on trace une cartographie, carte du tendre, carte de la promenade, de l'errance poétique.L'un se glisse dans le compas ou la toise pour mieux apprécier l'espace: boussoles aussi au menu pour se repérer! Le décor est sobre: estrades, escalier et une échelle prémonitoire...Ici, on parle des "apparences", de la perception. Surgit une carte routière d'une seconde virée à l'épicerie: on la dépliant, on voyage sur les routes balisées.On s'y repère pour se situer mais le déplacement est encore une autre affaire. Nos quatre héros se questionnent, agissent et concluent par expérience; une carte politique vient troubler leur connaissance. Au départ, c'est bien l'armée qui les concevait pour délimiter le territoire, la frontière. Alors, on s'en sert quand même et on évoque les limites, les murs, les frontières qui séparent les frères ennemis.Et si la carte des vents vient adoucir ces propos avec ses flèches aériennes et donner une touche poétique zéphyrienne ce sera l'espace qui sera conquis par Caroline en tenue d'astronaute désopilante. L'espace qui sourit aux nuages, qui enchante car il est vaste et à tous! Tel le "mouvement" qui habite toute la pièce avec justesse et mesure.Les salves de guerre ne gagneront pas et la paix est envisageable pour cette communauté hors du commun. Interprétée par des artistes aguerris à la scène, au jeu, au dialogue pertinent, aux réflexions et jeux de mots fort judicieux. Jeu de cartes, petite lignes de courbes tracées pour se repérer, petite géopolitique sanglante en ces temps où les singularités n'ont pas la priorité.

 Au TJP jusqu'au 21 JANVIER
 
 

BÉRANGÈRE VANTUSSO

Depuis 1978, la Compagnie de l’Oiseau-Mouche réunit une vingtaine d’interprètes professionnel·le·s permanent·e·s, en situation de handicap mental. Sensible aux valeurs d’ouverture et de diversité, elle se réinvente à chaque projet en confiant ses créations à différent·e·s artistes. Bouger les lignes - histoire de cartes est la 53ème création de l’Oiseau-Mouche. En 1999, Bérangère Vantusso co-fonde la compagnie trois-6ix-trente dont elle met en scène tous les spectacles. Elle y affirme une identité où se rencontrent théâtre et marionnette contemporain eà travers l’hyperréalisme. Depuis 2017, elle dirige le Studio- Théâtre de Vitry. Elle a notamment présenté au TJP L’Institut Benjamenta, Longueur d’ondes (avec Paul Cox), Le rêve d’Anna et Alors Carcasse.