dimanche 23 janvier 2022

"Biface": corps foux dans espaces déshabités....

 


Le metteur en scène Bruno Meyssat et son équipe se sont intéressés au choc qu’a été la rencontre entre Aztèques et Espagnols il y a 500 ans, à l’arrivée des conquistadores. Choc visuel, culturel, religieux, rencontres faites de fascinations, de curiosité, d’aversion. L’équipe s’est plongée dans les témoignages relatant de part et d’autre cet événement, non pour en restituer les faits dans le cadre d’une pièce documentaire, mais pour tenter d’en approcher, aujourd’hui, les sensations, les questionnements, l’essence de ce qu’est une découverte mutuelle d’une telle ampleur − presque surnaturelle. Qu’exprime finalement de nous cette mise en présence soudaine de deux manières d’être au monde ?

D’emblée c'est le visuel qui captive et le silence opaque qui intrigue.Un homme dessine sur une surface vierge ,sol délimité, un croquis aztèque à l'aide d'une cafetière qui pleur du blanc et de la farine: puis il efface tout et tout change...Alors que cinq personnages frappent du pied et font en ribambelle le tour du plateau: danse chamanique ou redoute rituelle?Sanction pour rythme dans ce silence où seule une voix off et un texte inscrit qui défile sur le mur font acte de narration. Mais ce sont les corps qui vont l'emporter, langage universel dont on apprécie la précision des gestes, les poses et attitudes,  les postures qui se révèlent dignes d'un film "muet". Une ribambelle d'accessoires jonchent le sol, pièces à conviction d'un théâtre d'images et d'objet à la Tanguy, objets d'un rituel savant qui ne cesse d'animer ce spectacle multiforme, intriguant, hors norme...Théâtre du silence, du verve qui se fait rare sur les lèvres de ces personnages grotesques ou neutres: un homme dans une cage, officiant d'un texte off offre une vision très plasticienne des saynètes qui se succèdent au fondu noir Un cheval à grelots qui fait son manège au galop sur fond de très beaux chants ancestraux, des fidèles sur un banc qui se signent face à un officiant ....Le clou de ces évocations hors champs: la description de la mort annoncée de Philippe II conquérant qui agonise dans sa décomposition corporelle: c'est sidérant de cruauté, de trivialité: nu et cru, le texte fait office de narration précise et féroce, toujours très visuelle, truffée de détails, alors que sur scène c'est un sac poubelle qui relie le tout dans lequel s'engouffre Paul Gaillard, nu et cru!De grands et beaux silences animent la pièce, les comédiens bougent et dansent dans une chorégraphie-corps et graphie- surprenante. Mayalen Otondo en prêtresse chamanique mouvante et composant de sa gestuelle, une fresque vivante et plastique à la Rachid Ouramdane..Ils sont à vif et sans concession, divins, idoles ou martyrs, dévots ou princiers...Des sculptures de bois brut ou carbonisé, une chaise suspendue...Autant d'objets qui font sens dans ces visions surréalistes à la Beckett ou Ionesco, mise en scène curieuse, hypnotique pour qui veut bien s'y immerger, le temps de cette fable minutieuse sur l'histoire du Mexique: ses racines, son épopée, odyssée de faits et gestes barbares ou religieux..Un homme assis à une table, scotché pour de bon, rivé à sa table de sacrifice ou de travail: du Jane Fabre quasi !Le côté archaïque faisant foi. Un globe terrestre que l'on cueille du haut d'une échelle du ciel pour globalisation terrestre à l'aide d'une mappemonde lumineuse...Tout les objets s'animent et peuplent la scène, les comédiens au service d'une gestuelle précise et se lovant dans des costumes ou une nudité remarquables. Ce "Biface" étrange, conversation entre icônes et texte, voix et images est une réelle réussite qui fonctionne et plonge dans des abimes historiques inédites. Le propos et la mise en scène de Bruno Meyssat, comme une "conquête" et quête du beau ou du mal: le corps comme page blanche ou fer de lance d'une lecture de chair et de mouvement dansé, indescriptible. Inouïe et saisissante  reconstitution en artefact d'un pan de l'histoire du Mexique...

 

Bruno Meyssat, metteur en scène et fondateur de la compagnie Théâtres du Shaman en 1981, est ce qu’on appelle un « écrivain de plateau ». Après un long travail de documentation qu’il mène avec toute son équipe, ils plongent ensemble dans une recherche alliant le texte, le mouvement, le son, le pouvoir d’évocation des objets. Au TNS, il a présenté Observer en 2009 et 20 mSv en 2019.

Au TNS jusqu'au 3 Février

"the Lulu projekt": Lulu la berlue !

 

The Lulu Projekt

The Lulu Projekt

photo:Christophe Raynaud de Lage

– Il vaut mieux brûler franchement que s’éteindre à petit feu, non ?
– Alors je vais t’embrasser et ce sera comme foutre le feu à tout. Lulu aveugle, ça te dirait d’aller voir les étoiles de plus près ?
– Faut voir.
– T’y verras rien, mais tu t’inventeras ton aurore boréale, avec la voie lactée qui dans le vent…
– Attends, d’abord je laisse un mot. Si jamais on me cherche là-haut, qu’on sache où je suis.

De l’autre côté du mur, le monde de Lulu est terne et triste, souvent flou, noyé de pluie ou de larmes. Échec scolaire, déficit d’affection maternelle, bisbille avec la police, il se heurte au conformisme ambiant avant de rencontrer l’amour et l’infinité des possibles. Et voilà Lulu propulsé dans l’univers en expansion, flirtant avec les étoiles et défiant les lois de la gravité sur l’air d’I Wanna Be Me des Sex Pistols…

Dans cette métamorphose initiatique mise en scène par Cécile Arthus, le héros de Magali Mougel échappe aux normes sociales de sa communauté : « Ce qui m’intéresse, ce sont ces parcours qui sortent du cadre, qui visent la destruction du vieux monde. C’est symbolique : la destruction est une étape nécessaire vers la reconstruction. »

En ouverture et prologue, le ton et la forme théâtrale sont donnés: quatre personnages narrateurs se livrent à dévoiler le fond de la pièce, en autant de commentaires, remarques ou évidences: "tu as 18 ans", alors ce Lulu -Anthony Jeanne-aura du fil à retordre avec ces quatre là, figures emblématiques du devoir, de l'éducation et de l'incompréhension.En leitmotiv irrévocable, ces 18 ans seront ceux de la libération de ce joug social qui écrase et ligote notre antihéros: Lulu! Péripéties multiples sur le plateau qui se transforme peu à peu pour se métamorphoser en boucherie: scène phare, très visuelle où quatre officiants mettent en barquette de façon très mécanique des morceaux de barbaque de lapins, bestioles suspendues à une potence, comme guillotine ou trophée de massacres bestiaux ou humains Très belle vision surréaliste de marionnettes en même temps que triviale de l'établi de travail ou Lulu, l'apprenti niaiseux est voué à l'obéissance et au sacrifice Sacrifier sa vie, capituler, se rendre face à cette société formatée, violente et étouffante. Lulu, garçon boucher, en rythme se soumet et la cadence devient danse mécanique et travail à la chaine: ces chaines dont sont faites destin et prédestination d'un jeune homme qui n'aura de cesse que de tenter de se libérer en dansant furieusement sur des musiques formatées.Danser, danser, pour mieux habiter son corps furieux, exprimer sa hargne contre les adultes qui le musellent, sa mère -Blanche Giraud Beauregardt- hystérique mère castratrice-....La pièce décline tout du long, commentaires et dialogues et les comédiens se jouent de cette difficulté narrative avec brio. Etre dehors et dedans, à l'intérieur des personnages et derrière le miroir, n'est pas chose aisée.Le spectateur se questionnant lui-même sur son rapport à la réalité, à l'imaginaire de ces péripéties qui montent en crescendo la tension de la mise en scène et du texte, liés.Corps-texte, corps et graphie visuelle très soulignée et incarnée avec justesse et mesure par les cinq comédiens dans le sujet, à vif !  Magali Mougel a ici trouvé son Pygmalion en Cécile Arthus pour une mise en scène efficace et sobre qui jamais ne gomme ni n'éclipse la véracité des caractères des personnages.Stephanie  Chene pour la chorégraphie pertinente et musclée, Estelle Gautier et Claire Gringore pour une spatialisation renouvelée des espaces mentaux de chacun.

Et si on allait aussi voir du côté de la "Lulu" de Yves Saint Laurent, personnage se soulevant pour mieux exister et respirer?

Avec Anthony Jeanne, Blanche Adilon-Lonardoni, Blanche Giraud-Beauregardt, Philippe Lardaud, Laurent Robert

Scénographie Estelle Gautier
Corps et mouvement Stéphanie Chêne
Lumière Maëlle Payonne
Son Valérie Bajcsa
Costumes Séverine Thiébault


TAPS Scala du 25 au 28 Janvier

 

"An immigrant's story": quand les langues se délient, se mélangent...La danse l'emporte et les corps parlent. Et ça fait "signe" !


 

Wanjiru Kamuyu Cie WKcollective France duo création 2020 An immigrant’s story

Un corps porte-parole des stigmates migratoires, c’est ce que propose Wanjiru Kamuyu. Entre bribes de récit, chant et danse, son solo questionne sans fard la construction des identités et leur représentation mais aussi le statut et la place de chacun dans le fracas du monde.

Artiste cosmopolite, Wanjiru Kamuyu a vécu en Afrique, en Amérique du Nord et en Europe. Coté danse, elle est passée du classique, qu’elle a pratiqué au Kenya dans son enfance, au contemporain découvert aux USA mais également au butô. Ce nomadisme, ces déplacements avec les transformations qu’ils induisent, la mixité des cultures traversées ont forgé son parcours et l’ont portée à questionner fortement certains sujets d’actualité. La notion d’immigration en particulier, avec ses catégories opposées, celle des privilégiés et celle des défavorisés, mais aussi les flux migratoires et leurs causes probables. Quitter, perdre et se réinventer, ailleurs… Comment s’y retrouver ? De quoi sommes-nous faits ? Quels regards, quelles images définissent l’étranger, en particulier le migrant ? Qui est-il pour lui-même comme pour l’autre ? Vibrant et dérangeant, son solo se fait le récit acéré d’une histoire de l’humanité nourrie par son expérience et des témoignages de migrants. Faisant corps avec son propos, Wanjiru Kamuyu s’échappe du cadre, manie parole et gestes, humour et tragédie, et questionne notre rapport à l’autre avec autant de conviction que de sincérité.

Sur le plateau entouré de chaises renversées, alignées qui donnent l'impression de frontières, de délimitation ou de herses -pièges à oiseaux- une femme apparait dans un éclairage flamboyant.Soliste évoquant de sa voix et de ses gestes comme dans une incantation, un paysage corporel fait de jeux de mains, de doigts très véloces. Sa large envergure déployée; plexus solaire offert, chaleur et bonté rivées au corps. Elle ondoie dans son costume orange vif, sur place, puis sillonnant l'espace dans d'étranges tremblements fébriles.Secousses, balancements en offrande...Elle échange sa "première peau" pour une seconde longue robe découpée de lambeaux et s'adonne à franchir l'espace en sauts et manèges évocant le vocabulaire classique jadis acquis. L'épuisement semble la gagner, la désolation, la pesanteur de quelque chose: l'exil, l'altérité perdue lors de la migration qu'elle a "subi" loin de ses origines, arrachée à sa langue, à son terroir africain.Hésitations, mouvement de recul, abandon. Alors qu'auprès d'elle une autre femme traduit en langue des signes ses paroles et double sans la trahir, de sa danse gestuelle, les propos sur le déracinement. 

Des signatures qui converegent

Danseuse, assurément, cette "interprète" , Nelly Celerine traduit à sa manière et devient sa partenaire officielle. La complicité se raffermit, s'impose quand Wanjiru Kamuyu traversa une rangée de spectateurs dans la salle, lui cédant le plateau à part entière.La passation est belle et généreuse, complice, en osmose: langage des signes se métamorphosant en danse évidence qui transmet du sens et de l'image.Jamais la chorégraphie n'a rejoint à ce point la langue des signes et c'est un petit miracle que de voir s'incarner une telle alchimie!Duo de femmes soutenue par la musique qui elle aussi de plus neutre revêt la rythmique africaine ou celle des cordes d'un violon. Tragédie de l'exil, du sacrifice du déracinement. Une voix off raconte l'histoire de la "femme de fer" à la voix chaude et rassurante, évoque la fanfaronnade qui se tisse à propos des "africaines" et des clichés liés à son image en Occident Mais, rebelles, nos deux interprètes se jouent des on-dits et dansent de plus belle, à l'africaine! Dans un duo jovial et joyeux, laissant exprimer leur identité profonde sans se museler pour plaire ou paraitre aux yeux de notre société. Les corps se libèrent, racontent leur histoire d'origine dans des gestes rythmés, sautillants, empreints de sourires et de solidarité. Dans de beaux relâchés, dans une dérision et un humour non dissimulé.Combattre, se soulever à l'envi face à l'exil qui fait souffrir et reculer.Une vision très personnelle et politique de la condition de la femme africaine sur nos territoires européens, victime des flux migratoires qui catapultent "ailleurs" les corps et âmes sans se soucier du "déplacement" cultuel et culturel des êtres de chair et de danse.Un hommage au migrant de toute origine sur le chemin du transfert, du déséquilibre, du renoncement.  

A Pole Sud les 25 et 26 Janvier