mercredi 23 février 2022

"Même" de Pierre Rigal: du "pas pareil" au même, contre temps et marées!

 


« Le même peut se transformer en son contraire. »

Neuf danseurs performeurs s’agitent et dansent. Ils recommencent en boucle un même morceau, mêmes sons et mêmes mouvements, musique « transrock ». Un grain de sable dans la machinerie quand l’un d’eux arrive en retard au spectacle. Tout s’emballe. Fête jouissive d’une impossible reproduction d’un même geste qui se change en son contraire. Les gags à la Buster Keaton entraînent une chorégraphie tonique, comédie musicale expérimentale d’une énergie dingue. Théâtre, musique et danse s’entremêlent, convoquent le rock du groupe Microréalité, dézinguent le mythe d’Œdipe et ses fatalités. Rien n’est jamais prévisible, rien n’est pareil à rien, comme une définition du spectacle vivant. Après Micro, Press, Arrêts de jeu, Érection et Théâtre des opérations, Pierre Rigal, athlète de haut niveau, fomente un objet d’une liberté joyeuse, une explosion de surprises et de trouvailles.

C'est "une même chose et une autre", ce "même", pareil toujours! "Toujours les mêmes" dit-on de ceux que l'on retrouve au même endroit que soi-même!!! Alors voici un sujet en or pour Pierre Rigal et les interprètes lancés au départ dans l'improvisation aléatoire sur l"accident", la chose qui ne se répète pas et surprend.Ici danse, verbe, jeu, transforment sans cesse ce genre de "comédie humaine musicale" hybride, pleine de rebondissements absurdes, de situations cocasses qui opèrent sur le burlesque, l'absurde, le décalage constant d'une dynamique de groupe saisissante.Les situations s'enchainent, les personnages se dessinent, une banane fait figure de leitmotiv quand tout semble recommencer au final par la scène initiale. Mais rien n'est jamais pareil, ni le contexte, ni les humeurs...Le "même" et son double tricotent sans cesse la poésie des corps qui se livrent à cet exercice périlleux: ne jamais faire la même chose tout en répétant, reproduisant les gestes ou attitudes qui feront un spectacle chorégraphique. C'est drôle, décapant et avec beaucoup de distanciation, de recul face au sujet. Tout se joue devant nous, en empathie avec ceux qui tentent souvent l'impossible: être dans le neuf, le renouveau; la surprise et le déroute!On recommence, on repart à zéro, on met met les pendules à l'heure et la musique borde le tout de ses accents insolites On y chante aussi, à l'envers, le corps renversé, sans jamais tourner en rond, plutôt en spirale ascendante dans un rythme de comédie humaine riche en rebonds, ricochets, unissons et solos dignes d'un bon divertissement intelligent, mêlant les genres, les disciplines et les états d'âmes et de corps! Qui "même" me suive!

Au Théâtre du Rond Point jusqu'au 19 Février

jusqu'au 19 Février  au Théâtre du Rond Point

"Après Jean Luc Godard": le déluge!

 


Le cinéaste Jean-Luc Godard a bouleversé les codes narratifs, montré une jeunesse et sa façon d’être, de bouger, parler, qui était alors absente des écrans. Dans la seconde partie de sa carrière, il a créé un cinéma ouvertement politique. Comment cet héritage artistique peut-il se traduire au théâtre ? Que faut-il prolonger ou questionner aujourd’hui de cette œuvre ? Partant de la liberté et de la rupture qu’incarne Godard, le metteur en scène Eddy D’aranjo invente avec son équipe une forme alliant fiction et mise à jour du processus de création, où se mêlent nostalgie et nécessité de bouleverser les représentations normatives, esthétique et brutalité du réel.

Deux jeunes femmes sur le plateau, un fond d'écran derrière elle...Serions nous au cinéma? Ou quel sorte de spectacle nous attend? Elles nous conduisent, elle comédienne, l'autre technicienne sur les sentiers de l'image qui se fait, caméra au poing, plan séquence garanti sur le corps, le visage de l'autre en noir et blanc: touchante évocation de la figure cinématographique de JL Godard, le corps allongé en apesanteur sur l'écran, la peau lisse d'un visage assoupi, calme et serein. C'est de toute beauté et l'atmosphère  est brossée. Pas de reconstitution, ni d'évocation outrancière des films de Godard, jyuste une touche, un brin, une fêlure, une faille qui s'ouvre et baille..L'érotique et le politique vont se mêler dans la séquence suivante, scène d'intérieur en trois chapitre, la première nous dévoile Jeannot, un vieil homme chancelant, masqué de latex froissée, la nuque recouverte de cette peau plissée artificielle. Il progresse lentement, chute, faiblit sous nos yeux...Filmé en direct et projeté, son visage, son corps sont charnels et frémissants à l'écran comme dans ses "prises" de vue à la Godard qui tiennent les corps, les suivent, les capturent à leur insu. Toute la pièce, forme singulière où les personnages défilent et défient le verbe et le temps, se déroulent sur le mode et le tempo de la lenteur. Pas de précipitation, mais une grande concentration fébrile sur les propos et attitudes des corps des comédiens.Tous affranchis de modèles et lancés à fond dans l'instant, l'improbable lieu du jeu théâtral qui n'est pas celui du cinéma D'après JL Godard, disparition, mélancolie se font et défont à l'envi, tricotent l'atmosphère, vident  ou remplissent le plateau, au sens propre comme au sens figuré dans le décor, atelier de travail, laboratoire photographique...Jeannot c'est l'héritage face à ces jeunes qui hantent la scène avec leurs sentiments d'aujourd'hui, leurs questions, leur tendresse aussi face à un deuil anticipé. Jeannot au final va se démultiplier, s'incarner en chacun d'eux comme une mémoire vivante, solide Ce sera ce clonage annoncé par le monologue d'un comédien sur les artefacts, l'oeuvre de Godard, tout ce dont il parle, ce qu'il écrit ou filme. Face au théâtre, quelle posture ou attitude adopter pour écrire sur cet as de la comédie humaine?

Au TNS jusqu'au 2 Mars

Eddy D’aranjo a été élève du Groupe 44 de l’École TNS, en section Mise en scène (diplômé en 2019). Il a assisté Marie-José Malis (Hypérion en 2014), Julien Gosselin (1993 en 2017, Le Passé en 2021) et Pascal Rambert (Mont Vérité en 2019). Dans le cadre de L’autre saison, il a présenté eddy d’après Édouard Louis en 2018 et Les Disparitions − Désormais, n’a aucune image d’après Christophe Pellet en 2019. Il est artiste associé au TNS ainsi qu’à La Commune (CDN d’Aubervilliers) depuis 2019.

mardi 22 février 2022

"Alice", délices au pays des merveilleux.....


 Au début des années 1860, Lewis Carroll imaginait pour divertir la petite Alice Liddell un monde merveilleux et bien étrange, où le bon sens est illogique, les chats sont nihilistes, les chapeliers fous, les vers à soie opiomanes et les cartes à jouer des soldats aux ordres d’une reine de coeur tyrannique. Mises par écrit en 1865, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, suivies en 1871 par De l’autre côté du miroir, sont un immense succès populaire. Rapidement, tous les écoliers britanniques et leurs parents connaissent les incroyables péripéties vécues par la jeune Alice qui, pour tromper l’ennui d’un après-midi d’été, suit jusque dans son terrier un lapin blanc très pressé, affublé d’une redingote et d’une montre à gousset. De Walt Disney jusqu’à Tim Burton, nombre d’artistes de toutes les disciplines ont puisé dans cet imaginaire foisonnant et sans limite.
Sur une nouvelle partition de Philip Glass, compositeur majeur du minimalisme américain, les chorégraphes Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn réinventent et s’approprient l’univers fantasmagorique imaginé par Lewis Carroll. Affranchis de la narration de l’histoire originelle, les danseurs du Ballet de l’OnR incarnent une nouvelle galerie de créatures et de personnages contemporains autour de l’actrice Sunnyi Melles.

Et de constater que le "merveilleux" opère toujours avec brio et succès, adhésion du public et des interprètes. Chose peu évidente de nos jours délicats ou "croire" ou ne pas "croire" ne se conjugue plus que par bribe et dans la confidentialité. Ici, au grand jour, le fantastique se dévoile sans pudeur, d'emblée au démarrage quand un lapin sort d'un piano et s'y réfugie affublé d'une cantatrice démoniaque. C'est beau et donne le ton de cet opéra ballet hybride et surprenant, aux entrées multiples. Des portes coulissantes pour paravent mobiles....Valse et suspension d'objets comme des sylphides d'origine suspendues aux cintres. Mais ici ce sont des portés fluorescents qui font leurre et artefacts. Effet créé de toute pièce, illusion d'apesanteur, de vitesse, de rémanence très réussi.Alice se glisse sur scène, légère apparition furtive, très mobile, volubile, aux pieds légers, tournoyants: belle perspective sur l'urgence, la rapidité, forme esthétique aussi très réussie. Une danseuse sur pointe, à barbe, un lapin agile, des personnages nombreux en groupe pour des unissons perceptibles en masse de couleurs, de formes .Valse et tourbillon de fleurs en corolles et sépales blanches, vertes comme un parterre tournoyant de tiges animées...Les références sont nombreuses et jouent sur des univers chatoyants, reflets d'une culture dense et riche sur nos mythes environnants de notre mémoire visuelle. 


Alice, c'est un opus non genré, unique, cocasse et poétique où la fantaisie est reine et portée par la musique de Phil Glass, piano en verve et en poupe pour cette oeuvre curieuse et non identifiable. Une lune, une maison hantée de souvenirs et de personnages surgissant de nulle part pour nous emporter très loin au pays du merveilleux: pour ceux bien sur qui se laisseraient encore docilement  émerveiller, sans prise ni frein à leur imagination.

A l'Opéra du Rhin jusqu'au 24 Février 

Musique Philip Glass Chorégraphie, dramaturgie Amir Hosseinpour, Jonathan Lunn Direction musicale Karen Kamensek Scénographie, costumes Anne Marie Legenstein Lumières Fabrice Kebour Video Design et animation des peintures David Haneke Peintures Robert Israel CCN • Ballet de l'Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse