vendredi 11 mars 2022

"Pinocchio" (live) #2: l'anti-chambre froide des sacrifices !

 


Depuis 2014, Alice Laloy tourne autour de la figure de Pinocchio en multipliant les formes artistiques. Après un travail photographique, une exposition et une première performance, elle signe Pinocchio(live) #2 au dernier festival d’Avignon. Cette réflexion sur la désarticulation des corps prend à contre-pied le conte original. Dix élèves du Centre chorégraphique de Strasbourg, passent entre les mains d’hommes et de femmes, interprété·e·s par les étudiant·e·s du Conservatoire de Colmar, en blouses grises, aux mouvements cadencés, accompagné·e·s d’adolescent·e·s musicien·ne·s. Installé·e·s sur des établis, les enfants y sont patiemment et méthodiquement métamorphosé·e·s en pantins inanimés. Dans une étrange fabrique de jouets, l’ambivalence de la transformation donne corps à une fascinante dystopie. Dans ce troublant rituel, leurs mouvements déshumanisés ont été peaufinés avec l’aide de la sœur d’Alice, la chorégraphe Cécile Laloy, et deux contorsionnistes.

Dans une joyeuse bataille des gamins se chamaillent, bruyants alors qu'une machine à percussions les accompagne... Un bouquet de bassines grises brandi par un défilé de blouses grises perchées sur des talons hauts de bois japonais compensés.Ces ouvriers en herbes trainent leur panoplie de travail, chaises incrustées dans l'établi démontable. C'est déjà étrange et incongru, surréaliste ou absurde....Chacun bâtit sa table de labeur sur fond de musique percutante.Çà frappe de partout des sons des marteaux de bricoleurs.Tel un chantier de bâtisseurs en construction, le décor est planté.Dans une rythmique assourdissante d'un atelier de marteaux sur enclumes. Un établi d'usine, une table roulante de sacrifice? En surgit un défilé de carnaval, tel une manifestation, un étrange petit train, un cortège de brancards d’hôpital avec sur chacun d'eux un enfant, tout blanc en barboteuse, blessé.Image forte et impressionnante. Un "Métropolis" clinique de notre temps de  science fiction inédite. On s'y relie à un tuyau de survie, de perfusion, barrière, clôture médicalisée. A quelle "opération" va-t-on assister?. Sous des néons à la lumière glaciale d'entrepôt.Des sortes d'infirmiers en blouse grise libèrent les pansements puis badigeonnent au pochoir sur des sortes d'ardoise, des radiographies plastiques.Du blanc sur les corps manipulés des "victimes" de cette mascarade étrange: corps qui s’effondrent, avachis, vautrés, pendants. Dans une chambre froide, mortuaire ou morgue on pourrait assister à une dissection de statues que l'on embaume. Un atelier de sculpture de plâtre comme chez Rodin: on répare, façonne avec minutie sur fond de bruit de moteur de générateur.Des soignants de corps à momifier comme dans un rituel, désinfectent, vaporisent avec des pistolets à talc. On songe aux statues de jeunes gamins de Charles Ray ou à celle de Gisèle Vienne....


charles ray
gisèle vienne

Puis on pique et l'on coud des points de suture, travail en temps réel.Les petites mains d'un atelier de couturière s'affairent.Ce seront les ficelles qui feront se mouvoir les membres de ces créatures soumises qui attendent sur leur paillasse de laboratoire, avachis, affalés, immobiles et inconscients, victimes consentantes endormies...Un maquillage pour cerner les expressions, les yeux ouverts collés aux paupières, un long nez érigé, ceci dans une belle gestuelle à l'unisson dans une minutie irréprochable.Une école d'application en esthétique pour créer des masques de lèvres, un nez qui s'allonge.Sous des battements de coeur vivants, les statues-créatures s'animent au sein de cet atelier de fabrication de marionnettes en série, toutes pareilles.Un cortège-défilé se forme, déambulation de ces poupées sur leur socle mobile.Telle une marche funèbre de ces tables d'opération. Les chariots s'installent en frontale pour mieux montrer les prototypes des recherches savantes.Encore assoupis sur leur chaise, sans vie.Dociles, domptés, domestiqués, manipulés à l'envi.Un vrai ballet mécanique dans un musée de l'automate.Poses, portés, fils qui se relient quand les fabricants-artisans délivrent leur oeuvre de leur fabrication. Ballet de chaises roulantes pour créatures non autonomes.Les chutes progressives des pantins passifs de leur chaise, leur pendaison font peu à peu vivre cet univers aseptisé, clinique, opératoire.Cercle, chutes pour ces enfants métamorphosés en poupée de chiffon molles et manipulables à souhaits.Les artisans de ces phénomènes observent leur comportement figé qui peu à peu prend vie. Dans des mouvements relâchés, laxes, très bien simulés par une maitrise incroyable du ralenti, de la lenteur, de l'abandon.Dans le silence on contemple ces momies éternelles. Elles ne vont pas tarder à se mouvoir en crise épileptiques, en saccades, en sursauts au sol:très beau travail corporel de la part des enfants conviés à cette cérémonie chamanique, rituelle et fantastique.Convulsions tétaniques très dansées, senties, émouvantes à souhait.Renaissance ou réveil du pantin qui s'humanise, sans doute, mais bien plus: des visions éruptives de ces être qui se soulèvent dans une énergie fébrile spectaculaire de solistes terriens très contrôlée.De la terre, à l'air, appuis et relâchements exemplaires de technique assumée et ressentie.Vers l'érection, la verticalité des corps qui s'animent.Soubresauts, détente en chorus et unisson.Marche d'enchainés très binaire au final de victimes ou sacrifiés sur l'autel de la machinerie infernale Il y a quelque chose d’expressionniste dans la mise en scène des corps qui est hallucinante.Des ouvriers épuisés, ou une ronde folle libératrice pour les enfants libérés de leur joug.Danse rituelle et pantomime toujours les yeux mi-clos!Danse extatique en batterie militaire déglinguée, enchainée, débridée.C'est la séance libératoire de démaquillage par les savants aventuriers de la fabrique de "pinocchio"qui clôt le chapitre étourdissant de cette pièce à multiples entrées et sorties.On s'embrasse, on se réconcilie, on s'adopte pour mieux retrouver la vie de ces corps en short à bretelles et chemises rayées...C'est de toute beauté, d'un grand inconfort qui émeut et fait bouger pensées et émotions avec une plasticité et une mise en espace clinique et méthodique déroutante Comme un malaise à fréquenter une chambre froide ou un laboratoire de recherche génétique improbable...

 Alice Laloy découvre la marionnette pendant son cursus d’études en scénographie à l’École du TNS. Elle s’oriente vers un théâtre de recherche où se croisent marionnettes, matériaux, machines, acteurs et compositions sonores au service d’une écriture singulière et poétique. En 2009, elle reçoit le Molière du meilleur spectacle jeune public pour 86 cm. La metteuse en scène est artiste associée à La Comédie de Colmar, CDN Grand Est Alsace, au Mouffetard, Théâtre des Arts de la marionette, au T2G – CDN de Gennevilliers et au Théâtre de l’Union – CDN du Limousin. Elle a présenté au TJP D’États de femmes, Moderato, 86 cm, Y es-tu ?, Batailles, Re-Batailles, Sous ma peau / Sfu.ma.to et Ça Dada.

Au TJP les 10 ET 11 MARS  Palais des Fêtes dans le cadre des Giboulées de la Marionnette 2022


 


jeudi 10 mars 2022

"Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones": Jan Martens résiste et se soulève !

 


"Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones" de Jan Martens: résiste !

Le nombre de danseurs est important: 17 sur un grand plateau pour travailler sur l'individu!Plusieurs générations de corps, tous différents, petits ou grand gabarit, sexualité dégenrée, âges variés....Pas de "canon de beauté" à l'horizon de ce travail colossal sur la masse, le groupe qui avance  se déplace, se décale comme des vagues passées au peigne fin de croisements savants hypnotiques; sur une musique de Goreki "concerto pour clavecin et orchestre"   Mouvement choral de résistance, de soulèvement qui gronde.Et surgit en contrepartie, une immobilité sereine qui laisse s'échapper respiration et temps de pose-pause.Sous tension comme un sit-in en opposition à la marche-démarche populaire.Pièce de groupe hallucinante, concentrée, d'une rare efficacité visuelle,qui laisse fuir aussi les différences de corpulence de chacun. Tout se tricote, se tisse et semble se fondre dans la foule. C'est impressionnant et dérangeant.Fascinant à coup sûr!Cette vision de l'humanité en proie au mouvement est faite aussi de diversité et non d'anonymat dans les costumes à la fois haillons autant que fantaisie en rouge pour chacun sans pareil.De quoi méditer sur le nombre, son impact, sa force en se laissant aller dans cette beauté fluide et émouvante.Les circulations savantes augurant d'un ordre consenti pour arriver à ses fins: la force du groupe est unique et sujet à une composition chorégraphique émerveillante!

Au Mailon Wacken les 10 ET 11 MARS

En partenariat avec Pole Sud

samedi 5 mars 2022

"Je vous écoute": les confessions d'un lac d'indifférence.Ou d'empathie.....

 


Ce spectacle est basé sur la transcription de paroles d’anonymes qui racontent leurs inquiétudes, leurs solitudes, leurs espoirs et leurs colères sur une ligne d’écoute bénévole. Que peut-on dire ici à une personne inconnue, qu’on ne peut dire nulle part ailleurs ? Partant de ces myriades de voix solitaires, la metteure en scène Mathilde Delahaye a composé un oratorio, une partition musicale. Récits de vie croisés, silences, tremblements… Elle veut faire résonner ensemble ces singularités qui, au travers de ce qui leur manque, dénoncent un vide et appellent à une transformation du monde social. Je vous écoute met en avant la vitalité et le potentiel explosif que véhiculent celles et ceux qui sont au bord.

Fond de scène comme une fresque sur des corps qui chutent dans l'abime, surface au sol, lisse, huilée, aux reflets miroitants: des haltères immergée...Étrange vision, très calme....Avant la tempête? Une gymnaste vient s'emparer de cet engin de torture pour mieux le lâcher, éclaboussant de toute part: c'est une surface d'eau qui fait reflet!Un violoncelle entame une belle litanie, triste et nostalgique, mélancolique.Des fumigènes envahissent le plateau, un son de décollage d'avion du tarmac et tout démarre. Fin du préambule , de l'introduction, d'un prologue qui en dit déjà long sur la solitude...Des voix off s'agitent comme sur les ondes, en confessions timides, intimes...On arrive au vif du sujet quand dans un cadre carré lumineux, trois personnages entament ces discussions-dialogues, monologues ou confessions-, témoignages de solitude, de désarroi, de panique..Pour l'atmosphère glauque, il se met à pleuvoir sur ce décor, immense flaque où gisent des objets abandonnés, eux aussi cabossés, délaissés par la vie courante, active...Les trois silhouettes, tour à tour prennent la parole: écoutant, répondant, ou simulant toutes les voix du désespoir: une performance vocale et musicale inouïe à laquelle se collent brillamment les trois comédiens, statiques, immobiles, sans affect ou réaction épidermique.Claire Ingrid Cottanceau, sobre, lisse, hiératique, Thomas Gonzalez et Romain Pageard, animé de conviction, de finesse dans la perception et le rendu de toutes ces confidences vocales invisibles: donnant corps à des voix, des sentiments, des injonctions multiples et variées. Modulations, surprises, qui nous tiennent en haleine. Les solitudes s'enchainent depuis la chambre d'un "écoutant", depuis le choeur d'âmes esseulées, monocorde litanie de récits improbables sur la survie, la solidarité, les aveux déchirants de certaines victimes de l'isolement. Pièce touchante qui questionne les rapports humains de très près, de très loin sur les ondes glissantes des technologies au service de la communication à distance.Mathilde Delahaye signant ici une oeuvre empathique au décor puissant et métaphorique.Une vache égarée pour animal de compagnie, entrave ou simple portrait d'un immobilisme significatif!Qui laisserait passer la vie, statique et passive, image déconfite de lassitude et résignation.

Au TNS jusqu'au 10 MARS

 

Mathilde Delahaye a été élève du Groupe 42 de l’École du TNS en section Mise en scène. Dans ce cadre, le public du TNS a pu voir L’Homme de Quark d’après Christophe Tarkos, Tête d’Or de Claudel, à la COOP de Strasbourg, Trust Opus, d’après Falk Richter et Babil au bord des villes d’après Charles Pennequin. Elle a ensuite créé Pantagruel d’après Rabelais et L’Espace furieux de Valère Novarina (2017) Maladies ou femmes modernes de Elfriede Jelinek (2018) et, en 2019, Nickel, co-écrit avec Pauline Haudepin. Elle intervient à l’École du TNS régulièrement.