samedi 19 mars 2022

"Rift": cassures, failles, fêlures tectoniques: l'ardoise est friable, la fresque est arabesque !


 « RIFT est un texte sur la disparition. Celle de mon père, ancien mineur aux ardoisières de Trélazé, qui est parti dans les limbes de la maladie d’Alzheimer. Celle de Mon Amour qui a disparu. Qui veut disparaître. Qui résiste à disparaître. La mienne dans les souvenirs de mon père et dans le trou laissé par l’être aimé.J’y mêle mes souvenirs, mes bribes, mes failles et donc ma fissure (« rift » en anglais) pour faire surgir une forme de ce marasme que peut être la vie parfois. »

De Virginie Vaillant

Directrice de lecture Anne Somot
Musicien.n.es duo Thomas Billey (machines et traitement) et Céline Péran (harpe)

Comédien.ne.s Gabriel Micheletti, Anne Somot

C'est une roche métamorphique qui sous les effets de chaleur, temps et pression, se fait cassante, millefeuille ou palimpseste, strates de souvenirs de minéral. L'ardoise n'est pas redevable de monnaie, ni n'inscrit les dettes : elle est au coeur de ce récit, de cette narration subtile d'une autobiographie de Virginie Vaillant. Ce sera "elle" qui nous livrera durant cette performance de lecture, les "souvenirs" très présents d'une femme. "Je ne sais pas" murmure -t-elle en écho à son "père", figure centrale de sa mémoire, celui qui assis en fond de scène, lui donnera la réplique, l'esprit lointain, mais la voix chaude et rassurante, éthérée comme un spectre vaillant de sa vie.Témoin discret de ses aveux de mère, de compagne, de fille irradiée par les tréfonds de la mine d'ardoise où travaillait son référent de vie.La disparition, ce "trou" béant, cette perte vertigineuse comme la chute dans un puits, où cette montagne de déchets minéraux, cette "butte" à escalader pour mieux plonger dans les eaux de ces lacs artificiels d'extraction de minerai..La "comédienne-conteuse" incarnant l'autrice se glisse lentement de son pupitre au sol blanchi de farine, long chemin de table, sentier direct où ses empreintes de semelles tracent des schémas et figures d'idéogramme, de hiéroglyphes, écriture ancestrale et fondamentale. Signes de la mémoire qui s'inscrit et ne quitte plus nos pas, nos évolutions On croit au départ à des traces de noir sur tapis blanc...Le leurre opère à merveille. On ne nous roule pas dans la farine, mais entre les couches ou nappes de schiste  :Un schiste est une roche qui a pour particularité d'avoir un aspect feuilleté, et de se débiter en plaques fines ou « feuillet rocheux ». On dit qu'elle présente une schistosité. Il peut s'agir d'une roche sédimentaire argileuse, ou bien d'une roche métamorphique.Et c'est à un insecte bizarre que l'on doit la métaphore du léger, de l'éphémère, du temps qui passe: le notonecte, équilibriste entre deux eaux, deux airs.Belle description, comme tant d'autres d'ailleurs, précises, sorte d'inventaire, d'accumulation de qualités, de curiosités animales organiques et anatomiques.Comme un écho de la mémoire qui résonne, circule, prolonge le sens des mots, en résonance.En correspondance aussi au récit qui va bon train:un glossaire sur la terminologie du jargon de la mine, et toujours cette ardoise qui brûle la plante des pieds quand sa porosité est exposée au soleil. Ce seront les paroles du père qui se cache au bout du chemin de vie...Comme un chant, un sprechgesang rapide et rythmé, Virginie, blonde et frêle personnage incarnée par Anne Somot remplaçant au pied levé Nancy Guyon pressentie, toute de nuances, de questionnement, de rage ou de tendresse..."Ca s'est passé", "ça va être dur", scandé à toute vitesse fait mouche et touche, atteint le spectateur qui face aux autres comme dans un miroir reconnait peut-être son propre sort...On s'identifie à cette mémoire fouillée, brisée, en mille feuilletage gourmand plein de charme.Les traces comme une calligraphie à l'encre outre noire sur tapis de farine, chantent ces évolutions frontales dont nous sommes témoins.Et quand quatre longs manches à balais mus par les scénographes effacent cette pluie de poudre blanche, talc, farine ou poussière d'ange, on songe à la légèreté fugace et futile des songes ou à l'extrême "lourdeur" des souvenirs qui pèsent, qui encombrent...La musique, tendre harpe jouée du bout des doigts ou console électroacoustique dirigée en live, accompagne le récit, l'histoire tremblante, chavirante, qui rompt, casse, se brise comme l'ardoise que l'on doit fendre à coup de karcher pour qu'elle ne s'émiette pas...La traversée introspective va se terminer, du "vécu" pour tout un chacun, traversée minimaliste d'une chambre blanche de la mémoire vive.En boucle dans le tamis de la matière minérale vaporeuse.L'ambiance de toutes ces "nappes", couches est douce et forte comme la voix du père, berceuse, bagage d'adulte qui transmet l'oubli, la perte au pied du mur.Père ou amant, les rôles se mêlent, entrelacs sensuels et amoureux de deux corps écartés par la distance, face à face mais distants. Comme un geste d'écriture qu'on déroule, le sentier de cristaux de neige blanche demeure maculé par les pas qui vont et viennent, avancent dans la recherche du temps.Faire "forme"et dessin, esquisse ou calligraphie, cette intimité fait office d'obscénité, derrière la scène, en coulisse de la mémoire, poésie de l'instant!Oui, "j'aime beaucoup ce que vous faites" ce soir là aux TAPS et l'on déguste pour se "rassurer" une mousse chocolat-fraise aux oeufs concoctée par le chef Olivier Meyer: les ingrédients de la mémoire!

 

Scénographes (HEAR) Anaïs Levieil, Agathe Vilain, Elias Haddad, Lucie Billaud

 

 

Ce texte est présenté dans le cadre de la 24ème édition du festival Actuelles. le 18 MARS

mercredi 16 mars 2022

"L'amour sorcier" et "Journal d'un disparu": Tsiganes de bonnes aventures!

 


Lorsque minuit sonne, les gitanes se réunissent autour du feu pour lire le destin de leurs amours dans les arcanes du tarot. Parmi elles, la ténébreuse Candelas est rongée par la jalousie et le chagrin. Pour reconquérir son amant perdu, elle a recours aux sortilèges ancestraux de son peuple et aux incantations de la magie noire. De l’autre côté du monde, bien au-delà des Pyrénées et des Alpes, un paysan morave encore innocent tente en vain de résister au charme magnétique d’une jeune tsigane. Le souvenir de leur première étreinte devient une obsession. Ses journées aux champs ne sont plus qu’une longue attente qui s’achève à la nuit tombée dans les bras de celle qu’il aime mais dont tout le village se méfie.
Écrits à la fin de la Première Guerre mondiale de part et d’autre de l’Europe, les chants envoûtants de L’Amour sorcier (1915) et du Journal d’un disparu (1921) témoignent des fantasmes qui entourent dans les arts la figure de la gitane, amoureuse libre et passionnée, forcément mystérieuse et un peu magicienne. Le metteur en scène américain Daniel Fish les réunit dans un seul et même spectacle, avec la complicité du chorégraphe Manuel Liñán et d’Arthur Lavandier qui offre une nouvelle orchestration au cycle de Janáček. La cantoara Esperanza Fernandez est l'une des voix les plus connues du Flamenco et a notamment enregistré le chef-d’œuvre de Manuel de Falla L’Amour Sorcier sous la direction musicale d’Enrique Mazzola avec l'Orchestre national d'Île-de-France.

Leoš Janáček / Manuel de Falla Nouvelle production de l’OnR. Dans le cadre du festival Arsmondo Tsigane.


Zápisník zmizelého
Cycle de 22 mélodies sur des poèmes anonymes (attribués à Josef Kalda).
Créé au Palais Reduta de Brno le 18 avril 1921.
Nouvelle orchestration d’Arthur Lavandier.

Un décor de couleurs jaune, orange scindé en deux parois murales, un demi cercle de dix interprètes assis nous accueillent sur le plateau de l'Opéra. Tout se met à frémir dès les évolutions chorégraphiques de sept danseurs sur fond de plumes de coq projetées en vidéo: les mouvements des images se conjuguent à ceux des hommes de noir vêtus: danse tranchée, sèche, tours virtuoses, mains en crête de coq au dessus des têtes. Simulacre de flamenco revisité, profil et sauts à l'envi, unisson et solo en figure de proue. Danse vive et précise, coupée au cordeau. Les hommes aux costumes digne d'une griffe Thierry Mugler sont panaches, volants, corsets ou franges venant prolonger le mouvement en résonance dans l'espace. Virevoltes et spirales bienvenues pour brosser une atmosphère féroce et sensuelle digne d'une pavane baroque, d'un french cancan espagnol.Tutu blanc demi ceinturé, tout est signé Dorey Lüthi, as du panache sobre et moulant. Corset à demi ouvert, dévoilant bras et épaules dénudés comme pour les robes de Pina Bausch!Les torses se bombent, les piétinement s'accélèrent sur la musique: petits pas et attitudes altières, postures de référence déstabilisée, déstructurée.Alors que le choeur se fait discret écho du chant magnétique de Josy Santos...

On change à vue pour la seconde pièce de ce programme inédit et c'est El amor brujo
Gitanerie musicale en 16 tableaux pour orchestre de chambre et cantaora (première version).
Créée au Teatro Lara de Madrid le 15 avril 1915.

Amour sorcier bien connu, ici interprété par Espéranza Fernandez, au pied levé.

On reprend le demi cercle, demie arène des conflits et de la danse. Les "assis" sont autant de petites chorégraphies palpitantes, vivantes animant les corps de ceux "qui ne dansent pas"!Mêmes costumes mais assumés plus en panache, plumage, apparat et frou-frou...Tentation et sorcellerie des gestes encore plus tranchants dans des unissons de masse progressant en marche menaçante.Les châles s'animent, volent et s'enroulent à foison, les robes deviennent masques ou chapeaux fantastiques: un solo très voluptueux et rageur pour un gallinacé emprunt d'une gestuelle animale inquiétante...Tours et alignement dispensant une danse signée Manuel Linan, iconoclaste chorégraphe de l’institution flamenca Les corps au sol laissent musique et chant âpre se tailler la part belle. Le coq tué pour ne plus chanter les louanges de l'amour Les frappes des pieds des danseurs envahissent l'espace sonore en grappe vibrante et en proie à des crises de nerfs agacées. Le jour se lève sur ce poulailler en panique pas toujours pertinent avec l'oeuvre de Falla: voltige de cuir noir pour coq à pattes noires, on ne sait plus vraiment qui prend le pas de cet amphithéâtre pourtant chaleureux et bigarré....

A l'Opéra du Rhin jusqu'au 24 MARS


 


En espagnol, tchèque
Surtitré en français, allemand

dimanche 13 mars 2022

"Les frères Karamazov": une saga épileptique à l'abattoir !

 


Les Frères Karamazov est le dernier roman de Dostoïevski, paru en 1880. Les fils Karamazov, qui n’ont pas grandi ensemble, se retrouvent dans la maison paternelle et font connaissance. Trois mois plus tard, le père, Fiodor, sera assassiné par l’un d’eux. Sylvain Creuzevault, avec son équipe, explore depuis plusieurs années l’œuvre de Dostoïevski. Pour nous parler d’aujourd’hui, il s’attaque à ce monument fascinant, où l’auteur creuse toutes les contradictions d’un monde hanté par ses démons originels. Dans ce jeu de pistes aux multiples facettes, il interroge ce que veut dire innocence ou culpabilité. Y-a-t-il de bonnes raisons pour ne pas tuer le père ?

C'est trois heures durant une épopée picaresque qui se déroule servie par des comédiens hors pair. C'est dire si c'est "du théâtre" où les personnages sont rendus attachants et percutent avec une verve, un tonus une dynamique incroyable.Dans un décor très "iconique", très orthodoxe, on fait la part belle à la colère, à la passion dans des costumes liturgiques ou en simple appareil civile. Il faut entendre et voir Nicolas Bouchaud en Fiodor exalté, ce père indigne qui revient au "foyer désuni" avec un débit verbal hallucinant de tectonique sonore et corporelle, il faut se laisser apprivoiser par tous ces hommes et femmes excessifs: Servane Ducorps, à fond dans sa gouaille de Mamounette, Blanche Ripoche, suave et rigide Katérina....Et Arthur Igual en Aliocha sublime, drôle, naïf et séduisant d'innocence feinte dans ce galimatias familial et social décoiffant. La musique live accompagne toutes ces péripéties, ponctuant la dynamique, l'énergie des corps jetés dans la bataille: Sylvaine Hélary et Antonin Baillon aux commandes!En seconde partie, le décor fait office de no mans'land, friche industrielle aux néons de couleurs où va se dérouler encore l'expression débordante de passions, de colère, de jalousie. Enfermé dans une cage qui bouge ou librement jeté dans l'espace, les corps sont au combat, en verve, se soulèvent ou désespèrent: toute une humanité au bord de la crise de nerfs telle que Dostoevski aurait imaginé sans doute sa saga, série palpitante et haletante!Quand tout est dit sur le patriarcat, Dieu, l'Etat, le père et ses avatars politiques, on ne peut qu’adhérer à la façon très humaine de Creuzevault de traiter le sujet du communisme, du pouvoir, de la filiation. C'est grandiose et émouvant, palpitant et audacieux. La jeunesse, elle aussi, traitée avec sa voracité de vivre ou d'en finir avec ce "père" castrateur abominable monstre déferlant de haine ou d'amour. Une narration textuelle pour nous accompagner dans cette complexité épique ou picaresque quasi digne d'un roman-fiction-réalité qui puise dans la vie intime de chaque personnage; on y fait aussi la fête à l'image du metteur en scène qui n'a de cesse de nous poursuivre de sa passion dévorante pour l'oeuvre quasi complète de Dostoevski!

Sylvain Creuzevault est metteur en scène et acteur. Après Baal de Brecht en 2006, il compose plusieurs spectacles : Le père tralalère, Notre terreur, Le Capital et son Singe. Au TNS, il a créé en 2016 Angelus Novus AntiFaust et a présenté, en 2019, Banquet Capital. Il est artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe où il a créé Les Démons de Dostoïevski en 2018 et Le Grand Inquisiteur d’après Dostoïevski, en 2020. Depuis 2017, il est installé à Eymoutiers, en Haute-Vienne, où il transforme d’anciens abattoirs en lieu de théâtre.

Au TNS jusqu'au 19 MARS