mardi 26 avril 2022

"Julie de Lespinasse": une loge pour "Orphée", Eurydice, en Echo!

 



La metteure en scène Christine Letailleur a découvert et adapté les lettres adressées par Julie de Lespinasse (1732-1776) au comte de Guibert. Fascinée par cette littérature qui témoigne d’un caractère hors des normes de son temps, elle s’est penchée sur la vie de cette femme : fille illégitime, marquée par une enfance malheureuse, dont l’intelligence et le charisme feront de son salon parisien l’un des plus célèbres de l’époque − où dialogueront d’Alembert, Condorcet, Diderot. Au sommet du succès, elle fuit la société. À 40 ans, loin de renoncer à l’amour et à la sexualité comme le voudraient les mœurs de son époque, elle s’éprend du comte de Guibert, de dix ans son cadet. Il est ici question des dernières années de sa vie où Julie aimera jusqu’au bout comme elle l’entend : « avec excès, avec folie, transport et désespoir ».

Une mélodie au loin, celle d’Orphée et Eurydice: "j'ai perdu mon Eurydice" pourrait condenser cette pièce toute empreinte de nostalgie, d'amour, de lien, de liaison...Une femme, seule, longue robe comme du taffetas ou satin de soie, dévoilant discrètement un buste prude et une poitrine discrète à l'image du personnage: des "atours" qui dissimulent la passion et l'amour qui animeront cette âme sensible durant toute la représentation.Une voix off pose le personnage en résumé succinct.C'est Judith Henry qui incarne cet oiseau rare, proie du désir et du tumulte amoureux auprès de deux hommes en particulier.Elle, charnelle, présente, lui, le fantôme de Mora, spectre errant sur le plateau ou simple ombre portée par des éclairages subtils et audacieux. Ce qui hante notre héroïne de basse naissance c'est le chagrin ou la joie, la bipolarité des sentiments épistolaires. Car ici c'est la lettre qui fait foi et qui fait la loi. De petits pupitres jaillissent des parois du décor pour qu'elle puise lire ou coucher ses propos de sa plume. Quel siècle ravissant où le geste amoureux est lecture, écriture, pensée en mouvement couchée sur le papier. Jamais de "rencontre" ente elle et ce fameux et prétentieux de Mora: personnage spectral "incarné" par Manuel Garcie Kilian , troublante apparition régulière, glissant dans l'espace ou simplement le visage éclairé par la flamme d'une bougie.Silhouette de noir découpée, ectoplasme, le voici "songe ou chimère de l'imagination" de Julie. Ils ne cessent de se croiser, de se  frôler, de ne pas s’atteindre, sans contact et installe ce "monologue seule mais entendue" avec brio et délicatesse. Tendresse même si le personnage de Guibert devient odieux à nos yeux. Sa voix off- de Alain Fromager-douce et tendre donne le change.Les péripéties s'enchainent autour de ces deux figures emblématiques de l'amour passion irraisonné, mondain, d'époque!Puis les lumières se fondent aux sentiments, la croisée s'obscurcit, le noir flouté s'installe, le trouble mouvant sur les murs de cette pièce en huis-clos tremblent, se meuvent comme la prédilection de la folie qui vient s'emparer de Julie. Lumières, oiseaux virevoltants, menaçants dans des nuées magnifiques, délire de l'opium, de la raison d'un esprit bouleversé par le destin.Julie touche le sol, son corps s'y repose, elle chute pour ne plus retrouver que la couche horizontale d'un divan noir....Un "climat d'amour" l'envahit, c'est la saison qu'elle chérit: "vivez"même dans les hallucinations magiques d'une scène de mariage, bordée de sons de cloches terrorisants....Noces de délire, silhouettes qui dansent à son insu en découpage noir...

La mise en scène de Christine Letailleur, comme une révélation des sensations et sentiments de ces deux êtres perdus dans le flou ou la radicalité de leur position. Attitudes, postures et déclinaisons des affres des âmes en proie à la fusion, la profondeur des émotions humaines.Les lumières y sont le berceau du trouble, de ce qui émeut et fait bouger, de ce qui profondément éclaire ou éteint passion et entendement.Signées Grégoire de Lafond, elles sont peinture, ambiance, atmosphères singulières et touches impressionnistes des mouvements de l'âme, des espaces du corps sensible.

Des destins singuliers qui questionnent l'entendement dans des coulisses où les accessoires semblent apparaitre eux aussi comme évidence: lampes, tiroirs et autres astuces scénographiques très judicieuses.

Et une Judith Henry lumineuse, fine, gracieuse, sensible ou déterminée, frôlant la grâce et la félicité, que l'on a du mal à quitter!

Christine Letailleur est adaptatrice et metteure en scène. Au TNS, elle a présenté Les Liaisons dangereuses de Laclos en 2015, Baal de Brecht en en 2017 et L’Eden Cinéma de Marguerite Duras en 2020. Passionnée par littérature du XVIIIe siècle, elle s’est plongée dans le parcours de Julie de Lespinasse, cette femme dont on dit qu’elle fut l’égérie des inventeurs de l’Encyclopédie, et qui, dans ses lettres, se livre tout entière à la passion amoureuse.


 

 

Au TNS jusqu'au 5 Mai

mardi 12 avril 2022

"Courant d'Airs": je ventile à tort ou la matinée d'un foehn...


 "Courant d'Airs"

Récital: Lieder, mélodies, airs "dans le vent" !

Chant: Geneviève Charras Piano: Christian Vidal

Sentir le vent sur le "Pont des Arts" de Brassens, les cavalcades de "la Brise" de Saint-Saëns, la nostalgie des "Mistral gagnant" de Renaud et apprendre bien d'autres noms de Vents avec Juliette et sa "balade des vents"....

Un courant d'air romantique avec Schubert -"die Wetterfahne"-ou Clara Schumann, souffle sur ce récital concocté par Christian Vidal pianiste- accompagnateur et interprété  par Geneviève Charras, soprano.

Quand Poulenc fait vibrer la campagne d'un vent d'orage d'un "Air Romantique"et arpente d'un "Air vif"verger et jardin en fête, c'est la tourmente qui prend le relais: celle de "Fleur jetée" de Fauré...

Pour calmer le souffle d’Éole, "La chanson des Sirènes" de Honegger, "Si mes vers avaient des ailes" de Reynaldo Hahn se font rêverie comme "Harmonie du soir" de Debussy.

Et pour enjouer l'atmosphère, "La chanson de Magalie" de Gounod, "La chanson du Papillon" de Campra prennent le relais de ce récital qui décoiffera plus d'un!

Recherche musicale: Christian Vidal

Scénographie Corine Kleck Véronique Moser

Dimanche 15 MAI  11H

CIARUS 7 rue Finkmatt STRASBOURG

Entrée libre-plateau



lundi 11 avril 2022

"28 i mig": pas de huit et demie mesure ! Mais un grand écran large, en 16/9 ème sur le monde fellinien!

 


Nourrie de sa fascination pour l’Italie et notamment du mouvement cinématographique néoréaliste, la compagnie catalane La Perla 29 rend hommage avec le spectacle 28 i mig au monde de la fiction, du théâtre et du cinéma. Créée à partir d’improvisations collectives s’appuyant sur Huit et demi, film mythique de Federico Fellini, la troupe revisite cette pièce de son répertoire.

Mosaïque de scènes, poèmes, danses, musiques, projections et textes d’artistes comme Dante, Pirandello, Ettore Scola, Eduardo di Filippo, Shakespeare, Espriu, Vicent Andrés Estellés, Bergman, Sisa, Tchekhov, Wajdi Mouawad, 28 i mig mène une réflexion joyeuse sur les vicissitudes de la création, la recherche du bonheur, l’enfance et la nécessaire acceptation de la mort.

À la question « Comment être heureux ? », le collectif répond par une  fête des sens et de la pensée, en faisant sienne la maxime fellinienne : « Non c’è fine. Non c’è inizio. C’è solo l’infinita passione per la vita. »*Il n’y a pas de fin. Il n’y a pas de début. Il n’y a que la passion infinie de la vie. »

Lorsque je me demande ce qui compte le plus dans l’acte créateur, la réponse qui me vient à l’esprit est simple : “Est-ce vivant ou non ?”

C'est un spectacle bouillonnant de vie, de jeu, de musique et certes de références judicieuses et bien amenées de l'univers de Frederico Fellini! Jeu subtil de ceux qui parlent catalan magnifiquement sans qu'on se dise que l'Italie est le sujet, lieu et endroit de la réflexion du metteur en scène.Très belle interprétation donc de tous les protagonistes, personnages revisités à l'occasion de ce panorama grand angle du cinéma fellinien. Ça jacasse, ça ensorcelle, ça palabre à l'envie, le rythme de la mise en scène opérant pour créer une atmosphère festive, endiablée, musicale, chatoyante et enjouée Pas de répit pour les comédiens aux talents multiples qui se dédoublent, se multiplient, se métamorphosent sans cesse.Un montage de saynètes très efficace, des collages pour mieux brouiller les pistes et ne pas "reconnaitre" les références qui se glissent d'un texte à l'autre, d'une image à l'autre. Comme un grand traveling ou un plan fixe, un plan séquence où un gros plan-plein cadre, tout est cinématographique et défile sur la bobine à 25 images secondes! Artisanat de la mise en espace, des décors, des costumes qui soulignent une écriture dramaturgique mûrie, installée dans le déséquilibre constant!Et "la nave va", affronte la tempête des sentiments ou la placidité d'un Mastroianni émouvant à l'écran noir et blanc! Sans oublier le cadre à la Méliès qui occupe le plateau sans cesse pour mieux   se faire  champ-hors champ et délivrer des images hors norme dans une joie non dissimulée!

conception et mise en scène Oriol Broggi

Grand théâtre de la Colline jusqu'au 10 Avril