lundi 3 octobre 2022

"Black Angels": Schubertiades matinales pour "mémoire"par le Quatuor Diotima

 

"George Crumb compose Black Angels en 1970, alors que l’opposition à la guerre au Vietnam bat son plein aux États-Unis. C’est dans ce contexte que s’inscrit la pièce, comme le suggère son sous-titre, « thirteen images from the dark land » (treize images du territoire obscur), et l’annotation qui introduit la partition, « in tempore belli » (en temps de guerre). L’œuvre a marqué l’imaginaire contemporain en brisant la pureté sonore du quatuor à cordes, sans compter la présence d’instruments inhabituels joués par les musiciens : des verres en cristal et deux gongs. On y entend aussi une citation du deuxième mouvement de l’œuvre donnée en seconde partie de programme, La Jeune Fille et la mort de Franz Schubert."

Deux oeuvres contemporaines reliées par la mémoire, le souvenir, l'impact d'une oeuvre reconnue sur la créativité et l'imagination des deux premiers. Alors que résonne la "vraie" version originelle de "La jeune fille et la mort" en clôture de concert. La talentueuse compositrice Caroline Shaw livre avec "Entr'acte" son ode à la déconstruction des harmonies, peu à peu, qui se transforment, opèrent une mutation étrange et conduisent vers d'autres atmosphères, plus fragiles, instables.Menuet classique de Hayn qui bascule, chavire et vient échouer avec grâce et vertige dans le domaine de l'inconnu, de l’inouï.Un exercice périlleux où s'affrontent tradition et modernité dans une profonde intelligence de l'écoute.Au tour de Crumb de s'atteler à la mémoire, à l'histoire et donc à la narration sonore. Évocation de la guerre du Vietnam, subtile exploration d'objets sonores en répondant aux cordes du quatuor; des verres de cristal pour résonance , incantations funèbres d'une catastrophe, d'un crime avoué.Symboles, images en références pudiques, danse macabres ou autres musiques diaboliques pour assumer l'horreur , en rendre compte numériquement: compte à rebours et conte de la réalité non dissimulée de l'histoire.La jeune fille et la mort en citation bien sûr réelle évocation de la douleur et du destin des hommes belliqueux, absurde et fatale icône de l'indicible...Et l'oeuvre de référence de faire son entrée, pour "mémoire" dans une belle et fougueuse interprétation du talentueux et généreux quatuor Diotima!


Caroline Shaw Entr’acte (2017)
George Crumb Black Angels (1970)
Franz Schubert Quatuor en ré mineur “La Jeune Fille et la Mort” (1824)

Quatuor Diotima
violons | Yun-Peng Zhao, Léo Marillier
alto | Franck Chevalier
violoncelle | Pierre Morlet

Dans le cadre du festival MUSICA à Nancy

dimanche 2 octobre 2022

"Proverbs" Ensemble Ictus: tout s'enchaine sans heurt dans la composition musicale en miroir.


 

Ensemble Ictus, Synergy Vocals, Orchestre de l’Opéra national de Lorraine

"On les connaît maîtres des musiques répétitives américaines à travers leurs collaborations avec la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker ou leur production d’Einstein on the Beach de Philip Glass présentée à Musica en 2019. Pour leur premier concert à Nancy, dans la très belle salle Poirel, les musiciens d’Ictus s’associent aux Synergy Vocals et aux pupitres de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine pour nous offrir quelques-unes des plus belles pages du minimalisme.

Le concert présente quatre œuvres-clés du XXe siècle, choisies pour leurs qualités introspectives et enchaînées comme si elles n’étaient qu’un seul et même ouvrage. Tehilim de Steve Reich constitue le cœur du programme, autour duquel viennent graviter les charges émotionnelles de The Unanswered Question de Charles Ives et de The Sinking of the Titanic de Gavin Bryars. Dans sa célèbre pièce Proverb pour voix et ensemble, Steve Reich s’appuie sur un très bref texte du philosophe Ludwig Wittgenstein : « How small a thought it takes to fill a whole life ! » — Qu’elle est petite, la pensée qui peut remplir toute une vie ! C’est en somme le mantra d’une soirée lors de laquelle la musique se déploie à partir de presque rien pour devenir, progressivement, presque tout."

S'il est bon de réunir certaines pièces et de les faire s'enchainer sans interruption, voici une expérience bluffante à souhait où l'on, passe sans frontière d'une signature musicale à l'autre sans encombre. Les quatre pièces liées comme par enchantement, formant un bloc articulé, dense et surprenant. Démarrage par un solo de trompette du fond de la salle, le chef d'orchestre face à nous, tel un ange sur fond de lumières diffuses et de musique ténue de l'orchestre également entre balcon et paradis. Vision magnifique et planante pour l'introduction de l'oeuvre de Charles Ives qui inaugure ce voyage musical au long cour.Ambiance sonore douce d'un paysage cosmique émanant d'un dispositif instrumental original et très opérant pour servir un propos de trames harmoniques déroutantes. Univers spirituel, planant évoquant, imperturbable, l'univers cosmique et la question éternelle de l'existence."Proverb" de Steve Reich glisse lentement et enchaine, librement voisin et acolyte de l'opus précédant, ce qui fait la magie de la succession sans surprise de l'une à l'autre.Le style et l'écriture propre du compositeur, as de la musique répétitive se révélant peu à peu.Ouvre pour trois sopranos, deux ténors et trois vibraphones et deux orgues électriques.Canons, tuilages et secrets de fabrication opèrent dans une globalité saisissante où le rythme des phrases musicales, toujours augmenté, entraine dans des atmosphères et visions énigmatiques. Puis c'est à Gavin Bryars de prendre le relais avec un "naufrage" annoncé, basculant les écritures traditionnelles pour une tectonique dramatique remarquable.Tout enfle, grandit, s'oppose au calme et au silence pour parvenir au zénith d'un désastre, d'une tragédie submersible qui terrorise, méduse et tétanise. Au final du concert, à nouveau au tour de Steve Reich de prendre le pas sur cette performance musicale de l'Ensemble Ictus qui fait vivre, exister, vibrer de "petits chef d'oeuvre" clés du XX ème siècle "introspectives et enchainées comme si elles n'étaient qu'un seul et même ouvrage".Un florilège parfait de musique colorée, instrumentale et vocale dont l'inventivité semble sans frontière.

Charles Ives The Unanswered Question (1908)
Steve Reich Proverb (1995)
Gavin Bryars The Sinking of the Titanic (1972)
Steve Reich Tehillim (1981)

Ensemble Ictus
direction | Tom De Cock
flûte | Chryssi Dimitriou
clarinette | Dirk Descheemaeker
contrebasse | Géry Cambier
cor anglais | Kristien Ceuppens
clavier | Jean-Luc Fafchamps, Jean-Luc Plouvier
percussion | Aya Suzuki, Miquel Bernat, Rubén Martinez Orio, Gerrit Nulens

Synergy Vocals
direction | Micaela Haslam
soprano | Caroline Jaya-Ratnam, Micaela Haslam, Rachel Weston
alto | Heather Cairncross
ténor | Benedict Hymas, Gerard O’Beirne

Orchestre de l’Opéra national de Lorraine



coréalisation Musica, Opéra national de Lorraine, CCAM – Scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy


samedi 1 octobre 2022 Salle Poireldans le cadre du festival MUSICA à Nancy

"Different trains" Quatuor Diotima et Horns : ça va bon train. A toute allure dans l'immersion musicale.

 


vendredi 30 septembre 2022 dans le cadre du festival MUSICA à Nancy
CCAM - Scène Nationale de Vandœuvre

La première étape de l’excursion lorraine de cette édition est l’occasion d’une rencontre symbolique entre Musica et Musique Action, deux festivals cousins et voisins créés au début des années 1980. Ce rendez-vous inédit se traduit par un jeu de miroir entre deux quatuors, deux attitudes et deux visions. 

Sous le titre de Horns, le premier est un chaudron porté à incandescence, un creuset de vibrations profondes et de crépitements électroniques orchestrés par quatre explorateurs du sonore sous la houlette de Seb Brun. Tout démarre dans un silence énigmatique: le public invité à déambuler dans l'espace protégé de la Salle des Fêtes de la mairie de Vandoeuvre attenante, par un passage souterrain étonnant.Se détachent de la foule, quatre musiciens simplement badauds errants parmi les spectateurs, invités à faire connaissance avec le dispositif sonore: curieuses petites installations au sol, faites de bric et de broc qui intriguent. Sons lointains, étranges, ténus qui caressent l'oreille, vibrent, émanent de baffles, autant que de synthèse technologiques. Au deux consoles, les alchimistes du son s'affairent, alors qu'un trompettiste se joue des sonorités embouchées de son objet sonore...On regarde, observe sur place cet attirail magnétique qui vibre et bruisse, intrigue, déconcerte ou agace. La poésie de petites pièces de monnaies sonnantes et trébuchantes fait mouche pour les plus petits sur cette plaque de fer de boite à biscuit de récupération.Tout le reste va de cet acabit, joyeux, inventif, sérieux ou pas.Puis l'atmosphère bascule dans une dramaturgie sonore qui fait voyager très vite, très loin: c'est la locomotive furieuse de Zola dans "La bête humaine" ou l'entrée du train dans la Gare de la Ciota" des Frères Lumière.Images ou roman illustré par ces sons saturés, issus d'empilements d'enregistrements variés et divers pour la richesse de leurs intonations. Sifflement, sirènes de trains...Qui s'emballent, s'activent, se remuent et déboussolent! Le quatuor performe, improvise, surprend toujours et la déambulation est de mise pour apprécier cette marche-démarche originale, savante, invitant à une écoute libre, sans arrière pensée académique ni apriori intellectualisé d'un processus de création à vif et dévoiler avec les risques du in situ et de l'ici et maintenant.

 

Le second, ce sont les maîtres en horlogerie acoustique du Quatuor Diotima et deux œuvres majeures du XXe siècle, le Quatuor à cordes no 2 de György Ligeti et Different Trains de Steve Reich. Le tout est un voyage aux confins de la mécanique de précision musicale.Et la prestation de haute voltige fait de l'écoute de ces deux pièces réunies, une ode, un hommage aux deux compositeurs hors norme .Le quatuor présentant en prologue chacune des qualités musicales et de la genèse des pièces du récital.Ligeti, le roi et démiurge des cordes fait vibrer, résonner les cordes pincées, irise la matière sonore qui fluctue et dont se détachent des motifs flottants.Se déployant dans une infinie liberté lumineuse, alerte, mécanisme de précision qui serait devenu son propre maitre.Un régal de dextérité, de virtuosité aux bouts des doigts des interprètes ravis, aguerri et séduisant l'auditeur par cette rythmique décalée, surprenante, entrainante.  Alors que le magistral "Different trains" de Steve Reich plonge dans l'atmosphère noire et envoutante de la déportation.Les cordes s'animent et l'on visualise la source des sons qui ne sont pas ceux de la bande son, on les matérialisent à l'envi, scrutant cet espace sonore si évocateur du drame et de sa montée en puissance. Les sifflements des trains de la mort comme autant de mélopées de la souffrance, de l'horreur. Mais aussi de la portée dramaturgique de la partition si émouvante, tendue, asphyxiante.On étouffe, en apnée, on vole vers l'indéfectible destin des déportés dans une immense "poésie" musicale inouïe.Du grand art en partage pour cette soirée ébouriffante, décoiffante, associant immersion, écoute, pour créer des "états de corps" insoupçonnés.


première partie Horns

Performance immersive pour dispositif d’enceintes, objets vibrants, amplificateurs et quatre improvisateurs

trompette et no-input | Timothée Quost
synthétiseur modulaire | Clément Vercelletto, Julien Boudart
percussion et électronique | Seb Brun
son | Guillaume Jay


deuxième partie Quatuor Diotima

Steve Reich Different Trains (1988)
György Ligeti Quatuor à cordes no 2 (1968)

violons | Yun-Peng Zhao, Léo Marillier
alto | Franck Chevalier
violoncelle | Pierre Morlet