mardi 4 octobre 2022

"The Silence": Stanislas Nordey franchit le mur....Et l'Orpailleur glane les sons suspendus du vide....


 « To silence someone c’est empêcher quelqu’un de parler de lui, de sa perception du monde, de ses sentiments, de sa vie, faire disparaître sa version de l’histoire, et ainsi l’effacer. »

Pour sa nouvelle pièce THE SILENCE, l’auteur-metteur en scène allemand Falk Richter entreprend, en collaboration avec l’acteur Stanislas Nordey, des recherches sur l’histoire de sa propre famille. Un voyage  dans son passé le ramène dans la maison de ses parents, qu’il a quittée il y a plus de 30 ans, suite à son coming out. Le père est mort sans qu’une réconciliation avec son fils n’ait eu lieu. Mais le fils veut enfin briser le silence qui régnait dans cet endroit. Il commence une discussion avec sa mère qui le replonge dans l’enfer de leurs jeunesses à tous deux, la sienne et celle de sa mère. Ce voyage dans les gouffres de la société occidentale qui va de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui révèle une histoire persistante de la violence et la dureté qui rend impossible un avenir plus humain, choisi.

Stanislas Nordey est un acteur hors pair et pas besoin de démonstration pour le prouver. Dans cette pièce où il serait le seul interprète quasi deux heures durant, il porte le texte, vivant, posé et maintient en haleine ce public réuni pour le rencontrer, l'écouter parler de l'histoire d'un autre. Qu'il incarne majestueusement dans un décor de murettes blanc, de paysages de dunes mordorées, colorées, échevelées. Un arbre au loin ...Ce personnage évoque sa jeunesse et tous les non dits, les secrets de famille qui végètent, macèrent et rende "le silence" toxique, malfaisant, cruel et dangereux. Silences des dénis, mensonges, oublis, effacements de l'histoire ou transformation des faits. Ce jeune homosexuel se livre, se bat et étouffe, dénonce des situations aberrantes et l'on suit son fil d'Ariane avec empathie, intérêt en communion constante. En dialogue des images vidéo enregistrées par l'auteur en présence de sa mère à qui il tente d'arracher une once de vérité, de sincérité. Jeu délicate et pas toujours diplomate tant les personnes y sont impliquées et jouent à l'innocence, l'ignorance et la fausse pudeur. Silence d'une musique intérieure où les points d'orgue sont fondamentaux pour le suspens, la tension de ce récit autobiographique. Stanislas Nordey sur la brèche dans la quiétude cependant et l'extrême concentration d'un grand comédien qui s'efface devant son personnage Belle aventure que cette écriture pour lui, sur mesure qui lui sied à merveille et l'habille comme un costume de couturier: unique et sur "mesure", taillé dans le vif du sujet, sans ourlet sur son corps et pour sa voix. Silence, on tourne les pages, on l'adopte, ce jeune homme en proie au désarroi, à l'injustice à la bêtise...Les images de sa mère nageant tranquillement deviennent insupportables d'égoïsme, d'autosatisfaction, de déni...Et lui, chemine jusqu'à la dénonciation du monde d'aujourd'hui, retranché près d'un tipi, refuge où il se réchauffe et se sustente et conte l'univers décevant et l'évolution du monde bafouant les lois et règles de l'écologie.Déception, déconfiture au menu de ses dires virulents qui changent le ton: il devient sauvage, vêtu d’oripeaux bigarrés, de peau de bête velue...Étrange créature frustre et rustre, toujours cependant en sympathie avec les spectateurs tenus pour cible de ce récit palpitant. Une performance audacieuse, périlleuse, un sujet brûlant d'actualité: maltraitance, homophobie, malveillance et harcèlement d'une personne. Ça touche, impacte très intelligemment sans militantisme et prosélytisme. De l'humain surtout et un acteur qui fait aimer le théâtre pour ce qu'il est: une fiction, une mise en scène et en espace des mots et maux de l'humaine condition. Silence, on se retourne et on la tourne cette séquence dramatique de l'existence unique de chacun dans le bain où l'on entre qu'une seule fois...

Falk Richter, né à Hambourg en 1969, est auteur, professeur d’art dramatique à Copenhague, metteur en scène de théâtre et d’opéra. Il est, depuis 2015, auteur associé au TNS. Son travail est présenté sur de nombreuses et prestigieuses scènes internationales. Depuis 2020, il fait partie de l’équipe de direction artistique du Kammerspiele de Munich. Le public du TNS a pu voir Small Town Boy en 2016, Je suis Fassbinder en 2016 − co-mis en scène avec Stanislas Nordey − et I am Europe en 2019.

Au TNS jusqu'au 8 Octobre

lundi 3 octobre 2022

"Like Flesh": l'arbre et ses rhizomes musicaux de Sivan Eldar

 


 
Sivan Eldar, Silvia Costa, Cordelia Lynn
 

Après avoir épousé un bûcheron, une femme le suit dans la forêt, s’oubliant dans une vie monotone et sans désir, assistant chaque jour au spectacle sinistre de la destruction de la nature. La rencontre d’une jeune étudiante avec laquelle elle noue une relation amoureuse ravive sa flamme et change sa vie : son corps va alors prendre racine jusqu’à devenir arbre.

Sur un livret de la dramaturge Cordelia Lynn inspiré des Métamorphoses d’Ovide, Like flesh aborde la crise écologique à travers les relations humaines et amoureuses. Cette nature, la compositrice Sivan Eldar lui offre une voix chorale et une partition fourmillant d’inventions. Avec la complicité de Maxime Pascal à la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, elle plante dans la salle une soixantaine de haut-parleurs disséminés sous les fauteuils, comme une invitation au public à se perdre lui aussi dans cette forêt sonore. En écho à la musique fluide et immersive de Sivan Eldar, la mise en scène de Silvia Costa transfigure la fable contemporaine sous la forme d’un opéra en perpétuel changement, comme l’eau d’une rivière que l’on tenterait de retenir entre nos mains et qui toujours nous échapperait.

Un opéra contemporain se salue toujours et fait office de terrain d'expérimentations souvent audacieuses, déplaçant, décalant le genre et la forme tout en préservant ici la place des voix et celle de l'orchestre.La mise en scène au service d'un conte, d'une fable sur l'Arbre, cet être fabuleux que l'homme néglige, torture, oublie et qui pourrait se venger un jour de ce traitement de harcèlement, d'ignorance des bienfaits du végétal sur la vie humaine. Des images vidéo de toute beauté soutiennent l'histoire, la dramaturgie: ondoyantes icônes de couleurs, mixage savant de morphing signées A Francesco d'Abbracio, talentueux créateurs de formes hybrides, arbres, feuilles, limbes et verdure accentuée.La mise en scène de Silvia Costa comme terre d'élection du conte, de cette quasi légende vivante à propos d'un être vivant: l'arbre dans la foret qui ne la cache pas mais la dévoile, pudiquement dans ses secrets de bienfaisance, d'existence indispensable pour l'homme. Dans une maison, une clairière sylvestre, les enjeux écologiques se révèlent, par le chant,et les voix sont puissantes, locutrices des faits et gestes et émotions des personnages qui vivent l'absurdité des crimes de l'homme envers son environnement.Les vidéo du créateur images IA sont décors et densité picturale, rêve éveillé et profondeur de champs à l'envi. Artiste médiatique, musicien et chercheur dans les domaines de la politique de la représentation et de la culture transmédia.Il travaille avec des systèmes d'intelligence artificielle et des réseaux de neurones pour étudier l'interaction entre l'homme moderne et la machine à travers le texte, les images et le son. Un travail esthétique passionnant aux résultats sidérants.Toute l'ambiance en est empreinte et les focales qui se dessinent dans ce verrou qui filtre lumières, jour et nuit, obscurité et fascination pour l'eau font office de lunette de vue, de jumelles intrusives.Pour mieux saisir ce conte  où la forêt chante, l'arbre se lamente et la vie continue malgré les méfaits de l'intrusion de l'homme dans son intime développement.


musique | Sivan Eldar
livret | Cordelia Lynn
mise en scène et scénographie | Silvia Costa

Orchestre de l’Opéra national de Lorraine
direction musicale | Maxime Pascal
La Femme, L’Arbre | Helena Rasker
Le Forestier | William Dazeley
L’Étudiante | Juliette Allen
La Forêt | Emmanuelle Jacubek, Hélène Fauchère, Guilhem Terrail, Sean Clayton, Thill Mantero, Florent Baffi



présenté avec l’Opéra national de Lorraine dans le cadre du Festival MUSICA à Nancy

production Opéra de Lille
commande Opéra national de Lorraine, Opéra de Lille et Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie
coproduction Opéra national de Lorraine, Opéra de Lille, Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie, Opera Ballet Vlaanderen (Anvers), IRCAM-Centre Pompidou

"Black Angels": Schubertiades matinales pour "mémoire"par le Quatuor Diotima

 

"George Crumb compose Black Angels en 1970, alors que l’opposition à la guerre au Vietnam bat son plein aux États-Unis. C’est dans ce contexte que s’inscrit la pièce, comme le suggère son sous-titre, « thirteen images from the dark land » (treize images du territoire obscur), et l’annotation qui introduit la partition, « in tempore belli » (en temps de guerre). L’œuvre a marqué l’imaginaire contemporain en brisant la pureté sonore du quatuor à cordes, sans compter la présence d’instruments inhabituels joués par les musiciens : des verres en cristal et deux gongs. On y entend aussi une citation du deuxième mouvement de l’œuvre donnée en seconde partie de programme, La Jeune Fille et la mort de Franz Schubert."

Deux oeuvres contemporaines reliées par la mémoire, le souvenir, l'impact d'une oeuvre reconnue sur la créativité et l'imagination des deux premiers. Alors que résonne la "vraie" version originelle de "La jeune fille et la mort" en clôture de concert. La talentueuse compositrice Caroline Shaw livre avec "Entr'acte" son ode à la déconstruction des harmonies, peu à peu, qui se transforment, opèrent une mutation étrange et conduisent vers d'autres atmosphères, plus fragiles, instables.Menuet classique de Hayn qui bascule, chavire et vient échouer avec grâce et vertige dans le domaine de l'inconnu, de l’inouï.Un exercice périlleux où s'affrontent tradition et modernité dans une profonde intelligence de l'écoute.Au tour de Crumb de s'atteler à la mémoire, à l'histoire et donc à la narration sonore. Évocation de la guerre du Vietnam, subtile exploration d'objets sonores en répondant aux cordes du quatuor; des verres de cristal pour résonance , incantations funèbres d'une catastrophe, d'un crime avoué.Symboles, images en références pudiques, danse macabres ou autres musiques diaboliques pour assumer l'horreur , en rendre compte numériquement: compte à rebours et conte de la réalité non dissimulée de l'histoire.La jeune fille et la mort en citation bien sûr réelle évocation de la douleur et du destin des hommes belliqueux, absurde et fatale icône de l'indicible...Et l'oeuvre de référence de faire son entrée, pour "mémoire" dans une belle et fougueuse interprétation du talentueux et généreux quatuor Diotima!


Caroline Shaw Entr’acte (2017)
George Crumb Black Angels (1970)
Franz Schubert Quatuor en ré mineur “La Jeune Fille et la Mort” (1824)

Quatuor Diotima
violons | Yun-Peng Zhao, Léo Marillier
alto | Franck Chevalier
violoncelle | Pierre Morlet

Dans le cadre du festival MUSICA à Nancy