jeudi 8 décembre 2022

"Nostalgie 2175": le réchauffement climatique, couveuse d'un "Bébé" porteur d'avenir...

 



"L’écrivaine allemande Anja Hilling situe sa pièce en 2175. Après une catastrophe écologique, les humain·e·s se sont adapté·e·s, dans un monde où il fait 60°, mais les femmes ne peuvent plus être enceintes naturellement. C’est pourtant ce qui arrive à Pagona. Elle sait qu’elle n’a que 2 % de chance de survivre à l’accouchement, mais elle décide de garder l’enfant, une fille, et reconstitue pour elle son histoire et celle des deux hommes qui l’entourent : Taschko, le peintre écorché vif, et Posch, l’entrepreneur esthète. Anne Monfort met en scène cette histoire de transmission et d’amour où se mêlent le désir, la beauté et la force d’évocation de la peinture et du cinéma, la violence et l’extraordinaire énergie vitale des êtres. En 2175, que reste-t-il du vieux monde, celui d’aujourd‘hui ?"

Une foret à l'automne, des futs en érection, à la verticale pour simuler un environnement figé, médusé par la chaleur...Une maisonnette toute colorée, translucide, un sol réverbérant la lumière et trois personnages en proie , pour l'une, à un inventaire des effets cliniques du réchauffement climatique: elle brosse ainsi un panorama du désastre, pas si dramatique que cela, qui désormais dirige et conduit chacun à un comportement hors norme, Toujours à fleur de peau, le texte qui s'avère écriture entre monologue, dialogue et adresse directe au public, se charge de sens et de rythme, de poésie et de douleur, de charme et de réalité incontournable.La femme, Judith Henry, "resplendissante"Pagona, se livre et nous invite en empathie à partager doute et certitude, interrogations et ravissements. C'est face aux deux autres partenaires, un peintre déséquilibré, atteint d'une folie créatrice déviante et un savant technocrate aux valeurs sures, qu'elle brandit sa foi en la vie. Ce "bébé" qu'elle nomme à l'envi comme amant, progéniture ou création individuelle, propre à son être.Les deux hommes l'entourent, Mohand Azzoug en Taschko versatile, Jean Baptiste Verquin en Posch,en réplique froide et calculée.L'amour des uns pour les autres en est le thème central, ce qui glisse sur la peau du monde sans qu'on ne puisse se toucher, effleurer l'autre sous peine de danger, de contamination.Bébé, cette créature fictive, enfant improbable, autant que signe de mort pour la  parturiente, hante les paroles de Pagoda. La musique signée Nuria Gimenez Comas se fait actrice, personnage qui dialogue avec la partition des comédiens, accompagnant le timbre des voix, rythmant la diction, avec des appuis quasi dansant sur la surface du sol magnétique, luisant, réverbérant la lumière changeante. Tantôt chaleur insupportable, tantôt froideur d'un bleu glaçant mais fort esthétisante..Et le texte de Anja Hilling de déborder d'humanité sans frôler la science fiction trop porteuse de rêve ou d'utopie. Ici la réalité est de mise, on s'y colle et confronte avec courage, espoir, parfois joie et jouissance: pas de fatalité: on s'adapte, le monde change à notre insu mais l'intelligence est ici de mise pour réagir, aimer, tenter l'impossible: se rejoindre malgré tout, se toucher peut-être à nouveau sur cette superficie du corps si érogène: la peau, tissu de désir, de douceur, de lumière, interface entre dedans et dehors. L'argent aussi, moteur du présent détermine les attitudes voraces et cupides de Posch, face à la rêverie angoissée de Taschko: les deux pères en opposition face à la future mère-morte en couche que sera Pagona.Et si 2175 était une date butoire pas si lointaine?Que ferions nous, aussi de cet avenir qui semble pas si affirmé: "je ne sais pas" murmure Pagoda, emportée dans une barque fluorescente, bordée de mousse verdoyante dans des lumières fantastiques...Le voyage se termine sur la rive où se joue une suite inconnue: pas de final ni de morale à cette narration incongrue, musicale, miroitante et pleine de verve, de facétie, de recul aussi Une robe de plumes pour Pagona, un rêve réalisé qui lui sied à merveille mais qui ne lui permettra pas pour aussi d'esquisser une échappée belle!La mise en scène signée Anne Monfort épouse avec finesse intrusive les mots, la musicalité du texte et des corps en mouvement, animé par le son omniprésent de la composition originale musicale. Scénographie et costumes de Clémence Kazémi alliant couleurs, luminosité d'un univers jamais sombre malgré la gravité du propos.f

Anne Monfort dirige la compagnie day-for-night depuis 2000 et a créé les textes de nombreux·ses auteur·rice·s vivant·e·s comme Falk Richter − dont elle est la traductrice en français −, Thibault Fayner, Mathieu Riboulet, Lydie Salvayre… Son théâtre interroge ce qu’est le « point de vue », intime et historique, sa dimension politique. Elle met ici en scène l’écriture d’Anja Hilling, écrivaine allemande née en 1975, connue internationalement depuis son texte Tristesse animal noir, écrit en 2007.

Au TNS jusqu'au 15 Décembre

mercredi 7 décembre 2022

"Man's Madness": folie des hommes...Marino Vanna divague et navigue à flot...sans perdre pieds!


Marino Vanna France 4 danseurs création 2022

Man’s Madness

"De la folie des hommes, Man’s Madness, et du désordre des corps, Marino Vanna fait écriture. Un quatuor à la fois délicat et puissant où géométrie des formes et musicalité, alternent entre tension et abandon. Avec pour ligne d’horizon, une physicalité ouverte au mixage des styles tant musicaux que dansés.

 

Dans No-Mad(e), sa première création présentée à POLE-SUD en 2019, Marino Vanna invitait le public à suivre le récit abstrait et sensible de son propre parcours artistique. Un solo initiatique à la découverte de son propre langage irrigué par une passion pour la danse cultivée depuis son plus jeune âge.
Second volet de cette recherche, Man’s Madness. Dans cette récente pièce, le jeune chorégraphe se retrouve au plateau en compagnie de trois autres danseurs : Sandy den Hartog, Lory Laurac et Joël Brown. Élargissant son champ de recherche sur le mouvement, il chorégraphie un quatuor qui fait la part belle à chaque interprète. Ainsi la danse fourmille de motifs qui se déploient dans l’espace ou bien se joue du déséquilibre, oscillant parfois entre scansion et répétition ou encore entre unissons et orages gestuels. Complice de ce mouvement, la création sonore d’Alexandre Dai Castaing dont le parcours artistique, tout comme celui du chorégraphe, est porté par de multiples influences et styles. Une autre façon pour Marino Vanna d’explorer différents états de présence et qualités de corps, créant sans cesse de nouveaux paysages, de nouveaux territoires à défricher sur le chemin de cette singulière quête chorégraphique."

Quatre danseurs en prologue évoluent dans le silence, lentement, assurément.La bande son diffuse des sons de chocs de pierre, un brouhaha minéral qui génère des mouvements hachés, tranchés de Joel Brown, soliste de profil .Trois autres personnages en rebonds sur les temps binaires se glissent dans un rouage infernal de répétition, mécanique réglée à l'identique, usine où tous pareils ils sont soumis au règlement, à l'unisson consentie.A la chaine tayloriste de robots formatés dans des lumières rasantes, crues, sculptant les corps pour un ralliement à l'ordre.De lentes vrilles en spirales après une pause "photo" immobile et c'est le flux et reflux qui fait surface.Un beau ralenti, spacieux, voluptueux inonde l'espace, le détend, le prolonge


.Quand survient la musique de Steve Reich, tours, suspension, enroulement et frôlements du sol apparaissent dans l'écriture chorégraphique qui se multiplie, se diversifie au fur et à mesure. Ondulations, balancements, moulinets, balayages et tours de bras pour créer des vagues, des avancées du buste arrondi, happé par un aimant aspirant.On caresse, on embrasse l'air avec voracité, détermination et engagement, la musique galvanisant les corps amoureux d'un rythme sempiternel ascendant. Le tempo est roi, directif, autoritaire en osmose avec le style répétitif captivant, entêtant et communicatif! L'un se détache du groupe, s'enroule, joli mouvement fin et raffiné au corps. En contraste avec les musiques toniques, saccadées, très rythmées, de beaux et puissants ralentis modulent l'énergie; un solo d'envergure, bras et buste, épaules offerts en petites secousses sismiques qui ébranlent la vision d'un corps dansant...Un couple rescapé ré-anime deux corps au sol vers la rectitude, l'érection savante. Un enchevêtrement s'ensuit, maillage tendre et sensuel pour sculpter l'espace, à la Shiva, Dieu aux mille bras. Corps en arc, courbé, renversé, arcbouté pour un très beau solo de Sandy den Hartog, impromptu spatial magnifique. 


Retour au prologue pour une marche frontale commune, agitée, possédée puis qui s'éparpille, se disjoint toujours en rythme scandé binaire, obsessionnel: la machine va se dérégler, se coincer, se gripper, enrayée, emballée pour ces prisonniers ravis, téléguidés par une force extérieure innommable.Guidés par la musique, traqués par la lumière possessive, le renoncement, l'abdication  font surface et l'on capitule sous le joug de la folie ambiante qui règne, maitresse et invasive... Une belle et nette composition chorégraphique, servie par de beaux interprètes inspirés, discrets objets manipulables d'une ligne directrice aboutie et lumineuse...

 

A Pole Sud les 6 et 7 Décembre

jeudi 1 décembre 2022

"New Creation": Bruno Beltrao, figure du déplacement, du décallage explosif d'un microcosme, piège de lumière, cour des miracles....

 

©Jose Caldeira / ©Karla Kalife  ©Wonge Bergmann

"Croiser le hip-hop avec un énième dialecte de mouvement n'a jamais été l'intérêt de Bruno Beltrão. Pour cela, il est trop critique à l'égard d’un hip-hop absorbé par l’industrie culturelle, et s’oppose à l’idée qu’une seule langue puisse permettre de développer des idées complexes. "

 ©Jose Caldeira / ©Karla Kalife / ©Wonge Bergmann......

"Dans ses chorégraphies, Beltrão aborde les contradictions sociales violentes d’une société sous l’emprise de l’extrême-droite. Comment rester en mouvement, alors que la situation politique et sociale dans un pays comme le Brésil semble tout paralyser ? Le fait que nous, les humains, soyons trop enclins à poursuivre nos habitudes et schémas de pensée est l'une des préoccupations du chorégraphe dans sa déconstruction ludique des danses hip-hop, de leur machisme et du culte de la virtuosité. Sans perdre le lien avec l’expérience de la rue qui a marqué ses débuts, il transpose la danse urbaine sur la scène, entrelaçant les styles et les figures du hip-hop avec les principes de la danse contemporaine. Dans cette nouvelle création, tant contemplative que chargée d’une impressionnante énergie des corps sur scène, la compagnie Grupo de Rua interroge les tensions explosives du quotidien, mais aussi les solidarités."

Bruits de rue, bande son à la Cage pour observations des sons d'un quotidien intempestif et des petits personnages qui surgissent, pantins manipulés par leur propre désir et énergie..Doigts, mains agiles, véloces ornent les corps vêtus de longues tuniques quasi religieuses, en noir, blanc ou rouge...Trois couleurs déclinées en nombre de suite de Fibonacci: 1 ...2...3...5... etc...Un lent déplacement d'un petit groupe d'individus, loquaces à souhait dans leur gestuelle chaotique, désordonnée en apparence . C'est tout simplement visuellement magnétique, tectonique, au millimètre près, comme dans une facture de maitre à danser, compas dans l'oeil du chorégraphe minimaliste. Un élément s'échappe de cette petite grappe compacte, ricoche, va et vient, revient, sempiternel aimant absorbé par une attirance démoniaque . Des "tritons" musicaux, diaboliques éléments interdits, prohibés par la gente monastique. Il y a du sacré et du païen dans ces danses  captivantes, irrésistibles tentations de corps voués à des directives et consignes d'écriture chorégraphique drastiques. Pas d'abandon ni de laisser aller, excepté un court instant de triolet à la Childs, danse contact éphémère, clin d’œil à une autre discipline: la danse libre, improvisée qui n'est pas de ce monde sur le plateau.Sur des fondus enchainés de lumière, dans des découpes précises des halos sur les corps mouvants, l’inouï, l'imprévisible  apparait, disparait. Les trajectoires des danseurs comme des lignes tracées frontales où la vélocité des gestes, des parcours fulgurants, médusent, tétanisent les regards. 

C'est hallucinant , jamais vu ni ressenti et très chaotique. Tels des pions sur un échiquier, tous gravitent, se mesurent, se toisent à l'envi dans un joyeux délire digne d'un centre psychiatrique: gestes désordonnés, déséquilibres rapides, reculades vertigineuses dans cette cour des miracles.Corps rétrécis, empêchés, réduits à leur plus simple anatomie, genoux fléchis, niveau de gravitation limité...Ca fourmille intensément sur le plateau nu où l'on courbe l'échine pour être mieux aérodynamique.Ponctuation, courtes pauses et un petit miracle opéré par les projecteurs rasants: comme des figures de petits cygnes repliés qui font office de jouets perdus sur scène. Sur des percussions quelques combats singuliers fulgurants, toujours genoux pliés recroquevillés, encore un "triolet" , des piétinements hyper rapides comme des figurines de jeu vidéo commandées par un esprit étranger à ces corps manipulés.Glissés savants et fugaces, petits nains aux micro-mouvements calculés. C'est de la  haute couture, de la haute voltige au ras du sol pour créer un "microcosmos" fabriqué d'insectes pris au piège de la lumière. Petit monde sorcier, énigmatique, diabolique, sonore à l'envi. Bruno Beltrao comme magicien , Merlin l'enchanteur d'un monde en mutation, métamorphose kafkaïenne de l'univers.

musique de Lucas Marcier/ARPX .........

 présenté par le Maillon avec POLE-SUD, CDCN au Maillon Wacken jusqu'au 2 Décembre 

A la Filature Mulhouse le 14 Décembre