samedi 4 mars 2023

"La cérémonie du poids" : Rafi Martin et Julika Mayer: ni deux poids, ni deux mesures..Une seule ode au genre.

 


""La Cérémonie du poids" articule des questions issues des études sur le genre à la pratique des arts martiaux. À partir d’interviews et d’un travail documentaire auprès de femmes et personnes queer qui confrontent leurs corps aux coups, Rafi Martin s’intéresse à ce qu’un sport de combat peut apporter, symboliquement mais aussi physiquement. Transformée en salle de boxe berlinoise, la scène est sculptée par la lumière. Un athlète s’y entraîne et s’y confronte aux éléments dans un étrange équilibre suspendu, bougeant les lignes des représentations. Dans un rituel de lutte intérieure, son corps devient un espace potentiel de solidarités, de poétique des muscles et de la résistance, à la recherche d'une utopie de genre, physique et sociale."

Il fait le poids, Rafi Martin, le poids du monde, celui de la différence de genre: poids des senteurs, poids de plume ou de plomb, au choix. C'est dans la "bascule" de ce poids de corps qu'elle ausculte, carcasse ou carapace si "lourde" à porter quand il n'est pas reconnu par les autres, ni connu de soi. Poids et oscillation du corps dans ce parcours kinésiologique puissant .(Odile Rouquet et Christine Lenteric en mentor), références possibles! On y "frappe" fort en évoquant la boxe et sa gestuelle, directe, abrupte et sans détour. Il y a une force de frappe évidente et opérationnelle sur le plateau, occupé par deux faisceaux lumineux et une sorte de "contrepoids", en forme de grosse figue luisante, ou de goutte d'eau surdimensionnée. La masse est en question, celle de Laban en complément du poids , de la direction et de l'espace. Bien digérées, toutes ces notions sont fondement de cette présence massive, compacte de l'acteur. Comme attiré par cet objet de désir dans un prologue, des préliminaires, en préambule le voici en proie à une convoitise, une envie de s'y collet à cet objet qui vaut son pesant d'or.La musique, le son venant accompagner de leur rythme, de leurs mesures et sanctions endiablés, le solo, le soliloque de notre presque voltigeur. Qui va prendre harnais et ailes pour se déraciner du sol et voguer dans l'éther. Bruitages complexes, métronome infernal qui dicte mouvements et troubles de la perception. L'impact des coups est évident et la démarche de l'artiste sème le doute: appréhender l'inconnu, aborder l'essentiel du poids de son corps en le transformant en salve volante retenue par le contrepoids.Femme-homme canon de foire s'il fallait désigner le genre comme "monstre" à montrer du doigt comme autrefois... En suspens, en apnée, il apprivoise l'espace, se joue des cordages vrillés pour tournoyer sans esthétisme circassien. Juste pour tester, apprivoiser des sensations et trouver sa propre histoire de corps. Enfin! L'histoire, en"voix off" texte de Dorothy Alison,nous confie les péripéties de l'artiste avec l'apprentissage du karaté. Opération "ceinture blanche" à vie, tant la découverte est fertile et initiatique! Cette part d'autoportrait en autobiographie corporelle est édifiante pour lui ôter un poids trop lourd à subir. Une riche évocation "des corps désarmés laissés sans défense face à ceux dignes d'être défendus"...

 

Après sa formation à l’École nationale supérieure des Arts de la Marionnette de Charleville-Mézières, Julika Mayer a co-dirigé la Compagnie Là Où avec Renaud Herbin. Elle travaille avec l’anthropologue et marionnettiste Rafi Martin depuis 2019. Leur théâtre visuel et performatif naît de l’interaction entre le corps, l’objet, la marionnette et l’espace. Dans cette constellation, il et elle amènent une dimension qui entrelace des questions relatives au genre, à la migration et à la relation au vivant. Julika Mayer est à la tête du département dédié aux Arts de la Marionnette de l’Université de Musique et des Arts du spectacle de Stuttgart (HMDK). Elle a présenté au TJP Reprendre son souffle et Des nouvelles des vieilles. Cette saison, le duo présente également Resonancias et Julika Mayer est également associée à Karoline Hoffmann pour Ding.


 

TJP GRANDE SCÈNE jusqu'au 4 Mars 





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vendredi 3 mars 2023

"Un pas de chat sauvage" : pas de deux, chat noir, chat blanc....Marie NDiaye broie du noir. D'albâtre ou d'ebène, la peau se hérisse.

 


"Une universitaire veut écrire un roman sur Maria Martinez, chanteuse cubaine du XIXe siècle surnommée la « Malibran noire », qui connut une célébrité éphémère et le racisme colonial à Paris, avant de disparaître dans la misère. Elle est approchée par une mystérieuse artiste noire, Marie Sachs, habitée par un étrange lien avec la chanteuse disparue. Entre l’enseignante blanche privée d’inspiration et l’artiste noire, fantasque, qui se conçoit comme une réincarnation de Maria Martinez, se noue une relation faite de fascination et de rejet. Blandine Savetier met en scène ce texte de Marie NDiaye, commande pour l’exposition « Le Modèle Noir » au Musée d’Orsay en 2019, dont l’écrivaine fait un récit abyssal sur l’incarnation et l’appropriation par des créateur·rice·s d’une personne disparue."


Une étrange créature s'extirpe des entrailles, du cerveau d'un piano surdimensionné dans un éclairage de matrice rougeoyante et passe sur le plateau en silhouette gracile, sorte de Carmen dansante, faux cul rebondi à l'appui, en star de l'arène froufroutante,flamenco au bout des doigts et s'enfuit à travers un décor de salle de théâtre encore à peine perceptible. Et de là encore surgit une femme blonde, épaule découverte qui va se complaire à déverser ses doutes et inquiétudes quant à brosser le portrait d'une étrange disparue de l'histoire de la négritude.Se questionnant sur la légitimité de fouiller un passé obscur aux contours incertains, de s’immiscer dans la vie d'une personne disparue. De s'emparer d'un être fragile et de s'en parer ostensiblement pour sa gloriole d'autrice, d'écrivaine. "Un petit poisson, un petit oiseau, c'est les amours tendres, mais comment s'y prendre quand on est dans l'eau". Histoire de respect, de compréhension qui sourd de ses lèvres avec inquiétude, férocité, hagarde, effarouchée par le pouvoir "des moteurs de recherche" actuels qui outrepassent l'entendement. Sur la "toile"d'araignée du web, tout est féroce et de son piano cercueil sans catafalque, elle vocifère, se débat dans des abysses obscures. Question de déontologie que d'aborder un biopic sur une femme à la peau noire, artiste du  XIX ème siècle, chanteuse noire au succès assuré par la curiosité émanent d'un certain gout pour l'exotisme. Alors en fond de scène, c'est un théâtre qui apparait, loges, fauteuils et parterre cosy: un décor fantoche où apparait tout de vert vêtue, la déesse noire tant attendue, convoitée. On bascule alors d'une femme à l'autre à l'aveuglette, sans repère et confond, mélange ou se fourvoie dans des évocations multiples, labyrinthe énigmatique d'histoires croisées confuses. Le récit de l'autrice, Nathalie Dessay devenant sardonique, aride, désir de cocaïne au poing. Brutale et dévastée, elle arpente le plateau, égarée en proie à un questionnement sur la condition de la femme noire, artiste, chanteuse, danseuse, comédienne de toute sa peau: sa partenaire incarnée par Nancy Nkusi subjugue: sensuelle et imposante apparition mouvante, ondulante à la voix de bronze, à la peau ambrée, Vénus Jeanne baudelairienne à souhait , femme d'ébène, légendaire figure d'un fantasme de "blanc". Apprendre DE Maria Martinez et non SUR elle ou Marie Sachs, figures qui se confondent à chaque instant, semant le trouble dans la chronologie de la pièce...Cette inconnue qui prend la scène à bout de bras sorte de Joséphine Baker ou Vénus Hottentote, Sarah Baartmann: (popularisée en 2009 par le film La Vénus noire, d’Abdellatif Kechiche, l’histoire de Sarah Baartmann est un symbole de la domination coloniale du XIXème siècle. Surnommée la Vénus Hottentote pour son physique atypique, elle fut achetée en Afrique du Sud par un impresario qui l’exposa comme un monstre humain dans les foires européennes.) A l'Alambra sa voix, son cri de paon empanaché, son audace font rage et le public applaudit...Bête curieuse ou montre sacré. Moulée dans un costume seyant, elle danse, serpentine, le corps ondulant les "fesses" protubérantes, érotique et provocante. Dans sa seconde peau masquant le "noir", c'est à un show burlesque qu'elle nous convie en compagnie de son acolyte, pathétique clown blanc, musicien de pacotille. Difficile d'être à la hauteur de cette femme- divinité si présente et dédaigneuse, star momentanée de la mode de cette époque. Greg Duret en pantin grotesque lui donne la réplique . La "négresse-macaque" de Théophile Gautier fait rage et le colonialisme est ainsi "artistiquement" évoqué sans politique arborée ni flagornerie démagogique de la part de Marie NDiaye. Son clone, l'autrice perturbée en autoportrait ou biographie avouée. Le décor s'effondre peu à peu dans un verdâtre superstitieux de chute et d'abandon, de malédiction acide et empoisonné d'arsenic et de dentelles blanches moulant le corps de notre Vénus  callipyge. Puis dans un costume de maitre à danser de cérémonie, elle réapparait: sorte de squelette où les os sont blancs et non noirs au demeurant de l'anatomie, la même pour tous (conférer Nougaro: "Noir ou blanc de peau"). Notre déesse aux dents d'ivoire, travestie, canaille grotesque, lionne perruquée de doré, ou de cheveux lisses va faillir et chuter, s'écrouler comme les rêves qu'elle provoque. Face aux "épaules d’albâtre", la concurrence est vive et notre écrivaine, toujours au "piano", prisonnière de cet établi de cuisinier de l'écriture se fatigue, s'épuise: sa souillon, phénomène noir déchoit. Grandeur et décadence, déca-danse pour toute deux.Sur fond de musique cubaine, on se lâche férocement, exceptée l'autrice, effarée par la dérive, la débâcle de l'histoire Cendrillon noire en haillon, provocant de sa danse de "sauvage" la société blanche. Et la comédienne Nancy Nkusi, sublime icône du désir et de la convoitise, excelle dans un rôle à dompter, conquérir comme une bête féroce et dangereuse. Saudade ou ombres chinoises en sus pour écrire, évoquer humoristiquement le sort de ces "créatures" de rêve adulées un instant pour leur "différence". Mais sans prendre de "gants blancs" ce récit bouleverse les attentes et construit une vision acide et réaliste de l'humaine condition en proie à l'étrange et sans autre issu que l'adulation outrancière ou la haine épidermique. Chat sauvage qui fait un pas de travers pour une danse du diable et non un "saut de chat" de danseuse classique! Blandine Savatier au coeur de la matrice théâtrale va piano et sano ! Félin (es) pour l'autre...

Blandine Savetier est metteure en scène associée au TNS depuis 2015 et y a présenté Love and Money de Dennis Kelly en 2014, et créé Neige d’Orhan Pamuk en 2017, L’Odyssée d’Homère en 2019 et 2020 et Nous entrerons dans la carrière en 2021. Marie NDiaye est écrivaine de théâtre et de romans. Elle est autrice associée au TNS depuis 2015, Stanislas Nordey a créé Berlin mon garçon en 2021 et, salle Koltès, Élisabeth Chailloux a présenté Hilda en 2021 et Jacques Vincey Les Serpents en 2022.


texte
Marie NDiaye*
Mise en scène Blandine Savetier*
Adaptation Waddah Saab, Blandine Savetier*

Avec
Natalie Dessay
Nancy Nkusi
Et le musicien Greg Duret

Au TNS jusqu'au 10 Mars

jeudi 2 mars 2023

"I am 60" : un corps, écran total. "Servante" de la moitié du ciel, Wen Hui, déesse, humble prêtresse divine du souffle.

 

Wen Hui Living Dance Studio Chine solo création 2021

I am 60

Conçues comme des puzzles où s’imbriquent différents médiums, les pièces de Wen Hui partent du corps, considéré comme une archive, pour documenter et faire récit dans le mouvement du temps, du passé au présent. I am 60 évoque le combat des femmes chinoises à travers l’image et la danse.

 


"Danse, films, interviews, tout est réaliste dans le travail de Wen Hui. Avec le Living dance Studio — première compagnie artistique indépendante chinoise qu’elle a fondé à Pékin en 1995 avec le réalisateur de documentaires Wu Wenguang – la chorégraphe s’est depuis longtemps fait une réputation de par le monde. Ses créations multimédias s’appuient sur la mémoire, l’histoire et le temps à travers un processus récurrent : l’assemblage de corps en mouvement, d’éléments d’archives – textes, images fixes, films anciens, enregistrements sonores et audiovisuels, création musicale, récit oral et dialogue avec le public. I am 60 n’échappe pas à la règle. Pour faire revivre la créativité saisissante du cinéma féminin chinois des années 30, Wen Hui met en scène un surprenant dialogue entre les gestes artistiques et les revendications de ces femmes d’hier et les féministes d’aujourd’hui. Véritable pont entre histoires intimes et collectives, le plateau se fait théâtre des opérations pour réfléchir ces différents espaces physiques et mentaux où se croisent des danseuses de différentes générations ainsi que la chorégraphe, afin de transformer la puissance de la réalité en vibrante énergie sur scène."

 Elle se découpe en fond de scène: sur un écran derrière elle, un jardin surdimensionné qui la confond avec son environnement: mimétisme total avec ce décor mouvant, coloré, chatoyant, alors que devant ce corps "tronqué" à demi dont on ne perçoit pas les jambes, un autre écran joue à la frise, au méli-mélo d'images projetées. C'est vertigineux de technique et de précision synchrone pour déjouer les espaces et nous transporter ailleurs. Ailleurs, au pays des souvenirs cinématographiques autant que mentaux et issus de la propre mémoire de cette femme...de 60 ans. En chemise blanche et longue jupe culotte brune, pieds nus, elle évolue dans ce dispositif lumineux et mouvant comme un spectre bien charnel, un ectoplasme ou fantôme parmi ces images de films en noir et blanc, collectés dans sa boutique fantasque de palimpseste d’icônes emblématiques: sa culture, son bain de jouvence qui évoque à chaque fois la condition de la femme en Chine depuis 1931. Des gestes lents et savoureux, un rythme paisible, un regard braqué sur le lointain, focalisé sur des espaces imaginaires, le buste souple, caressant l'air comme une "déesse" évadée du temps.Se cambre, vrille, en spirale, se love sans interruption à la Trisha Brown et glisse au sol pour "mieux s'appuyer dans la vie", s'ancrer sur ces frises de photos de famille, ses portrait démultipliés qui réaniment la présence de ses ancêtres, de sa famille. Elle semble flotter dans cet univers, se fondre dans l'espace, le faire bouger, corps-écran qui modèle la lumière et sculpte les failles du souffle. Se déploie dans une tempête de voile au dessus d'elle qui ondule, réverbère lumière et sons pour agiter les plis de la mémoire. Du vent dans les voiles du désir de bouger sobrement mais si justement. A la Pina Bausch ou Renate Pook, des soeurs, des frangines.On y apprend à la connaitre, militante engagée pour la cause des femmes, de leurs corps mis en question par la société chinoise encore aujourd’hui: corps douloureux d'un avortement qu'elle exorcise en direct dans une folle danse éperdue de souffrance Alors que le rideau s'ébroue, se trousse et se retrousse et détrousse le regard. Le vent fripon, le vent maraud de Brassens sur le plateau des arts. La passerelle de la mémoire incarnée par ce corps souple et docile qui se "soulève" à la façon de Didi Huberman.  Conjugaison et confusion des niveaux de lecture , tissage des liens pour un flou spectral très opératoire. L"empathie est totale, ses paroles éclairantes, ses témoignages mêlés à la danse, très percutants et salvateurs. Comme une psychanalyse individuelle et autonome qui s'opère grâce au mouvement et libère corps et parole. Des femmes en images, alignées comme des stars flottent sur l'écran, divaguent et se jouent des espaces mentaux. Un solo avec "la servante" cette lumière sur pied qui brille dans le théâtre quand il est vide de ses occupants-habitants, la conduit à faire fusionner les cultures et donne sens à sa présence: seule où avec la lumière qui l'apaise et la guide? Les "femmes soutiennent la moitié du ciel" et sont si présentes sur scène dans cette évocation qui se termine en beauté: Wen Hui se balance en training avec son ainée, pédale en stretching de concert, danse un rock n'roll libre et joyeux, audacieux et magique expression d'une danse, vol au vent, souffle de vie, échappée belle du réel. Et ô combien généreuse et sensible, le geste au bout des doigts, au seuil de ses volutes et spirales cambrées à loisir. C'est seule, en corps écran qu'elle nous quitte et quitte "les feux de la rampe"..Humble, sobre et divine à la fois.


A Pole Sud jusqu'au 3 MARS