samedi 11 mars 2023

"Grand Palais" : un modéle et son peintre. Retour de palais... pour Bacon, la muse, le bourreau et le sibyllin.

"En octobre 1971, une grande rétrospective de l’oeuvre de Francis Bacon a lieu au Grand Palais à Paris − avec, sur nombre de toiles, une figure masculine, celle de George Dyer, qui fut l’amant et modèle du peintre britannique. Le public, qui le découvre via les tableaux, ignore qu’il s’est suicidé deux jours avant l’inauguration, dans les toilettes de leur luxueuse chambre d’hôtel. Grand Palais est la rencontre des écritures de Julien Gaillard et Frédéric Vossier, habitant chacun les sensibilités et langages si différents de Bacon et Dyer. Pascal Kirsch met en scène, avec trois acteurs et un musicien, ces paysages mentaux peuplés de corps, de sensations, d’images indélébiles par-delà la mort."

Le plateau est habité par un mur-miroir réfléchissant, mécanique de la déformation, de la métamorphose. La lumière diffracte cette surface lisse, quatre panneaux pourraient déjà évoquer les toiles de Bacon, souvent exposées en triptyque à la verticale...Le personnage qui se profile sur ce tapis rouge en frontal qui crisse sous ses pas, est celui du peintre qui s'interroge sur le phénomène des images, des icônes. Son travail en quelque sorte.Une silhouette s'invente comme un spectre dans cet univers étrange traversé par l'évocation des peintres mentors de Bacon. Appuyés par des images surdimensionnées en vidéo de leurs oeuvres. Hanté par ses maitres, le voilà aux prises avec son modèle, amant turbulent qui fait irruption dans son monde fantasque et pervers.Ce n'est pas vraiment de l'empathie que l'on ressent à son égard, homme farouche, implacable maitre et autoritaire artiste démiurge. Ne pas "déranger" son ordre de perversion, de flatterie face à un être qui souffre, qui se meurt dans l'âme et qui hurle sa douleur et son manque d'amour.Arthur Naucyciel s'y colle à ce tyran toxique qui jouit de son pouvoir, de sa célébrité au détriment de sa muse.Dahlias à la boutonnière et autres atours séducteurs en main.Bourreau de coeur et d'âme à l'envi. Ses gestes sont pourtant calmes, ouverts à l'abri de tout soupçon, libres et quasi gracieux...Alors que près de lui ou dans l'ombre se meut son amant Georges Dyer incarné par Vincent Dissez, perturbé, en déséquilibre inquiétant. Le corps accueillant la chorégraphie tranquille signée Thierry Thieu Niang qui comme a son habitude respecte morphologie et capacité des comédiens pour accentuer leurs qualités de gestes, les conduire vers un inconnu insoupçonné de leur talent, de leur présence Ainsi un pas de deux frontal, duo sans contact, parallélisme où la gestuelle diverge: l'un gracile et ondoyant, à l'aise, l'autre encore crispé par la certitude d'être le meilleur, le célèbre au firmament,de la critique . Convoquant sempiternellement son maitre Eadweard Muybridge pour ses recherches sur la "Locomotion" ce qui émeut et met en marche, en mouvement, tout corps humain ou animal. Des images en vidéo projetées pour illustrer cette obsession artistique, modèle ou référence redondante.Le texte pour souligner cette dichotomie, cet écart entre les deux personnages, tissé à quatre mains par Julien Gaillard et Frédéric Vossier: composition quasi musicale où les deux écritures se mêlent et se confondent.Quant à un autre personnage, la musique, elle se fait discrète autant qu'omniprésente sous les doigts d'une guitare cachée, dissimulée aux regards du spectateur. C'est Richard Comte qui improvise ou se colle aux failles rythmiques du texte pour s’immiscer dans cette atmosphère glauque, ce chant de douleur ou d'amour. Avec mesure ou démesure, lyrisme dissimulé ou élégance convoquée comme une danse à fleur de peau. La scénographie magnifie la métamorphose des corps en reflets mécaniques sur la surface concave ou convexe de la paroi miroitante. Comme les corps des personnages peints de Bacon qui mutent, assis sur des socles ou "cabinet" eux aussi aux formes molles improbables supports d'appui.Danse et mise en mouvement singuliers pour ces acteurs imbus de leurs personnages parfois agaçants, odieux. Pascal Kirsch opérant pour le flou, la galbe des courbes plastiques et picturales, le trouble qui se déplace et se transforme à l'envi sous nos yeux. Ce "grand palais" comme un retour en bouche, un gout , des saveurs amères ou acides, une atmosphère loin de la fête même si beuverie et extravagance, excès et bavures illimitées jonchent l'univers de ces créatures pas toujours de rêve Un Sibyllin, Guillaume Costanza comme pour commenter à la façon du choeur les us et coutumes de ces deux protagonistes du "mal" être. Un Sibyllin est un adjectif utilisé pour définir un discours ou un texte qui est difficile à comprendre. Cela peut être mystérieux ou trop complexe ...Une pièce extra-ordinaire comme son propos où évoquer Bacon est un challenge, un exercice de style et de forme à la limite de l'impossible...De l'incertain de ses compositions picturales, triptyque insaisissable de la matière corporelle jouissive.Gravir les marches du Grand Palais: un pari gagné sans dérouler le tapis rouge.

 Aiguiser le Palais et lui ôter son voile pour mieux chanter!

Julien Gaillard est auteur, poète, acteur et metteur en scène. En 2017, les spectateur·rice·s du TNS ont pu voir, mis en scène par Simon Delétang, Tarkovski, le corps du poète, dont il a écrit la troisième partie. Frédéric Vossier est auteur, conseiller artistique au TNS et dirige la revue PARAGES. En 2021, Anne Théron a créé sa pièce Condor. Pascal Kirsch est metteur en scène. Il a dirigé le lieu Naxos-Bobine, situé à Paris, de 2014 à 2016.

Au TNS du 10 au 16 Mars

vendredi 10 mars 2023

"L'eau douce": bain de jouvence ou "aquatic show" ? Nathalie Pernette fait un "tub" !

 


Nathalie Pernette Cie Pernette France solo création 2021

L’Eau douce

De la nature à l’imaginaire, Nathalie Pernette invite les plus jeunes à voyager dans les mondes fantastiques de l’eau. Sur le plateau, roche, nuage et lueurs bleutés accueillent ou révèlent d’étranges personnages interprétés en solo par une danseuse. Images et corps conduisent cette rêverie chorégraphique comme une vague légère oscillant entre mystère et découverte.

 


Selon la chorégraphe, l’eau – tout à la fois sombre et limpide, douce et furieuse, joueuse et ténébreuse, peuplée d’êtres fantastiques, réels ou imaginaires – offre toutes les qualités pour faire l’objet d’un spectacle. Dotée de consistances variées : liquide et imprévisible, solide comme la glace ou nuageuse comme la vapeur, elle se métamorphose et garde encore tout son mystère. Qui plus est, l’eau a de tous temps inspiré des figures de légendes qui inquiètent ou rassurent selon les cas.
Hanter des espaces particuliers, comme ici celui de l’eau, est l’une des spécialités de Nathalie Pernette. Immergée dans l’infinie puissance évocatrice de cet insaisissable élément, la chorégraphe agence ces variations aquatiques en trois temps et mouvements : d’emblée sombre, l’eau se fait douce puis festive. Elle manifeste des humeurs et des émotions, vogue du chagrin à la colère et ses tempêtes. Elle s’amuse enfin en renouant avec les jeux de l’enfance auxquels elle nous invite. Ainsi Nathalie Pernette fait du langage de l’eau une réalité poétique en prise directe avec les corps et leur environnement.

Ambiance venteuse et glacée sur le plateau: serait-on au "Pole Nord" dans le froid devant un glacier bleu, une sculpture de séracs craquants sous la pression atmosphérique? Une sorte de géométrie en volume, relief gigantesque d'une tectonique archaïque...Une banquise, un iceberg échoué à la dérive.. En costume bleu-gris, chevelure en extension cendrée un étrange oiseau mécanique s'ébat en mouvements vifs, saccadés, mécaniques. Drôle de bestiole ou d'être mi pantin, mi marionnette sous la neige. L'ambiance serait celle d'une grotte avec les craquements et sons de goutte à goutte cavernicoles: petite balade spéléologique humide et fraiche, très "sensible" et sensorielle. Des cris, des halètements sourdent de nulle part comme une respiration retenue. Notre étrange créature hybride se meut à l'envi, mouvements tétaniques ou fluides selon l'humeur. Gestes décomposés, fragmentés, à angle droit comme la sculpture à la Xavier Veilhan. Le plan géologique se fait couvercle, nuage, cocotte en papier géante dans une lumière bleu-vert glaçante. Le bruit de l'eau qui goutte en fond musical obsédant.Puis retirant sa chevelure tressée, notre être vivant plonge dans le bac à eau, le "tube",sorte de bassin rempli de fluide. Elle-il se mouille, se trempe s'immerge dans ce bain de jouvence, éclabousse de jets d'eau son espace et jaillit avec grâce et volupté de son milieu aquatique. Les bras et les mains en forme de cou de cygne, le corps allongé baignant dans le liquide. Nid ou niche aquatique de bon aloi. Être amphibie, dans des giclures de perles de pluie. C'est très esthétisant et beau, plein de charme et de plasticité. Cette archéologie du corps baignant dans un liquide amniotique fait rêver. Notre petit "monstre" salamandre ou reptile des temps anciens se fait grotesque dans des mimiques suggestives. Muette, notre créature se fond dans son environnement, mimétisme à l'appui. Et la clepsydre du temps se fait sablier, compte goutte . Beaucoup de poésie pour ce solo , monologue déroutant d'une âme quasi butô, spectre vivant et luciole des temps anciens. Une plongée salvatrice au coeur des strates en palimpseste du temps et de l'espace fossilisés. Nathalie Pernette en chercheuse d'espèces d'espaces à conquérir par une danse sobre, mesurée, parfois grotesque et inspirée des éléments fondateurs: l'eau, l'air et les sons: une vie d'ange céleste et fluide!

A Pole Sud jusqu'au 10 Mars

samedi 4 mars 2023

"La cérémonie du poids" : Rafi Martin et Julika Mayer: ni deux poids, ni deux mesures..Une seule ode au genre.

 


""La Cérémonie du poids" articule des questions issues des études sur le genre à la pratique des arts martiaux. À partir d’interviews et d’un travail documentaire auprès de femmes et personnes queer qui confrontent leurs corps aux coups, Rafi Martin s’intéresse à ce qu’un sport de combat peut apporter, symboliquement mais aussi physiquement. Transformée en salle de boxe berlinoise, la scène est sculptée par la lumière. Un athlète s’y entraîne et s’y confronte aux éléments dans un étrange équilibre suspendu, bougeant les lignes des représentations. Dans un rituel de lutte intérieure, son corps devient un espace potentiel de solidarités, de poétique des muscles et de la résistance, à la recherche d'une utopie de genre, physique et sociale."

Il fait le poids, Rafi Martin, le poids du monde, celui de la différence de genre: poids des senteurs, poids de plume ou de plomb, au choix. C'est dans la "bascule" de ce poids de corps qu'elle ausculte, carcasse ou carapace si "lourde" à porter quand il n'est pas reconnu par les autres, ni connu de soi. Poids et oscillation du corps dans ce parcours kinésiologique puissant .(Odile Rouquet et Christine Lenteric en mentor), références possibles! On y "frappe" fort en évoquant la boxe et sa gestuelle, directe, abrupte et sans détour. Il y a une force de frappe évidente et opérationnelle sur le plateau, occupé par deux faisceaux lumineux et une sorte de "contrepoids", en forme de grosse figue luisante, ou de goutte d'eau surdimensionnée. La masse est en question, celle de Laban en complément du poids , de la direction et de l'espace. Bien digérées, toutes ces notions sont fondement de cette présence massive, compacte de l'acteur. Comme attiré par cet objet de désir dans un prologue, des préliminaires, en préambule le voici en proie à une convoitise, une envie de s'y collet à cet objet qui vaut son pesant d'or.La musique, le son venant accompagner de leur rythme, de leurs mesures et sanctions endiablés, le solo, le soliloque de notre presque voltigeur. Qui va prendre harnais et ailes pour se déraciner du sol et voguer dans l'éther. Bruitages complexes, métronome infernal qui dicte mouvements et troubles de la perception. L'impact des coups est évident et la démarche de l'artiste sème le doute: appréhender l'inconnu, aborder l'essentiel du poids de son corps en le transformant en salve volante retenue par le contrepoids.Femme-homme canon de foire s'il fallait désigner le genre comme "monstre" à montrer du doigt comme autrefois... En suspens, en apnée, il apprivoise l'espace, se joue des cordages vrillés pour tournoyer sans esthétisme circassien. Juste pour tester, apprivoiser des sensations et trouver sa propre histoire de corps. Enfin! L'histoire, en"voix off" texte de Dorothy Alison,nous confie les péripéties de l'artiste avec l'apprentissage du karaté. Opération "ceinture blanche" à vie, tant la découverte est fertile et initiatique! Cette part d'autoportrait en autobiographie corporelle est édifiante pour lui ôter un poids trop lourd à subir. Une riche évocation "des corps désarmés laissés sans défense face à ceux dignes d'être défendus"...

 

Après sa formation à l’École nationale supérieure des Arts de la Marionnette de Charleville-Mézières, Julika Mayer a co-dirigé la Compagnie Là Où avec Renaud Herbin. Elle travaille avec l’anthropologue et marionnettiste Rafi Martin depuis 2019. Leur théâtre visuel et performatif naît de l’interaction entre le corps, l’objet, la marionnette et l’espace. Dans cette constellation, il et elle amènent une dimension qui entrelace des questions relatives au genre, à la migration et à la relation au vivant. Julika Mayer est à la tête du département dédié aux Arts de la Marionnette de l’Université de Musique et des Arts du spectacle de Stuttgart (HMDK). Elle a présenté au TJP Reprendre son souffle et Des nouvelles des vieilles. Cette saison, le duo présente également Resonancias et Julika Mayer est également associée à Karoline Hoffmann pour Ding.


 

TJP GRANDE SCÈNE jusqu'au 4 Mars 





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