jeudi 6 avril 2023

"Carcass" : draps de peaux, banières et corps tension, enveloppes plastiques rebelles et champs de bataille.Casse coup dur pour la danse!

 

Marco da Silva Ferreira Portugal 12 danseurs création 2022

C A R C A S S


Des corps en surchauffe, des danses d’hier et d’aujourd’hui, des flux et des échanges électriques, C A R C A S S se joue des confrontations. Une sorte de fièvre s’empare du collectif de danseurs urbains réunis au plateau par Marco da Silva Ferreira. Dans cette nouvelle pièce, le chorégraphe portugais questionne rondement le passé à l’aune du présent.

 

Quels sont ces corps qui traversent le monde ? Depuis ses débuts, Marco da Silva utilise la danse comme outil de recherche sur la communauté. Ce que l’on a pu découvrir dans deux de ses créations déjà présentées à POLE-SUD : Brother et ses danses tribales oscillant entre sentiment d’appartenance et formes de rivalité ; Siri et son univers post-humain, mystérieuse forêt de sensations entre images et mouvements.
Dans C A R C A S S, le chorégraphe portugais renouvelle son questionnement : quel est le moteur d’une identité collective, de quelle façon passé et présent agissent-ils sur les corps, de l’individu à la communauté, comment décide-t-on d’oublier ou de créer de la mémoire ?
Sur le plateau, une dizaine d’interprètes. Emportés par des jeux de jambes effrénés, les corps sont en ébullition. Intense physicalité, échanges d’énergies propulsent des danses multiples issues des cultures considérées comme minoritaires telles que la communauté LGBTQIA+ ou les groupes originaires d’anciennes colonies. En contrepoint, surgissent d’autres danses, folkloriques, standardisées, immuables. Se jouant de ces confrontations, Marco da Silva Ferreira en explore les ressorts à travers la communauté vibrante des danseurs sur scène, chorégraphiant leurs pas complexes et sonorisés qui participent de cet environnement musical créé en direct. Où l’on retrouve la démarche du chorégraphe qui, autour des pratiques urbaines, développe une réflexion continue sur le sens des danses émergentes de nos jours, à travers une forme singulière d’expressionnisme abstrait aux accents autobiographiques.

 

Seule avec un  punchingball virtuel, animée de mouvements de boxe, une sorte de femme araignée divague sur le bord du plateau, bientôt rejointe par une horde, une meute en ébullition: collant noir ajourés, troués, baskets emblématiques aux pieds. En body building noir! Ou legging troués.Ils bordent la scène en tribu déjantée, en bataillon militaire ou batterie comme les instruments de percussions live qui sonnent le rassemblement.Animés de mouvements similaires, décalés, allure sportive d'un quatuor désaccordé. Un petit groupe frontal, compact, virulent. Les épaules s'agitent et les dix danseurs franchissent des pourtours,la barre du tapis de sol, carré tout blanc sur fond noir. Ils se fondent entre les interstices de l'espace, s'imbriquent en décalage dans des rythmes binaires entêtant. Dans une dissymétrie et un éparpillement des corps dans l'espace. Image d'une chenille, maillon, chainon qui roule au sol dans un déroulé modulé. Un solo alterne, un faune de profil sur demi-pointes,  sorte de Nijinski sautillant en costume seyant.Des notes de folklore surgissent pour animer le groupe, jeux de jambes en échos,en costumes colorés, plissés comme des kilts aux pendrillons lamés. De belles unissons répétitives évoquent le "Dance" de Lucinda Childs sur fond musical proche d'un Philip Glass...Des lignes diagonales pour trancher l'espace et le silence s'impose pour le battement au sol des pieds musicaux en diable.Duo à la Kandinsky pour faire danser les couleurs comme dans ses "compositions".


La plasticité de la chorégraphie, se fait graphisme et graffiti comme des arts urbains. Un autre solo comme un tourbillon-moulinet, comique, dansé à quasi reculons, provoque le sourire. Dévoreur d'espace, le danseur éclate, éclabousse l'éther alors que le groupe l'encourage, le booste et l'accompagne en empathie.Le plissé des kilts rappellent l'évocation des ethnies et les plis de la danse s’entrouvrent pour dévoiler corps et âmes épris d'énergie communicative. Quelques duos comme des joutes corporelles viennent se greffer à cette cérémonie tribale sur fond de clavecin électronique.Et les t-shirts rouges de devenir drapeaux, bannières, oriflammes étirées par les bras comme des étendards sanglants, des draps-peaux du monde tendus comme des enveloppes charnelles. Dans un champ de bataille évident, les "carcasses" des danseurs  se fracassent au sol et gisent.Un pantin sans visage, évoque un tableau, une toile de Fontana, relief saillant du visage au travers. Des êtres bizarres prolifèrent, protéiformes, hybrides comme des kachina de la mythologie Hopi, des figures énigmatiques, des bestioles non identifiées se font graphisme mouvant, lettres et syntaxe visuelle. 


C'est plastiquement très réussi et le voyage continue accompagné de cette petite foule à la foulée gymnique toujours très saccadée.Puis sur fond de toile blanche des sortes de chauve-souris s'animent, déstabilisant la lecture des corps inversés à la Xavier Leroy, petits êtres diaboliques : haut les mains qui s'agitent et font signe pour cette révolution des œillets où le chant se fait revendication politique. Très animale, la danse de Marco da Silva Ferreira séduit, étonne, déstabilise, déplace les codes de lecture pour un bal masqué opérateur.Une grande bouche rouge, encore clin d'oeil plastique à la Man Ray, se fait marionnette qui balbutie. Ce "Carcass" est sidérant tant la perte, la dépense et dissipation de l'énergie est constante et la performance des dix personnages est à souligner comme une potion magique dont ils se seraient emparé pour mieux diffracter l'espace, décomposer le rythme et former un groupe colossal uni et resplendissant. Des salves éclatent et le départ de la troupe en vision de dos clôture le spectacle d'un monde catastrophe joyeux enivré de tonus."Le mur est tombé".....

jusqu'au 6 AVRIL au Maillon Wacken en collaboration avec Pole Sud

mercredi 5 avril 2023

Carmen : une version "concertante" déconcertante ! Une mise à nu éloquente , un orchestre sublimant les "tubes" d'un inconscient collectif musical de bon aloi!

 

GEORGES BIZET

Carmen, version concertante

Une femme fatale, un déserteur jaloux, les brûlants remparts de Séville : voici venir Carmen, l’opéra des opéras, celui qui transforme une habanera en coup de poignard. À l’affiche, une distribution comme on ne peut qu’en rêver, avec notamment Elena Maximova et Michael Spyres. Et au pupitre, Aziz Shokhakimov en personne, qui, particulièrement féru du répertoire français, a dirigé Carmen pour la première fois alors qu’il n’avait que 14 ans ! Avec la fine fleur du chant français, c’est une Carmen de luxe qui nous est offerte ici.

 Un prologue, introduction ou prélude qui augure avec ses thèmes récurrents du plus bel opéra du genre dont les airs hantent les générations: ouverture rutilante, enlevée et menée de main de maitre par le chef. Une atmosphère volcanique, éruptive et entrainante où l'on retrouve les quatre thèmes principaux: le caractère brillant et militaire de l'oeuvre, l'espièglerie et la légèreté du deuxième: on y évoque les soldats, les toréros, les jeux des enfants et la liesse de la foule les jours de corrida. Le troisième thème joue sur la personnalité d'Escamillo, fier et altier, le quatrième thème, lugubre et tragique est celui du destin dont la fatalité menace les différents personnages. L'allégresse est de mise et l'orchestre est habité par ces "mélodies" entêtantes soutenues par une orchestration savante où les solis d'ouverture des morceaux font aussi office de "tube" tant leur fréquentation et écoute sonore les a rendus accessibles, familiers On s'est emparé de Carmen à l'envi et ici tout résonne dans les mémoires collectives musicales...Alors "L'amour est un oiseau rebelle" sonne précisément comme une référence "populaire" et la cantatrice Elena Maximova en fait une sérénade pas encore très convaincante dans sa reprise de rôle. Délicate, sensuelle et énigmatique, la chanteuse, de rouge vêtue, épaule dénudée et longue chevelure blonde ne réussit à séduire que peu à peu face à une Micaela interprétée par Elsa Dreisig, sublime voix émouvante et jeu subtil, retenu pour une prestation splendide et naturelle . Don José bien sur, personnage clef de l'intrigue, incarné par Michael Spyres est convaincant, la voix profonde et chaude, partenaire attentif et attentionné de Carmen. Soldat téméraire et fidèle, compagnon de l'armée irréprochable. Le choeur de l'Opéra National du Rhin  dirigé par Hendrik Haas enveloppant l'intrigue, les rebonds de narration du livret, avec densité, pondération et soutenu par l'introduction du choeur d'enfants Maitrise de l'Opéra National du Rhin dirigé par Luciano Bibiloni, insolite et généreux. Escamillo, brillant baryton interprété par Alexandre Duhamel en pleine possession vocale, riche de tonalités et tessiture forte et engagée. Florie Valiquette pour son personnage féminin de charme, soprano irréprochable et puissante joue les Frasquita, alors qu'à ses côtés Adèle Charvet en Mercedes lui donne la réplique et forme un duo réjouissant et très maitrisé vocalement. Citons encore Thomas Dolié, baryton en Morales et Nicolas Courjal , basse en Zuniga pour encore fleurir cette distribution intelligente et bien dosée de timbres et caractères rutilants. Philippe Estèphe, baryton en Dancaire et Cyrille Dubois, ténor en Remendado bordent cet opéra de leurs voix présentes, de leur jeu sobre et discret. Aziz Shokhakimov, lui, pétri de sensibilité et musicalité semble baigner dans son univers et dirige de façon tonique autant que douce ses interprètes aguerris à tant de style de musique! Les contrastes sont sublimes, l'intensité magistrale des reprises et mouvements de tous, est émouvante et suggère tant de subtils caractères, de tons et d'intrigues que l'on est  tenu en haleine trois heures durant. Alors cette version concertante de l'opéra se révèle riche et contrastée, habitée, jouée de façon infime autant que solide et les rôles s'introduisent peu à peu, pour incarner un récit tragique, joyeux et allègre, "déconcertant" par la richesse de la musique ainsi mise à nu. Sans costume ni mise en scène, sans ornement ni falbala, sans accessoire ou autre parasite venant édulcorer les "tubes" tant attendus que l'on redécouvre dans leur plus simple appareil: le talent des chanteurs et la qualité musicale de l'oeuvre phare de Bizet.


Un presque sans faute magistral où la vedette est dérobée à Carmen pour rehausser tous les autres personnages, Micaela en figure de proue! Elsa Dreisig remportant le trophée de la beauté et de la sensibilité de sa voix nuancée, prenante, ravissant l'écoute et emportant sur d'autres sphères le spectateur-auditeur conquis.Une ovation à l’issue du morceau où elle évoque la mort proche de la mère de Don José en fut la preuve évidente!

Distribution

Direction Aziz Shokhakimov
Carmen Elena Maximova
Don José Michael Spyres
Micaëla Elsa Dreisig
Escamillo Alexandre Duhamel
Frasquita Florie Valiquette
Mercedes Adèle Charvet
Moralès Thomas Dolié
Zuniga Nicolas Courjal
Le Dancaïre Philippe Estèphe
Le Remendado Cyrille Dubois


Chœur de l’Opéra national du Rhin

Chef de chœur Hendrik Haas
Maîtrise de l’Opéra national du Rhin
Chef de chœur Luciano Bibiloni

 

Conférence d'avant-concert

Mardi 4 et jeudi 6 avril 19h - Salle Marie Jaëll, entrée Érasme 
Accès libre et gratuit, dans la limite des places disponibles

CARMEN, UN OPÉRA À REDÉCOUVRIR
PIERRE-EMMANUEL LEPHAY

Opéra très populaire, gorgé de « tubes » repris à l’envi, du jazz à la chanson, Carmen doit cependant être réenvisagé pour ce qu’il est à l’origine : l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de l’opéra-comique français de la fin du XIXe siècle, genre qu’il bouscule cependant par son finale tragique, son écriture très savante ou son orchestration rutilante.

Distribution Aziz SHOKHAKIMOV direction, Elena MAXIMOVA Carmen, Michael SPYRES Don José, Chœur de l’Opéra national du Rhin, Maîtrise de l’Opéra national du Rhin...
Lieu
Palais de la Musique et des Congrès

lundi 3 avril 2023

"Mon absente": si les morts avaient des dents, du mordant. Pascal Rambert croque- mort du verbe à la présence fragile.

 


L’auteur et metteur en scène Pascal Rambert écrit spécialement pour les six actrices et cinq acteurs qu’il réunit ici sur scène. Mon absente est une pièce chorale, où des personnages sont rassemblés par la perte d’un être cher. Dans un espace plongé dans le noir, aux limites indistinctes, surgissent des corps, des mots. Onze personnes sont là pour s’adresser à l’absente. Quels liens existent, à la fois entre elles et avec cette absente ? Au travers de leurs souvenirs, des paroles échangées, de l’évocation de moments poignants ou infimes, une vie se recompose. Dans ce travail de mémoire, où jaillissent des contradictions, des interprétations et réécritures, se dessinent aussi les portraits des êtres en présence. Le souvenir est vivant et agissant, force de projection.

250 m2 boulevard Haussmann 

Un appartement partagé par une "famille" hétéroclite, hétérogène autour de la figure de la mère: l'absente qui sommeille à l'intérieur du cercueil, sur la scène, monté sur une estrade, reflété dans une lumière noire. Reflets qui scintillent, glacés, glissants : des fleurs en hommage à la défunte et une image paréidolique: comme une bouche ouverte qui avalerait les paroles de ces onze personnages qui vont hanter cette chambre froide. Avant la crémation de cette femme, ivre d'alcool ou de vie qui fédère ce jour ou cette nuit là, les membres disloqués ou disparates d'une "collectivité" de circonstances. Vont se succéder à la "tribune" des coupables ou responsables, onze figures aux attitudes diversifiées autant par l'allure que le ton ou le verbe. Acerbe et vociférant pour certains dont l'existence doit tant à une mère, plus lointain et distancé pour d'autres qui font figure d'environnement choisi. Filles et fils se trouvent "unis" , réunis pour cette circonstance et vont fustiger les uns les autres dans des aveux, paroles et révélations qui s'adressent autant aux uns et aux autres qu'à la défunte. De cet appartement d'apparat, vide pour pauvres créatures, on se souvient comme un tombeau avec angoisse et émotion. Une surface de réparation audacieuse que Pascal Rambert, auteur de cette odyssée de l'espèce rend opérant pour les mémoires qui s'y frottent. Chacun y va de sa diatribe, seul ou s'adressant à un autre: monologues ou duo à l'appui.  Claude Duparfait en fils démembré, disloqué y fait un numéro singulier, vif, bougeant de toute part pour incarner son désarroi, sa colère tonale vivifiante dans cette ambiance plombée par les souvenirs et impressions de chacun.

 


Vincent Dissez en robe verte de satin de soie se dévêtit somptueusement pour danser chaque instant de vie dédié à sa mère: belle prestation érotique, sensuelle aux mouvements dansés fluides et élastiques très maitrisés. Nu et cru dans un corps plastiquement irréprochable, souple, ondulant à l'envi dans des reptations évocatrices , très faune désirable. Il fait sa Kate Bush à la Pina Bausch....Une danse chère à Pascal Rambert qui sait faire bouger les corps émouvants dans des e-motions recherchées. Se mouvoir, dire et phonier de concert n'est pas chose aisée. Stanislas Nordey méconnaissable en fils rangé, tout de noir vêtu, claudicant et attendant sa mort prochaine avec grâce et tac mesuré. 


Audrey Bonnet, au jeu sobre et discrète fille de cette famille nombreuse à rejoindre la défunte autour du souvenir, de la parole, du verbe cadencé de l'auteur. La mise en scène au creux d'un dispositif enveloppant, sécurisant malgré la froideur de la lumière braquée sur le cercueil. Juste le temps d'imaginer l'allure de cette défunte si convoitée, haïe ou dénoncée par son destin chaotique sans foi ni loi. Tous les autres comédiens au diapason de cet opus singulier et sidérant. Ces enfants du BD Haussmann, errant, défaits dans un univers fracassé, cabossé par la douleur ou l'amour.L'absente bien présente dans les corps et les esprits tracassés, castrés ou hantés par cette légende familiale omniprésente. Mère et mordenseur au poing.Un clin d'oeil à Jan Fabre et sa " Preparatio Mortis: chronique d'un dernier orgasme floral" ?


Pascal Rambert crée ou recrée ses pièces partout dans le monde, tant en Europe qu’en Asie, aux États-Unis et en Afrique. Il est auteur associé au TNS depuis 2015 et y a présenté Clôture de l’amour et Répétition en 2015, Actrice en 2018, Architecture en 2019, Deux amis en 2021 ainsi que Mont Vérité en 2022 – spectacle d’entrée dans la vie professionnelle du Groupe 44 de l’École du TNS.

 

Au TNS jusqu'au 6 AVRIL