mercredi 28 juin 2023

Au 43 ème Festival Montpellier Danse : Nadia Beugré, Sharon Eyal, Mathilde Monnier: les femmes artistes sont dangereuses...

 Trois spectacles, trois créations, trois autrices, chorégraphes tiennent le haut du pavé dans la cité-agora de la Danse et développent avec bonheur leur univers, leurs recherches, le fruit non "défendu" de leurs rencontres...


Transes en danse: la case aux folles

 C'est avec "Prophétiques (on est déjà né.es) que Nadia Beugré aborde de toute sa peau la question des transgenres dans son pays d'origine, la Côte d'Ivoire. Sa fréquentation assidue des membres de cette communauté répudiée, rejetée la mène à imaginer un opus riche et généreux, pétri de l'énergie débordante de ses interprètes, toutes issues du milieu. Elles nous attendent déjà sur la scène du Théâtre de la Vignette", joyeuses, radieuses, pétillantes, malicieuses, espiègles. Affirmant avec leurs corps costumés, bigarrés, leurs identités singulières, uniques et respectables. C'est là tout le travail de considération, de respect de la chorégraphe qui se déroule sur un rythme délirant, fait de gestes de voguing, de coupé-décalé revisité. L'ambiance est sauvage, alerte, fumeuse, et tonitruante. Le cabaret n'est pas loin, les divas se profilent à l'envi, les gestes sont décalés, drôles sans agressivité ni vulgarité.Un endroit, la scène, tout trouvé pour exprimer une exubérance, une tonicité hors norme, jouissive et façonnée d'une certaine révolte. Un lieu pour exister aux regards des autres qui auraient encore des préjugés sur ces personnalités "ambiguës", extra-ordinaires qui hantent aussi les fantasmes de plus d'un simple citoyen. Et Nadia Beugré de recevoir le prix "nouveau talent chorégraphique" de la SACD....


Trouver sa place aussi hors du territoire ordinaire de ces femmes laborieuses le jour, qui se cachent et se réunissent la nuit pour exprimer toute leur richesse, leur talent d'artiste, d'être humain. Nadia Beugré livre ici un manifeste riche et généreux où la danse, le mouvement incessant, les cris et rires, les éclats de voix fusent et ravissent.Acrobaties, roulades, élucubrations "en tout genre", fantasques et débridées. Elles se maquillent, transforment leur aspect devant nous.A vue, s'adressent au public, solidaires. Le décor est cocasse, inédit: de longs tissus suspendus en drapeaux, des chaises volantes...De la couleur pour ces complicités partagées, ses aveux, ses confessions corporelles et verbales singulières.Rudesse et douceur au diapason, humour et distanciation comme règle de jeu. Avec bonhommie. Et l'empathie de naitre avec ces femmes , chevelure en extension, volante, tourbillonnante. Des fils d'Ariane les reliant, toile, lien tissé dans une tension fulgurante et contagieuse. Tout n'est pas "rose" pour ces interprètes plus que sincères et authentiques, ici au service d'une "prophétie" digne du plus bel évangélisme...

Au Théâtre de la Vignette les 21 et 22 JUIN 

 


"Into the hairy" de Sharon Eyal et Gai Behar (L-E-V )

Le clair obscur leur va si bien..

Que se cache-t-il "derrière la chevelure" si ce n'est l'indistinct d'une ambiance nocturne dédiée à une sorte de danse macabre, une frise frontale tout en lenteur qui se meut face au public. Imperceptibles micro-mouvements secs, ondulatoires, frémissants. Petite et légère tectonique qui avance, progresse dans un dessin de fresque archaïque modulée par la musique dévastatrice signée Koreless. Des lignes indistinctes se profilent dans une grisaille lumineuse, noir scintillant; d'imperceptibles déplacements strictes et méticuleux animent une danse étonnante.


La musique au poing, en boucle incessante, aux décibels sans concession pour notre ouïe anime l'impression de stupeur et d'hypnose. Le noir en dentelles des costumes leur va si bien que l'ambiance se déchaine et les maillons de cette esquisse se fondent au noir comme au cinéma.

A l'Opéra Comédie les 24 et 25 JUIN 




"Black Lights" de Mathilde Monnier

Toujours là où l'on ne l'attend pas, pionnière et audacieuse chorégraphe du lien, de la rencontre, Mathilde Monnier s'empare à bras le corps de huit textes d'autrices, extraits de la série H 24. Textes choisis pour leur correspondance et pertinence de mise en relation possible avec le corps.Textes troublants à propos des violences faites aux femmes, textes où la danse prend le relais des mots pour une mise en jeu, en espace, singulière et authentique.Histoires de corps uniques dont chacune des interprètes s'empare et se fait sienne avec sa singularité. Autant d'attitudes, de postures au départ qui évoquent l'iconographie mercantile des profils physiques et canoniques des femmes : corps allongés, jambes ouvertes, baillantes évocations de la soumission sexuelle...Chacune pour soi dans un solo, un monologue vibrant toujours en symbiose avec le groupe qui fait corps et choeur antique. Partage et complicités en adresse directe avec le public qui écoute autant qu'il regarde les évolutions de chacune. Une "friction" avec le monde, des corps écarquillés, trompées, bafoués, auscultés à la loupe comme une consultation médicale gynécologique. Ignorant les sources profondes de la souffrance du féminicide...Chaque récit de corps est bordé d'un texte qui s'immisce, s'infiltre dans les chairs et fait rebondir la danse en ricochet. Corps passeurs, imprégnés de paroles qui sourdent des lèvres autant que des pores de la peau. Chacune se raconte, les mots suivent ou précèdent les gestes, animés de façon singulière. Fédérées par la patte, la griffe de Mathilde Monnier, les chanteuses, danseuses, comédiennes jouent et gagnent en crédibilité, pleine d'humour ou de rage, de distanciation ou possession de leur rôle.


Les lumières sur le plateau jonché de sculptures comme des scories, des moraines de lave fumantes impactent l'atmosphère parfois tragique . Les destinées se croisent dans l'espace, se répondent ou s'isolent, en marche toujours, démarche chère à la chorégraphe qui "avance" toujours de front. En bonne compagnie quant à la lumière, musique, scénographie: Annie Tollerer, Olivier Renouf, Eric Wurtz....Colère, révolte: plutôt soulèvement à la Didi Huberman...Des lumières noires porteuses d'espoir, de lutte et de dénonciation par le truchement du geste qui touche et fait mouche. Un "outre-noir" scintillant d'intelligence. Mathilde Monnier au plus juste de la transmission au public de ses préoccupations politiques au coeur du Théâtre de l'Agora qui une fois de plus porte si bien son nom.

Au Théâtre de l'Agora les 22 et 23 JUIN

Spectres d'Europe : des "reprises", un répertoire abstrait et éthéré, cinétique, tectonique en majesté.


Spectres d’Europe

Lucinda Childs / David Dawson / William Forsythe


Après les méandres de l'esthétique et de l'histoire, ce nouveau volet de Spectres d'Europe s'intéresse aux figures éthérées et abstraites qui peuplent notre inconscient. Le Ballet de l'OnR fait ainsi dialoguer trois pièces de son répertoire, chorégraphiées par des figures majeures de la danse contemporaine : le Britannique David Dawson et les Américains Lucinda Childs et William Forsythe, tous deux bercés par la culture européenne.


 


Songs from Before
de Lucinda Childs,
créé en 2009 par le Ballet de l’Opéra national du Rhin. 

Quelque part dans le monde, un homme commente les détails merveilleusement insignifiants de son environnement : l'aube qui blanchit l'horizon, des flaques d'eau sur le sol, le bruit de la pluie sur l'océan. Sa rêverie solitaire fait rejaillir des limbes du passé des microcosmes de souvenirs dansés par six couples sur la prose poétique de Haruki Murakami et la musique de Max Richter. (Songs from Before) - 

Les danseurs apparaissent, en marche frontale très rythmée, les pas sur les demi-pointes en alternance. Rigueur, verticalité extrême, entrées et sorties multiples sans interruption: tout un vocabulaire spatial cher à Lucinda Childs anime le plateau, parfaitement occupé par ces lignes qui strient l'espace et le définissent. Parallèlement trois panneaux faits de bandes plastiques vont et viennent à l'envi, suspendus aux cintres et font se réverbérer la lumière comme autant de lamelles scintillantes. Encore une stricte verticalité comme un instrument de musique à cordes tendues, une architecture à la Portzamparc, inspirée de rythme, de déambulation qui change le point de vue cinétique. Lignes des costumes genrés, féminin-masculin, sobres, lisses comme la danse qui peu à peu se libère des traces et signes pour aller vers les duos en portés, les écarts des jambes tendues vers le ciel, les bras alignés, les tours comme des courses infinies vers l'inconnu.La musique est lancée, les interprètes se fondent dans le rythme et sillonnent l'espace. La lumière se fait changeante et se glisse, art cinétique par excellence entre les bandes des trois panneaux qui circulent de façon frontale. Magie de cette composition lumineuse, transparente qui magnifie ou occulte la vision des corps dansant.Comme des paravents translucides qui ne dévoileraient qu'une des facette mystérieuse de cette danse vue au travers d'un plissé lumineux.signé Bruno de Lavenère et Christophe Forey.Une pièce de répertoire, une reprise édifiante pour le ballet qui semble épouser l'oeuvre de Lucinda Childs avec respect, dévotion en accord parfait avec sa rigueur et sa musicalité au coeur du processus de construction et écriture, de composition radicale et architectonique. Les sauts aériens, les virevoltes attestant d'une légèreté puissante et enivrante.

 


On the Nature of Daylight
de David Dawson,
créé en 2007 par le Dresden Semperoper Ballett. 

Le véritable amour est un mystère parfaitement ordinaire et pourtant extraordinaire qui se danse à deux. Mais comment trouver le partenaire idéal ? Par hasard ou par choix ? Et que se passe-t-il si l'on se trompe de personne ? (On the Nature of Daylight) - 

Un duo lyrique, harmonieux, sans faille exécuté avec toute la virtuosité de ce couple de danseurs aguerris à une technique pointue. Du charme, de l'harmonie, de la grâce pour cet "entremets", glissé entre les deux "morceaux de choix" du programme. Histoire de respirer, de calmer la donne, de rêver, de se projeter dans un espace intime, plein de charme où la danse de Di He est toute de brio et d'apparente facilité. Tout glisse et coule de source dans cet accord parfait entre deux corps aimantés par des sentiments amoureux sans encombre. 


Enemy in the Figure
de William Forsythe,
créé en 1989 par le Ballet de Francfort.

Un écran ondulé traverse en diagonale la scène où attend un projecteur roulant. De la pénombre surgissent les silhouettes fantomatiques de onze danseurs dont les convulsions géométriques jouent avec la lumière sur le rythme lancinant de la musique de Thom Willems. (Enemy in the Figure).
Tout le style Forsythe est présent: ce démiurge de la tonicité, de l'écriture fulgurante, des points, lignes, plans de la chorégraphie exulte dans cette pièce unique en son genre.Son écriture tectonique fuse et les danseurs en sont les "pions" manipulés à l'envi pour créer des espaces toujours changeants, toujours en éruption volcanique alors que la matière phonolitique des corps se transforme en musicalité constante. Les pulsions font se tordre les corps, galvanisés par la musique de Thom Willems, foudre constante. Comme des salves jetées sur le plateau, des éclats de lave, scories en ébullition, enflammées par l'énergie de cette dynamo infernale. Corps machines, corps éperdus, isolés où dans des unissons futiles éphémères.

Le moteur est lancé: vitesse, effets de rémanence,d'énergie de fusée, de hallebardes fusant dans toutes directions. Les lumières au diapason, une course poursuite d'un projecteur traquant les silhouettes des danseurs. Les costumes changeant à l'envi sans qu'on perçoive le moment des métamorphoses.De l'art cinétique à l'état pur en état de siège éjectable constant. Histoire de brouiller les pistes du regard, de disperser la rétine, de déjouer les lois de la pesanteur et de la vitesse-mouvement. Les danseurs, incroyables interprètes se frottent à ce langage virtuose en diable, écriture athlétique, performante, inouïe tant le rythme catapulte les corps comme des balles de ping-pong. On y retrouve le design des costumes féminins: cols roulés soquettes, body et justaucorps seyants pour magnifier les lignes aérodynamiques du mouvement perpétuel. Quel régal que cette danse cinétique, exultante qui maintient le souffle en apnée, le regard, en alerte, en alarme fulgurante. Le spectateur au coeur de cette tonicité hallucinante où le noir et le blanc ne font qu'un tant la fusion totale danse-musique-lumières et sculpture opère à bon escient.

Le Ballet du Rhin, au zénith pour ces "reprises" menées de main de maitre à danser par la répétitrice "maison", Claude Agrafeil: un rouage incontournable pour remonter une pièce chorégraphique: chef de chantier orchestrant l'esprit de l'oeuvre, ici à l'identique pour le meilleur d'une rencontre avec Forsythe, chef de file d'une danse insaisissable, abrupte, ciselée, vif argent, déconstruite et remontée à l'endroit, à l'envers de toute convention ou d'académisme. Un style qui échappe au temps, jamais "daté"qui est ici servi à merveille par une compagnie soudée et aguerrie aux extrêmes... 

A l 'Opéra du Rhin jusqu'au 30 JUIN

mardi 27 juin 2023

La Danse au 43 ème Festival Montpellier Danse: un droit de cité inaliénable...Preljocaj en majesté.

 Une "Agora" de la Danse résume à elle seule l'Esprit des Lieux: un "endroit" pour Terpsichore en baskets ou non, un lieu, un "milieu"où l'on trouve son ancrage, son équilibre/déséquilibre, son "ici et maintenant" pour le plaisir du partage de l'expérience de l'artiste autant que du spectateur. Un droit de cité lié à ceux qui la magnifie, la porte dans toute sa rigueur autant que sa fantaisie. Alors traiter de la question de la mémoire de la danse par le truchement de la notion de "reprise" d'un répertoire qui se constitue peu à peu pour forger un patrimoine vivant et unique en son genre, s'imposait.C'est l'"ancrage" de l'écriture mise à nue par les chorégraphes de notre temps.


Processus en cour lors de ce début d'édition à l'occasion de l'ouverture du festival avec les deux pièces emblématiques d'Angelin Preljocaj, "Annonciation" et "Noces" qui bordent une création mondiale "Torpeur". Événement donc que ces reprises qui fonctionnent comme des étoffes qui n'ont pas pris un pli, comme un ouvrage où "papa pique et maman coud"en réplique à l'identique des deux œuvres originales, originelles.Voir ou revoir "Annonciation" tient du "miracle"biblique, tant l'authenticité du duo se révèle à nos yeux dans sa densité, sa fragilité. De l'époque me direz vous, certes avec des interprètes d'un autre siècle-déjà-mais qui possèdent l'esprit et le geste chorégraphique d'Angelin, comme des éponges poreuses imbibées d'une esthétique, d'une énergie propre à l'écriture du chorégraphe.Reconstitution, restauration à l'identique du duo, l’œuvre qui nous est donnée à voir est chargée d'émotion, de revirement, de la quiétude à la révolte des corps dansant dans la plus "pure" ligne d'origine. L'ange déflagrateur terrassant celle qui reçoit cette fécondation virtuelle est franchement troublant d'autorité, les gestes tranchants, vifs argent, le doigt pointé vers le ciel, élévation spirituelle qui va "incarner" l'"heureux événement" dont Marie sera le réceptacle. Elle, fragile, docile, allongée est pétrie de douceur et de consentement. Le duo se révèle bijou dans un écrin, un enclos symbolisé par ce long banc où les corps glissent, se repoussent, se questionnent. Pas une ride pour cette "nouvelle", courte pièce qui résumerait la griffe, la patte chorégraphique, calligraphique de Preljocaj. "Datée"? Pas une trace qui ferait croire à une résurrection abusive, trompeuse: un style possède une histoire, un cheminement qui ici se traduit à travers d'autres corps, façonnés par une intelligence contemporaine du ressenti: et la "passassion" de fonctionner à son aise sans "référence" obligatoire. Ce qui fait la force de la pièce: traverser le temps sans encombre pour le bonheur de ceux qui l'ont connue à sa genèse, pour la jubilation de ceux qui se frotteraient pour la première fois à sa vision. 


Belle réussite également pour la reprise de "Noces", réplique de la version Preljocaj sur la musique de Stravinsky. Interprétation très personnelle de l'oeuvre de Nijinska, pétrie de l'âme balkanique, du rituel qui architecture la tradition du mariage. Danseurs et danseuses portant à bras le corps la musicalité de la signature d'Angelin: virtuosité, rapidité, versatilité, art de l'unisson, du groupe soudé, des duos. Danse fascinante, hallucinante tant la rapidité de ce qui est donné à voir est sidérante. Quelques bancs en accessoires pour porter ou soutenir les corps, des poupées de chiffon souples comme mannequins, pantins, objets d'un "trousseau" de mariée comme symbole de coutume, d’obéissance. Mais que l'on fait s'envoler , s'envoyer dans l'éther pour exorciser légende, fable et soumission à l'esprit de tribu. Phoenix, resplendissant, surgit de ses cendres, "Noces" fait figure d'exemple, de référence face à la question de "la reprise" des œuvres contemporaines. 


C'est dire si "Torpeur" ne s'endort pas entre ces turbulences chorégraphiques, météorologie palpitante , agitée du temps qu'il fait. C'est comme si les deux pièces d'antan nourrissaient l'écriture d'Angelin encore aujourd'hui venant approfondir le propos, le style et la réflexion du chorégraphe. On retrouve à l'envi dans ce tout nouvel opus, les duos, les ensembles harmonieux qui ont fait sa légende.L'art de faire vibrer des couples, la sensualité discrète des corps dansants, l'art de la lenteur bordée par des choix musicaux précieux et adéquats. Le cercle, le nid comme un écrin de corps, un plessis végétal ou un marly ouvragé, ajouré de porcelaine, une architecture de rotin tressé, une vannerie, un treillis ondoyant . Les corps allongés, de blanc vêtus, tissant un moucharabieh savant, vivant, ondoyant. Un tableau très pictural comme sait le créer Preljocaj, peintre et féru de culture des Beaux Arts....Mouvements au sol comme un jardin médiéval régénérateur, archaïque soignant les corps de leurs vertus médicinales.

Quel belle référence à présent d'une réussite de "reconstitution" et de "création" au regard d'un répertoire en construction.Rien de "muséal" ni de figé pour la Danse qui trouve ici sa singularité: échapper à toute conservation par son coté éphémère de la "représentation" et son aspect hors du temps à travers l'écriture et la pensée chorégraphique.

Au festival Montpellier Danse 2023 au Corum les 20 et 21 JUIN