vendredi 6 octobre 2023

" Mothers. A Song for Wartime Marta Górnicka": madre mia! Révolution de palais pour des figures de proue dans la tempête..

 


Partout autour de nous, aux portes de l’Europe ou loin de ses frontières, le fracas incessant des armes recouvre les voix des victimes, des réfugié·e·s, des persécuté·e·s. À ce vacarme que nous peinons pourtant à entendre, la metteuse en scène polonaise Marta Górnicka oppose le chant puissant du chœur. Mothers. A Song for Wartime
est une réaction directe à la guerre. 25 mères ukrainiennes, biélorusses et polonaises font entendre leur voix, une énergie vitale qui s’oppose farouchement aux forces de la destruction. Une voix qui fait écho au chœur antique, mais emprunte aussi à la lointaine tradition des chtchedrivky, ces chansons populaires venues d’Ukraine que l’on chante aux enfants pour célébrer la nouvelle année. Ces femmes les nourrissent de ce qu’elles ont traversé, elles font résonner un langage nouveau, à la fois immémoriel et profondément contemporain. Lorsque les musiques et les sons traditionnels rencontrent les revendications politiques du présent, la scène redevient l’espace d’une communauté, non pas fondée sur une idéologie partagée, mais sur l’écoute sensible de l’expérience de l’Autre.

Un groupe compact de femmes, plutôt jeunes nous attend déjà sur le plateau, sorte d'estrade-ring tout gris...Vêtues de costumes banalisés de la vie quotidienne: jupes, legging  et autres tenues passe-partout plutôt sombres. Elles sont en guerre ces amazones de la paix...C'est une fillette gracile qui introduit cette marche qui ira de l"avant ou à reculons, une petite heure durant. Mise en scène de circulations, déplacements d'un choeur qui chante ou hurle son désarroi, sa frustration, sa colère: des mères qui ne veulent plus attendre leurs fils. Retour de guerre improbable. Un choeur féminin comme un groupe de manifestantes aux revendications de slogans. Mais très cadencés, musicaux, comme autant de cris d'oiseaux, de corneilles en envolées hitchcockiennes. Murmurations d'une population dont les gorges, les langues ne sont pas de bois et lancent des salves de mots, de phrases répétées à l'envi. Des textes défilent sur l'écran de fond comme autant de manifestes à décrypter dans l'urgence: en bataille, en ordre rangé de lecture édifiante. Elles avancent ou reculent en chorus, en danse chorale à la Rudolf von Laban. Rythme, poids et forces directionnelles en poupe. Elles se font guerrières, porteuses de colère et d'espoir, mutines en trois groupe pour évoquer la sacro-sainte Europe. Sit-ing sauvage sur plateau effervescent ! Belle ironie et caricature de la politique internationale. De l'humour pour ces vingt pionnières frondeuses qui osent s'insurger, se "soulever" à la Didi Huberman: révolution de voiles de palais, de diaphragme, de poumons qui pulsent et s'emballent pour ces vociférations, ces berceuses infernales, scandées comme pour ne jamais s'endormir. Des diagonales savantes, des déroulés de corps, des alignements quasi militaires, des marches et démarches résolues, solides et teintées de violence retenue. Ou exprimée par le son. Un choeur pour évoquer l'amour, les bras noués, reliés comme un collier de perles enfilées. Et chacune de se présenter par son prénom, ses désirs, ses envies, sa biographie. C'est émouvant, renversant, loin d'un récital de chants traditionnels. Et au final ces femmes rebelles en rut, en proie à leurs convictions et combat quotidien forment une architecture tectonique de barricade. Ces "pétroleuses" d'aujourd'hui nous racontent leur histoire avec une interprétation nue et crue comme un chorus-line très politique. Au sens de cette polis, agora du débat, de la rencontre, de la parole qui se livre.Une cité-État, c'est-à-dire une communauté de citoyens libres et autonomes, le corps social lui-même, l'expression de la conscience collective des Grecs. Et se délivrent des tonalités murmurées comme à la messe ou dans les carmina burana,ces poèmes, cantates scéniques polyphoniques. On avance en chantant et on gagne du terrain en combattant avec d'autres armes. Les armes de la douleur, de l'énergie, du courage et de la volonté féroce et pugnace de regagner la rive. Le choeur battant en bandoulière, les poings serrés, les bouches ouvertes comme des dégorgeoirs à farine où à jus de la vigne."Dégorgeoir" de moulin. vomisseur de son orné de mimiques expressives ... Leur rôle était d'effrayer les esprits malfaisants qui auraient pu arriver jusqu'à la farine et la contaminer.

Au Maillon jusqu'au 6 OCTOBRE

"Danser Schubert au XXIème siècle" : le chant du cygne assailli, magnifié, conquis par la danse...

 


Franz Schubert a marqué à jamais l’histoire de la musique de son empreinte romantique. Né à Vienne en 1798, il est l’élève de Salieri et devient l’un des plus fervents admira- teurs de Beethoven. Malgré sa mort précoce à l’âge de trente-et-un ans, il est l’auteur d’une œuvre fleuve comptant plus de mille pièces. Quatuors à cordes, symphonies, sonates, fantaisies, opéras, il a exploré toutes les formes avec la même quête d’absolu. Surtout, il a porté l’art du lied à sa perfection, notamment avec La Belle Meunière, Le Voyage d’hiver et le posthume Chant du cygne, trois cycles qui révèlent avec éclat les thèmes qui l’ont obsédé durant toute sa vie : l’amour bien sûr, mais aussi l’espoir, la déception, la mélancolie, la tristesse, la nature et l’errance vers un ailleurs inaccessible.


Dans une scénographie du peintre Silvère Jarrosson, les danseurs du Ballet de l’OnR déploient leurs univers chorégraphiques au fil d’une dramaturgie musicale autour de la figure et de l’œuvre de Schubert imaginée par le pianiste Bruno Anguera Garcia. Douze pièces chorégraphiques intimes et singulières composent ce cycle schubertien auquel se joignent deux jeunes chanteurs de l’Opéra Studio.

« Voyez la musique, écoutez  la danse » : la formule est empruntée à George Balanchine. Un adage sur mesure pour cette soirée consacrée à la musique de Schubert, ses variations, ses audaces, sa stricte composition oscillant entre drame, nostalgie, romantisme et joie solaire. Douze pièces "courtes" comme des nouvelles littéraires, des courts-métrages cinématographiques vont se succéder en osmose, en glissement progressif d'une oeuvre à l'autre. Le tout savamment orchestré par les déplacements et circulations de cinq toiles , pans de graphisme à la Hokusai, calligraphie en noir et blanc, comme un manga tissé, tendu évoquant des figures paréidoliques. Toutes d'égale inventivité, de surprises liées à un glossaire et vocabulaire dit "classique" qui n'a plus de qualificatif que quelques positions et pointes de bon aloi. Là réside tout l’intérêt de cette expérience inédite en son genre. Reconsidérer les fondamentaux d'un langage calqué sur la virtuosité de l’exécution d'attitudes, poses et syntaxe trop connues pour être étonnantes. Ainsi, c'est un lion qui rugit en prologue, fauve faunesque qui introduit ce récital dansé à la perfection. Un "Adam" sans Eve, un solo signé Marwik Schmitt, plein d'humour et de détachement, de distanciation: Schubert n'en mène pas large...Très offert, lifarien en diable, le danseur évolue, animal farouche et sensuel: un faune à la Nijinsky très convaincant et ébouriffant.

"Zwischen// Hertztönen" de Julia Weiss  comme un entremets, entracte bref et passage furtif d'une table transportée à dos d'homme se fera intermède récurent...Avec "Etanos" de Pierre Doncq, c'est le groupe qui est l'objet d'une riche et dense chorégraphie tant chorale que parsemée de trio, diagonales et ensembles. Une composition qui donne à voir et écouter un couple d'hommes en noir et bleu, évoluer en gémellité et miroir, un groupe de femmes en jupettes seyantes en contrepoint. Les ondulations des corps comme leitmotiv et signature de phrasés savants dans l'espace. Maxime Georges au piano pour souligner et accompagner cette dynamique foudroyante et légère. Et Julia Weiss de ponctuer à nouveau ce flot de propositions chorégraphiques par un duo sur une table: la danseuse y fait figure de partenaire, support-surface lisse et rebondissant d'une danse plus tard en duo.

"Thérapie de couple" de Alain Trividic va dépoter l'ambiance pour une narration comique du couple. Assis sur leurs chaises, entre Pina Bausch et Anne Teresa de Keersmaeker, les voilà s'attirant, se repoussant à l'envi sur la musique. Disputes ou réconciliation des corps, fugue et courses pour échapper à l'attraction-attirance aimantée de l'autre. On songe à Michèle Anne de Mey et Pierre Droulers dans "Face à face" visitant Brahms et Schubert avec autant de fougue et de sensualité... "Opus" de Jean Philippe Rivière, succède comme un solo éperdu d'une femme en longue robe blanche: Audrey Becker comme une figure évanescente, virginale incarnant pourtant la musique, habitée, cambrée dans de longs détirés romantiques, langoureux, magnétiques. Le violoncelle pour partenaire parfait, accordé en corps à corps, instrument et danse vivante. "Double-Double" de Noémie Coin associe chanteur et pianiste dans un "quatuor" très stylé, distingué où la danse feutrée accuse "it's not your fault" comme un leitmotiv récurent: mouvements, texte et danse au diapason.Un duo sportif, déhanché deux douches de lumières au final pour conclure cette remarquable prestation aux allure de Mats Ek: pieds en dedans, mimiques, humour et décalage constant de trouvailles insolites.

La seconde partie de cette soirée remarquable à plus d'un titre se prolonge "Le temps d'une bise" de Pierre Emile Lemieux-Venne. Un quintette efficace, quasi martial ou militaire, rythmé aux allures de parade: un beau travail au sol, des sauts en contrepoint fragile et voilà un travail plein de comique, de jeu théâtral singulier, discret; des combats entremêlés de corps fébriles, et la dynamique est assurée. "Les vagues  de la rivière du temps" de Dongting Xing font suite, Bernadette John soprano et Hugo Mathieu pour pianiste. Un duo, quatuor chanté-dansé de toute beauté à l'écriture fluide et très classique. Les toiles évoquant aussi ces vagues à l'âme très romantiques. "Nuit et rêve" de Christina Cecchini toujours en compagnie de la mezzo soprano offre à Alice Pernao, danseuse, un moment d'émotion et de lyrisme vêtu d'une robe rouge-sang. Un solo intime, habité et très convaincant. "Anonyme" de Brett Fukuda offre à Marin Delavaud l'occasion de mettre en valeur tout son talent de comédien: au pied du mur, va-t-il résister à la tentation de se retourner. Comme cherchant son Eurydice, Orphée résiste, à la tentation, attraction ou attirance de la musique. C'est beau et touchant et la narration du corps dansant opère à loisir. Sa voix ne se retourne pas sur ses pas et l'homme tout de blanc vêtu est fragile, tenté. "Dualité" de Caue Frias emporte un couple de danseurs au zénith  de l'amour: fluidité, romantisme, nostalgie et mélancolie au chapitre pour une danse romantique pleine de grâce. Des portés harmonieux de ces longues robes noires dégenrées font naitre des sentiments plein de lumières: le phrasé chorégraphique épousant la musicalité de la partition très picturale, rehaussée par la présence des toiles de Silvère Jarrosson: un dispositif mobile, vibratile à l'image des soubresauts de la musique, des déplacements et circulation des danseurs. Le mouvement est sans doute le thème le plus présent dans son œuvre. Il traite le déplacement des pigments sur la toile à la manière d’un chorégraphe. Son travail a ainsi été exposé aux côtés des œuvres d’Olivier Debré connu entre-autres pour les décors peints qu’il a réalisés lors de sa collaboration avec Carolyn Carlson pour le ballet Signes en 1997 à l’Opéra de Paris. Mettant en mouvement ses toiles aux châssis épais, il sollicite l’intégralité de son corps dans la peinture et compare souvent ses toiles à des partenaires de danse. Enfin "La jeune fille et la mort"de Jesse Lyon clôt ce récital dansé,quatuor danseurs, baryton - Bruno Khouri- et pianiste pour une ode à la beauté, la souffrance, la nostalgie, la perte. La "Winterreise" de Preljocaj a égale perfection d'interprétation chorégraphique en mémoire ou référence de revisitation de l'oeuvre de Shubert.

Une soirée inspirée aux accents chorégraphiques variés mettant en avant toutes les possibilités d'écriture-signatures de jeunes chorégraphes soucieux autant de la technique que de l'inventivité, l'audace et la fragilité de la danse, pas si "classique" que cela, revendiquant une légitimité toute accordée à figurer parmi la danse d'aujourd'hui: au bon "endroit" sur des territoire et terrains inconnus, face à une oeuvre musicale gigantesque, colossale et pleine d'intensité, de dynamisme: à l'image de l'art chorégraphique qui "ne se retourne pas" mais "avance" ! Schubert en très bonne "compagnie", ce fameux ballet du Rhin dont la mutation opérée par Bruno Bouché fait merveille!

Chorégraphes Christina Cecchini, Noemi Coin, Pierre Doncq, Cauê Frias, Brett Fukuda, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Jesse Lyon, Jean-Philippe Rivière, Marwik Schmitt, Alain Trividic, Julia Weiss, Dongting Xing Musique Franz Schubert Dramaturgie musicale Bruno Anguera Garcia Scénographie Silvère Jarrosson Lumières Aymeric Cottereau Mezzo-soprano Bernadette Johns Baryton Bruno Khouri Piano Maxime Georges, Hugo Mathieu CCN • Ballet de l'Opéra national du Rhin, Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin

A l Opéra du Rhin jusqu'au  8 octobre 


mercredi 4 octobre 2023

"La Tendresse": un genre groupal est né ! Le troisième sexe en mode il-elle-nous...ça des-potes !

 



La metteure en scène Julie Berès a écrit la partition de ce spectacle avec les auteur·rices et dramaturges Lisa Guez, Kevin Keiss et Alice Zeniter, à partir d’un long travail d’enquêtes et de documentation et en se questionnant sur la construction du masculin hier et aujourd’hui : qu’ont hérité les jeunes hommes des modes de pensée et d’éducation de leurs pères ? Quels rapports ont-ils avec les femmes, notamment après le mouvement #MeToo ? Quelles injonctions contradictoires pèsent sur eux ? Quelles représentations les ont forgés ? Sur scène, huit interprètes, acteurs, danseurs, tous performeurs, expriment avec les mots et le corps leurs colères, leurs espoirs et contradictions. Avec énergie et humour, ils questionnent ce  qu’appartenir au « groupe des hommes » signifie.

De mâle en pire...

Un décor praticable comme sous les ponts ou sur une passerelle, sombre et une bande de huit escogriffes en goguette..Ils griffonnent à la craie "tendresse, j'écris ton nom"...Bien plus que cela: une petite tribu ou meute lâchée sur son existence, son biopic personnel, toujours confronté à l'avis, l'appréciation de l'autre. Chacun s'y livre et se caractérise avec bonheur, intelligence et sensibilité. La danse hip-hop, break ou classique y trouvent leur marque et voici l'endroit où se délivrent toutes les inquiétudes de ces "mecs" pas si machos, pas si "pédé" que cela. Un moment intense de la pièce où l'homosexuel iconique délivre sa frustration, son destin de rejeté, bafoué par l'homophobie latente. Un magnifique personnage que celui de Natan, un danseur passé par les trous de souris de l'Opéra de Paris dont les déboulés, tours et pointes sont habiles, précis et plein d'une empreinte corporelle jouissive. Tous y mettent du leur et pas du leurre. Car le propos est d'actualité: des hommes en perdition, en questionnement jamais démagogique ni racoleur. Adopte un mec ou défend-toi. Masculin, féminin et pas neutre que cette proposition scénique où la danse, le mouvement se taillent la part belle et font la nique au verbe. La chorégraphie  de Jessica Noita, chorale ou personnelle devient signe des temps, cygne d'étang dans ce marasme ambiant. Tous sont habiles, extrêmement sensibles au rythme, et affrontent l'espace, la superficie des murs qui les cognent de front, avec une aisance, une facilité toute circasienne. Popping oblige! On songe à la horde de "Les Indes Galantes",danse sauvage krump de l'opéra de Clément Cogitore et Bintou Dembélé. Et chacun de conter son histoire de corps, son attitude, sa posture face au "deuxième sexe". Et si tout était bien qui finit bien dans un champ scénique inondé de joie, de jubilation: la vie est là alors à chacun se s'en emparer selon ses inclinaisons...Ces "monte-en- l'air" cambrioleurs de pacotille mais funambules aguerris aux situations périlleuses, se font vecteurs, passeurs de belles intentions. Relais d'une génération perturbée, bousculés par "ces couilles pour décorer ton slip" et autres jolies trouvailles sur les mots et maux qui font mal, très mâles...Et ça dépote à coup sur. Et la "tendresse, bordel"est bien là !

Julie Berès a fondé la compagnie Les Cambrioleurs en 2001, aujourd’hui implantée à Brest. Revendiquant une « écriture de plateau », elle s’entoure notamment, pour écrire et concevoir ses spectacles, de dramaturges, écrivain·es, chorégraphes, et réunit sur scène des acteur·rices, danseur·ses ou circassien·nes. Le public du TNS a pu voir Désobéir, présenté dans le cadre de L’autre saison, en juin 2019.

Conception et mise en scène
Julie Berès
Écriture et dramaturgie
Kevin Keiss, Julie Berès 
et Lisa Guez
avec la collaboration 
d’Alice Zeniter
Avec
Bboy Junior (Junior Bosila) Natan Bouzy
Charmine Fariborzi Alexandre Liberati
Tigran Mekhitarian  
en alternance avec Ryad Ferrad Djamil Mohamed
Romain Scheiner  
en alternance avec Guillaume Jacquemont
Mohamed Seddiki  
en alternance avec Saïd Ghanem
Chorégraphie
Jessica Noita

Au TNS du 04/10/2023 au 06/10/2023, du 09/10/2023 au 13/10/2023 à 20h00

  • le 07/10/2023, le 14/10/2023 à 18h00