jeudi 9 novembre 2023

"Blind" Hendrickx Ntela cie Konzi : du krump ou rien! Danse de barricade pour communards confirmés.

 


Hendrickx Ntela C
ie Konzi Belgique 5 interprètes création 2022

Blind

Blind met en situation cinq krumpers de Belgique, d’Espagne, de France et du Sénégal face à une même histoire. Dans un monde où tout semble normal et où tout geste devient éphémère, sommes-nous libres de penser par nous-mêmes ? Partant de cette question, Hendrickx Ntela, danseuse et chorégraphe liégeoise d’origine congolaise, et Pierre Dexter Belleka, danseur et chorégraphe exilé du Libéria, conçoivent une pièce où la culture krump agit comme une échappatoire. Cette danse, qui leur permet d’exprimer les sentiments qui les ont traversés, prend pour motif la question de l’aveuglement face à un système générateur de désirs inatteignables, passant par les réseaux sociaux et autres médias. Les interprètes développent alors une danse exacerbée par leurs émotions, en inventant un langage singulier à partir de leurs bases communes en krump. Attentifs à la composition musicale, mêlant bruitage, beatmakers et musique électronique, les chorégraphes signent une pièce puissante, où les sensations d’urgence et de solidarité prouvent la nécessité et la particularité de ce mode d’expression scénique.


 

Dans un halo de lumière, une plaque tournante, superficie de survie pour les cinq doigts de la main que sera ce quintette furibond, pour un huis clos au départ hanté de gestes saccadés, hachés, coupés au couteau comme pour fomenter une révolte proche. Le groupe est compact, solidaire, partageux. Les cinq interprètes, parure d'iroquois ou aux longues extensions mobiles dans le vent de l'insurrection proche se rejoignent haranguant une lumière au dessus d'eux.Prière ou rogations? .Bien ancrée, la danse est debout, verticale à peine teintée de niveaux descendants, ascendants. Une quête d'une implorante révolutionnaire en bord de plateau. C'est juste et beau, touchant et ça transperce la Commune de Paris ou la danse des sauvages des Indes Galantes de Rameau, façon Cogitore et Bintou Dembele  virtuose du voguing, du krump, du flexing, du hip-hop, du waacking, de l’électro (une danse née en France dans les boîtes de nuit), etc. Toutes les forces vocales et gestuelles s’emparaient des stéréotypes de l’œuvre pour les détourner.Ici tout bascule, se meut, se fissure, se casse et se fragmente, tectonique des plaques en référence. Les danseurs se dispersent alors pour conquérir l'espace dans une lutte, un combat singulier et féroce: danse de barricade, de résistance et de soulèvement, dynamique, énergique à vous couper le souffle. Tous en vêtements larges, clairs, soquettes aux pieds. La musique est au diapason de cette aventure épique et picaresque, haletante, fébrile. Un moment unique de transmission et passation d'énergie entre les artistes et le public, rare et précieux. Le krump, Blind pour mieux y voir clair dans ces esquisses poétiques lumineuses et très graphiques dans l'espace partagé de la politique et de l'engagement politique de ces citoyens du monde.

 

A Pole Sud le 9 Novembre 



"Oxymore"; une rethorique contradictoire des corps en opposition. Je t'aime, je te tue...

 

Maxime Cozic Cie Felinae France duo création 2023

Oxymore


Repéré sur les plateaux de danses urbaines depuis quelques années, Maxime Cozic pratique une danse rare dans ce contexte, expressionniste, sinueuse, virtuose et intense. Pour son deuxième projet de chorégraphe, il fait appel à Sylvain Lepoivre, complice de la première heure. Plus robuste, le visage grave, le deuxième protagoniste fait contraste. Inspiré par cette différence, le chorégraphe replonge dans ses souvenirs de sorties de boîtes de nuit où l’ivresse des corps rend possible le débordement des individus. À partir de l’état d’euphorie ou de violence qui se dégage de ce type de situation, les deux danseurs oscillent entre manipulation, séduction et soumission. Duo détonant autant qu’étonnant, le pouvoir change de camp en permanence. Les corps, titubants, déséquilibrés et déstructurés par l’alcool et la nuit, lâchent prise et des situations paradoxales apparaissent. Ambiguïté et sensualité s’expriment de manière incontrôlée et la rue devient le théâtre d’autres réalités. La puissance et la fragilité des corps qui s’expriment en même temps donne à la pièce une dimension intime et poétique rarement mise en avant dans les danses urbaines.


En rhétorique, un oxymore ou oxymoron, est une figure de style qui vise à rapprocher deux termes que leurs sens devraient éloigner, dans une formule en apparence contradictoire, comme « une obscure clarté » ou la « lumière noire » ...Qu'en adviendra-t-il en matière de chorégraphie? Seul sur le plateau dépouillé, un homme, tenue banalisée, se présente, s'ausculte doucement, tendrement: son corps semble précieux, son toucher, léger, attentif, bienveillant. Il s'étouffe, râle, tétanisé par un souffle coupé dans une ascension organique pétrifiante, puis son compère le calme.Déjà le mode expressif s'empare de son jeu et sourd de tous ses membres, des traits de son visage entouré d'une belle chevelure hirsute. Parait, l'autre, un être en apparence doué de perfidie, de malveillance. Débute un corps à corps singulier qui n'aura de cesse que de progresser dans l'expression de la douleur, de la soumission, de la souffrance. Ils s'(apprivoisent insidieusement, se câlinent, se calfeutrent doucement puis rapidement, la haine et la fureur s'emparent du premier. Violence de la gestuelle dans un rythme rapide et effrayant, le tout interprété dans une fluidité lax et souple, le corps soumis et balafré de gestes oppressants pour faire naitre un réel malaise. Ce n'est ni un combat, ni une lutte mais un asservissement d'un corps à l'autre.L'énergie est juste et calculée, fulgurante déflagration de consentement, de ravissement, d'enlèvement. S'agit-il d'un viol, d'une agression, d'une mauvaise intention menée jusqu'au bout de ce qui est supportable à regarder? Dans tous les cas cette relation interroge les rapports physiques dans leur brutalité, mais aussi dans l'acceptation d'une maltraitance apparente consentie. La plasticité des corps opérant pour rendre tolérable cette intrusion de l'un dans l'autre. Glissement progressif d'un plaisir masochiste ou accepté. Le couple, duo maléfique se meut avec grâce et fluidité dans un relâchement exemplaire en terme de danse contact. Porté du poids du corps, adhérence d'une peau sur l'autre, comme une dispute, une étreinte rude, brute, abrupte et rustre de deux corps aimantés. L'amour vache et féroce se réconcilie dans une séquence de jamais vu chorégraphique. Lovés l'un dans l'autre, ils s'adonnent à une série de grimaces, de torsions du visage, de la bouche, des paupières, de tout ce qui compose l'anatomie du faciès. Mâchoires et mandibules hyper mobiles, triturées, malaxées par les doigts de ces deux manipulateurs, marionnettistes, prestidigitateurs de la peau.Dans une vitesse, célérité et dextérité virtuose. Supportable juste le temps de ce numéro d'acrobatie à fleur de peau.Oxymore du "beau très laid", du tolérable insupportable, décalant la notion de beau geste convenu, appris ou rabâché. Les deux performeurs sur le fil d'une réalité possible de comportement physique entre jouissance et abnégation, plaisir et douleur: les contraires s'entrechoquent, se cognent et vont droit dans le mur d'une performance qui dérange, interroge et rebondit. Du travail impressionnant d'interprétation pour chacun: le docile Sylvain Lepoivre, le maléfique Maxime Cozic, architecture corporelle puissante et bâtie comme un ouvrage solide et massif. Complicité et désamour à la fois pour cette lutte singulière, confrontation d'énergie douce et puissante. Face à face, osmose et symbiose de deux corps en opposition.

 EN AMONT DES  REPRÉSENTATIONS Broken Mirrors Film documentaire d’Othmane Saadouni Création 2022 – 66′

En suivant le travail de création de la pièce Telles quelles / Tels quels du chorégraphe Bouziane Bouteldja, le réalisateur Othmane Saadouni met l’accent sur le regard des jeunes d’aujourd’hui vis-à-vis du monde qui les entoure. Entre scènes de danse, moments de recherche et d’échange avec le chorégraphe et témoignages plus intimes des danseurs, une histoire poétique s’installe.La danse est superbement filmée au départ, les corps des hip-hopeurs virevoltant sous l'oeil de la caméra au ras du sol pour mieux ancrer les gestes et mouvements superbes des danseurs virtuoses. Puis c'est la parole qui est donnée à chacun, danseur, membres de leur famille pas toujours convaincus par la pertinence de leur choix professionnel: choisir d'être danseur alors qu'une carrière de gendarme serait beaucoup plus acceptable! Un beau témoignage original et pertinent d'une condition pas facile au Maroc. Très belle séquence dansée d'une jeune femme prise sur le vif à bouger spontanément, hors syntaxe chorégraphique délibérée! La danse entre expression et profession, c'est ici l'occasion de se questionner sur cet art que chacun habite à sa façon: organique, sensuelle, directe ou construite lors de répétitions et réflexions d'un chorégraphe, écrivain de la danse: Othmane Saadouni, soucieux de ses interprètes autant que de sa parole.Un film, documentaire de création à la hauteur de l’exigence et du naturel du domaine de Terpsichore.

A Pole Sud les 7 et 8 Novembre carte blanche à Etienne Rochefort

 

mercredi 8 novembre 2023

WARÉ MONO de Kaori Ito : surface de réparation: on s'y colle!

 


Deux personnages jouent ensemble. Tantôt ils s’imitent et s’entraînent l’un l’autre, tantôt ils fusionnent jusqu’à former une seule et même créature, tantôt ils se défient et s’affrontent. Par la danse, ces êtres deviennent animaux ou monstres, jumeaux ou ennemis. Leurs relations se métamorphosent vite, à la lisière entre férocité et tendresse. Touchée par la brutalité de certaines confidences d’enfants et marquée par la trace de la violence en eux, Kaori Ito, danseuse, chorégraphe, a senti la nécessité de créer un spectacle qui parle de leurs blessures. C’est en s’inspirant du Kintsugi qu’elle a souhaité le faire ; cet art japonais de restaurer des objets cassés, abîmés, non pas en dissimulant les fissures, mais en les sublimant avec de l’or. Dans la lignée de son précédent spectacle jeune public Le monde à l’envers, où les récits des enfants réparent le monde, Kaori Ito a souhaité que des groupes d’enfants soient impliqués comme experts dans le processus de création. Leurs imaginaires, leurs mots et leurs énergies sont l’or qui répare les failles. Sur scène, auprès du duo formé par Kaori Ito et le danseur Issue Park, se trouve une marionnette en chantier. Au fur et à mesure qu’elle s’anime, un rituel de réparation s’instaure, la soigne et la transforme. La faille est une porte. Elle laisse la place à l’imagination. Et elle devient de l’or.

AVEC KAORI ITO ET ISSUE PARK


Sur le plateau des enfants s'adonnent à la découverte de la pratique inspiré du kintsugi, l'art de réparer les céramiques au Japon:dans ce rituel de réparation, on recolle les morceaux des céramiques cassées avec de la poudre d'or. Plus il y a de fissures, plus la céramique devient précieuse. A travers cette jolie philosophie, le spectacle travaille avec les enfants sur comment réparer nos blessures de l'enfance tout en étant fier de nos failles parce que les failles deviennent de l'or.Les enfants s'étirent, se déplacent, chutent avec aisance et confiance histoire de briser la glace entre eux et en leur fort intérieur. Alors ils laissent place aux deux artistes pour regarder une possibilité d'interprétation "adulte" de ce beau conte de fée. Ils laissent leurs empreintes au sol, tracent des figures à la poudre de céramique avec concentration et bonheur. Touchés, marqués par une trace qui va s'effacer.

Une marionnette git au sol, désarticulée, brisée que la danseuse défait avec lenteur, respect, sans heurt. Des bribes de corps, des segments de ce que nous sommes, comme des brisures, des cassures. Métaphore de la déstructuration, du morcellement, du corps en miettes. Danse secrète, intime qui joue sur l'infime mouvement. La musique comme un chant a capella, simple, sobre, solaire. Vient un partenaire, lui aussi vêtu d'une tunique blanche et d'un pantalon noir, les pieds nus pour un bon contact au sol. Appuis, danse-contact en fabriquent une bête à deux dos, tantôt rampante, tantôt aérienne. Le poids du corps comme un chemin d'équilibre-déséquilibre constant. Sorte de lâcher prise aux accents d'arts martiaux ou de qi qong. Rebelle combattante contre ou avec son partenaire, Kaori Ito se défoule et fait mouche.  Danse de l'esquive, du contournement en ronde-bosse. Une complicité s'instaure, douce, aimante, dosée. Mais la querelle nait entre eux-deux et la révolte soulève le danseur qui explose en mouvements circulaires, giratoires, en sorte de capoeira, de breakdance subtil et très personnel. La virevolte est de mise et les petits spectateurs s'amusent devant ce tableau ludique de deux adultes qui se chamaillent en beauté. Querelle, séparation, révolte: Kwangsuk Park joue à l'enfant gâté qui hurle et se rebiffe, attendant le consentement d'une mère fâchée. Va-t-il regagner son amour? Sa considération? Bien sur car le duo les réunit à nouveau en adage percussif, malin, contagieux. Les corps se libèrent, bondissent, virevoltent, s'adonnent au plaisir virtuose de bouger. Circassien autant que danseurs, les voici habités par une folle énergie, passeuse de joie, de liberté de circulation. Une façon de se redresser face au danger, de rebondir, de dialoguer avec les corps. Comme pour la peinture de Kaori Ito exposée dans le hall du théâtre: dessins, esquisses à l'aquarelle où les couleurs pleurent et fondent comme une calligraphie mouvante.Et une longue natte de lierre pour envelopper les deux amis compères dans un repos et sommeil bien gagné.

 Danseuse et créatrice depuis 20 ans, Kaori Ito cherche à faire émerger un mouvement vital qui relie les corps et fait exister le vide, l’invisible et le sacré. Née au Japon dans une famille d’artistes, elle se forme très jeune à la danse classique puis à la modern dance à New York. Interprète pendant plus de 10 ans pour de grandes compagnies européennes, elle ressent le besoin de créer sa propre compagnie afin de développer sa démarche artistique et son écriture chorégraphique. Elle fonde la compagnie Himé en 2015. Après une trilogie autobiographique, elle opère un retour à sa culture japonaise dont elle s’inspire notamment pour créer, en 2020, la première pièce où elle n’est pas au plateau. Convaincue de la nécessité de faire entendre la parole des enfants et de donner une place à leur créativité, elle commence en 2021 à créer avec et pour le jeune public. À la croisée des cultures et des langues, des courants, pratiques et disciplines, Kaori Ito développe un vocabulaire artistique hybride et une démarche de création sur la voie de rituels contemporains. Animée du désir de porter un projet qui rêve l’avenir avec la jeunesse et lui donne corps par l’art, Kaori Ito se consacre à ce vœu en 2023 en prenant la direction du TJP, Centre Dramatique National de Strasbourg. Elle souhaite en faire un lieu de théâtre transdisciplinaire, interculturel et intergénérationnel qui défend la transversalité de l’art, l’importance des questionnements des enfants et leur implication dans les processus de création.

photos anais baseilhac

 

Au TJP jusqu'au 14 Novembre