mardi 28 novembre 2023

"Le Voyage dans l'Est": un non lieu impossible...Le tandem Angot-Nordey opère une chirurgie charnelle de toute grandeur.

 


CRÉATION AU TNS

Avec Le Voyage dans l’Est, Christine Angot revient sur l’inceste, cette catastrophe familiale, psychique, anthropologique. L’écriture est le véhicule qui permet de retrouver quelque chose de soi, malgré tout, en posant l’enjeu de voir au plus près ce qu’il s’est passé et vécu sous l’emprise de ce père qui a soumis sa fille de quatorze ans à l’inceste. Revoir, avec le courage de la vérité : revenir sur les faits, les actes, les mots, les points de vue. La scène doit pouvoir faire entendre la tension de cette rétrospection.

Décor lisse, intransigeant, tantôt arène où se déroulent les aveux, le récit de Christine Angot, les "rebondissements" d'une tragédie humaine qui fait l'objet de déni, de trou noir, d'abime où se jettent les personnages à corps perdu. "Cinéma" en fond comme le récit mis en scène qui va se dérouler face à nous. Une narration, un "scénario" d'après une histoire vraie....L'écran sera la toile où la "voyageuse" parcourt le monde, image récurent d'un visage inquiété, meurtri. Ecran où va lui succéder le visage de l'enfance, celui de Christine en gros plan qui conte en direct les abus et leur long cheminement. Le drame vécu par cette jeune fille, sa "rencontre" avec son père sont simplement bouleversants et incarné par Carla Audebaud que l'on voit également sur écran géant simultanément. Visage tantôt joyeux, crédule, naïf, ou débité, désabusée, trahie par les événements qui s'enchainent. La dépendance de "l'enfant" à son père, les actes décrits abruptement touchent, impactent et dépassent l'entendement. Le verbe, la syntaxe s'enflamment et le personnage de Christine incarné par Cécile Brune portent ces paroles, ses écrits avec rudesse, délicatesse ou emportement. Le corps en miette d'une femme blessée se déstructure, se brise en mille morceaux inconsolables.Le "non-lieu" qu'elle fustige et bannit de sa vie comme attitude et posture est credo qui fait mouche. Le père qui navigue la tête haute ,interprété par Pierre François Garel, "séduit" par la crédibilité de son jeu, lointain, évanescent, poreux, toxique à souhait.Christine adulte jouée par Charline Grand semble "restaurée", "réparée" mais le mal est fait et l'irréparable persiste.


Les situations portées par chacun s'enchainent et dévoilent un univers glacé, hypocrite et pervers à souhait. La mère, Julie Moreau, attentive et faussement impliquée dans ce jeu de dupes est crédible et tendre complice . Claude, Claude Duparfait, excelle dans la sobriété, le tact et le déni. Un personnage sur la corde raide, celui qui sait mais ne fait rien...Car dans cette famille de "bonne famille" les relations sont filtrées à demi-mots et portent le secret de l'humiliation, de la déconstruction de l'autre à volonté. Tragédie plus que théâtre de mœurs, cette adaptation des écrits de Christine Angot sont habilement mis en scène par Stanislas Nordey, pudiquement mais férocement.  Chacun y trouve sa place et l'intensité de ce qui y est raconté est sidérante. Les décors signés Emmanuel Clolus, la lumière signée Stéphanie Daniel contribuent à cette atmosphère glacée constante.La musique, notes de piano égrenées au rythme de l'action se fait univers froid et plombé. On en ressort bouleversé, secoué, au pied d'un mur qui aujourd'hui semble s'entrouvrir au sujet de la reconnaissance humaine et juridiques des "dégâts" causés par l'inceste sur les victimes "non consentantes". Un bout de chemin lucide que ce "Voyage dans l'Est" qui parcourt les contrées du drame, de Strasbourg à Reims, de chambres d’hôtel et rencontres familiales. Quand des lèvres de Christine les mots ne parviennent pas à sourdre, l'empathie est forte et quasi constante. "Arrêtez, arrêtons, arrête"...criaient et dansaient en corps Mathilde Monnier et Christine Angot...

Stanislas Nordey, dans sa radicalité théâtrale, cherchera à révéler la précision clinique et l’intransigeance critique de cette langue dont la quête forcenée, d’une humanité implacable, trouble et ravage le sens commun. Stanislas Nordey, acteur et metteur en scène, a dirigé le Théâtre National de Strasbourg de 2014 à 2023. Il a créé, durant ces années, des textes de Christophe Pellet, Édouard Louis, Claudine Galea, Marie NDiaye et Léonora Miano. 

Au TNS jusqu'au 8 Décembre

jeudi 23 novembre 2023

"En attendant Théo : ich wart uf de Theo". Théo-phile, j'aime...Freyburger touche et bouleverse en Seppi le magnifique.

 

"Mais quand dans la vie on veut faire deux fois la même chose ça ne marche jamais."


« Des fois il arrive Théo et demande, avant même de dire salut « T’as lu mon sms ? ». « Non, tu crois que je vais mettre mes lunettes toutes les cinq minutes pour voir si tu m’as envoyé un sms. Pas la peine de perdre du temps pour m’écrire un sms que tu arrives. Tu viens et fini. » Et tout ça je lui dis en français. Alors il me dit que mon téléphone fait brrr quand il m’envoie un sms. Alors je lui dis : « Mais tu sais donc que ma machine dans l’oreille se dérègle toujours. Tu viens et fini. »

 


Assis sur le banc devant le Sup’rU, le vieux Sepp remonte le fil de son passé : sa jeunesse avec son meilleur ami tombé en Algérie, la rencontre avec son épouse décédée il y a bien longtemps, l’enfance de son neveu qu’il aimait comme un fils et le fit se lancer dans une rocambolesque tentative de séduction via un site de rencontre… Du comique au tragique, dans cet entre-deux qui caractérise la joyeuse écriture de l’auteur, il égrène ses souvenirs en attendant Théo, son petit neveu, le seul être cher que la vie lui a laissé.


Et c'est très touchant d'emblée: un personnage se profile dans la pénombre, à peine visible: seule sa voix nous indique son existence . Le texte se fait monologue confidentiel et nous voilà embarqués dans l'histoire d'une grande solitude faite de souvenirs, d'attente, de patience. Crédule à souhait notre bonhomme, ce "ravi de la crèche" à qui l'on fait croire que l'on viendra alors que le suspens est vite dévoilé. Théo sera l'Arlésienne, figure onirique, spectre qui hante notre anti héros et qui le gruge de sms prometteurs: "j'arrive": ce qui signifie souvent que l'on s'en va ...pour revenir. Mais ce soir "j 'attends Madeleine"...mais elle ne viendra pas. Prétexte alors aux souvenirs, aux salutations auprès d'un voisin, d'une voisine dont on finira par connaitre la vie à travers la procuration de Seppi. "Sepp" pour qui préfère. Un bonhomme plein de gentillesse qui évolue sur le parking du grand magasin avec une voix douce qui porte. Francis Freyburger plein de délicatesse, de tempérance, qui ne se fâche jamais et nous embarque en empathie avec son triste sort. Théo absent toujours de la scène. Alors que des paysages mentaux sont projetés sur une longue toile: torrents de rivière, forêts découpées de silhouettes très "Kirchner" signées du talentueux Chtistophe Werhung. Une idée de mise en espace virtuel du metteur en scène Olivier Chapelet doublé d'une scénographie sobre et bienvenue de Emmanuelle Bischoff. La musique d'Olivier Fuchs se fait paysage sonore et l'on quitte ce parking aux lampadaires jaunes pour décoller dans l'univers de Seppi avec grâce et volupté. Rien n'est triste ou sombre dans ce destin si bien mis en mots par Pierre Kretz, ici observateur et serviteur des petites gens sans dédain ni, condescendance. En langue alsacienne, c'est encore plus charmant et ravissant. Alors laissez vous "ravir" par ce personnage si commun, mais attachant. Venez au rendez-vous de Seppi: il vous attend, ne le décevez pas. Car poser un lapin à une proie si docile n'est pas civique ni civile.


 

Après les tribulations de Thérèse, la beesi Frau de la saison dernière, Pierre Kretz, Olivier Chapelet et Francis Freyburger tirent le portrait d’un autre villageois. Autre destinée silencieuse ravivant ses zones grises et ses myriades de couleurs sous le pinceau complice de l’artiste Christophe Wehrung qui peint les paysages d’une existence simple, car la vie ordinaire c’est ce qui reste quand tout fout le camp.

Au TAPS Scala jusqu'au 25 Novembre 

 

"Les danses du SIDA". Les années sida, inscrites dans les coeurs et dans les corps: crime et chatiment....

 


15h - Matthieu Doze (Paris), Laurent Sebillotte (CND Pantin), Guillaume Sintès
(Université de Strasbourg)
Table ronde « Les danses du sida », à partir de Good Boy (A. Buffard, 1998)



Force est de constater que le sang est, à quelques rares exceptions, absent de la scène
chorégraphique. S’il n’est pas visible, il est pourtant là. Irriguant le corps des danseuses et
danseurs bien sûr, mais aussi dans l’évocation, plus ou moins frontale, plus ou moins
métaphorique, de la maladie, et plus particulièrement du sida dont l’épidémie a largement
décimé les communautés en danse. À partir du solo d’Alain Buffard, Good Boy, cette table-
ronde sera l’occasion d’aborder ce que le sida a fait à la danse


Salle comble pour cette table ronde car "danser=vivre" affiche l'exposition du MAMCS sur les années SIDA. Les trois protagonistes de cette étape du colloque: Matthieu Doze, danseur, compagnon de route d'Alain Buffard: passeur du "rôle" du chorégraphe dans son solo "Good Boy": passeur singulier car assistant durant 15 ans à l'évolution de cet pièce emblématique et "héritier" sans aucune consigne de cet opus Comment dès lors construire ce personnage à travers sensations et substrat de mémoire visuelle et d'empathie corporelle avec cette performance? Le corps "manifeste"d'Alain Buffard, préservé, maintenu par les thérapies de l"époque sera-t-il capable de danser malade parmi des objets métaphoriques: cube de boites de médicaments, néons et autres détails renvoyant aux arts plastiques (Neuman, Acconci, André, Flavien..) qui nourrissaient l'esthétique et la pensée du danseur..) Matthieu Doze livre ici un témoignage inédit)et passionnant sur ce binôme penché sur ce "deux ou trois choses que je sais de moi". L'intention qui met le corps en mouvement en est le moteur pour s'inventer une histoire, fabriquer le substart pour donner de la matière au solo. La cruauté de la tragédie de l'épidémie a-t-elle eu des "effets secondaires" comme les thérapies sur les corps des danseurs, mourants ou en rémission.. C'est la notion des plis des origamis qui fut l'étincelle de cette reprise de rôle. Expérience singulière en matière de passation, de répertoire pour une danse qui commence à s'archiver. Pour revenir aux oeuvres ayant trait au SIDA ce sont plutôt des hommages faits aux disparus: le "Presbytère " de Béjart en mémoire à Georges Don, le solo de Raimund Hoghe "si je meurs laissez le balcon ouvert" Deuil, séparation, perte des êtres chers. Le vivant triomphe cependant dans ces évocations. "Clins de lune" de Kéléménis en hommage à Bagouet. Mark Tompkins avec "Witness"en hommage à Harry Sheppard..."Tu ne m'as pas attendu" clame le chorégraphe malade à son ami décédé. Et le "Tombeau" de Santiago Sempere en 1997, requiem pour les morts.  Thierry Smit avec son "Eros Délétère" pour ne citer que ceux-là...Trop explicite, trop réaliste ou insupportable tableau de la drague queer pour l'époque. Ici on appuie sur l'image de la danse et culture gay avec insistance. Défiance envers la compassion ou la prise d'otage qu'engendre le spectacle du désarroi de toute une génération . Et Régis Cuvier, celui qui, bouffon et performeur affiche une joie de vivre jusqu'à la chute fatale: "t'es mort ou pas cap' ". Sans compter sur Lloyd Newson et son "John", un récit poignant sur la communauté gay. Et " Dead  dreams of monochrome men", Strang Fish" de renforcer la dimension hors norme du chorégraphe maudit.


https://www.lemonde.fr/archives/article/1992/06/18/danse-strange-fish-par-dv8-physical-theater-drole-d-oiseau-drole-de-poisson_3904771_1819218.html

Autre cheminement: celui de Thomas Lebrun qui évoque trente ans de vie avec le spectre du SIDA dans "Trois décennies d'amour cerné". Rester dans la solitude in fine ou dans le déni comme Noureev ou s'afficher comme Steven Cohen dans des solos extravagants de sexualité ..26 juin 2017Put Your Heart… est un rite funéraire pour lequel Steven Cohen a tenu à peser le poids exact d'Elu à sa mort – 52,6 kg -, une cérémonie inouïe ...en ritualisant le fait de manger sous nos yeux une cuillère des cendres d’Elu, afin que la vie de Steven Cohen « ingère »cette disparition.

.Et la solidarité dans tout cela: celle de Sida Solidarité Spectacle en partage, soutien, accompagnement aux malades à l'époque. C'est aussi Bagouet qui est évoqué, lui qui ne confia jamais son état et continua à danser même "Jours étranges" en remplacement d'un disparu Bernard Glandier.. Plus proche Preljocaj dans son "Casanova" évoque la transmission de la maladie. Tous ces "Survivants"nous prouvent bien que "the show must go on"et que l'intimité de l'autruche n'a pas opéré.

Jeudi 22 Novembre MAMCS dans le cadre du colloque "Quand l'oeuvre saigne-usages et puissance du sang dans les arts visuels du XX ème et XXI ème siècle" ACCRA Strasbourg

https://toutelaculture.com/spectacles/danse/le-corps-de-la-danse-affecte-par-le-sida/

https://www.cnd.fr/fr/file/file/2303/inline/mayen_gerard_2013.pdf