vendredi 1 décembre 2023

EXTRA LIFE : Gisèle Vienne : éloge de la lenteur, de la pesanteur du vécu fraternel...Kinéma-tographe de la douleur. Alien aliénant....

 


Dans Crowd (2017), Gisèle Vienne ralentissait à l’extrême le mouvement des danseur·euse·s d’une rave pour mieux exacerber les sentiments et révéler les désirs. Avec L’Étang de Robert Walser (2021), elle dissociait les voix et les corps d’un récit obscur, celui d’un enfant en quête de l’amour de sa mère. Avec EXTRA LIFE, elle combine une nouvelle fois le jeu sur la perception à l’exploration d’une relation intime. Un frère et une sœur se retrouvent au terme d’une nuit de fête, après 20 ans de séparation suite à un drame familial. 

Interprétés par Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick, accompagnés d’une marionnette, les personnages révèlent au fil du spectacle toutes les strates du moment vécu : le passé y côtoie le futur, le souvenir l’imagination. Lumières, musique, corps : les médiums du théâtre sont ici conjugués pour diffracter notre regard et interrompre les hiérarchisations qui le déterminent. La metteuse en scène et chorégraphe ajoute un nouveau chapitre à son travail inlassable de déconstruction de nos systèmes de pensée. Elle invite à repenser les relations humaines, et affirme le pouvoir émancipateur et créatif de l’émotion.

Unité de temps, de lieu et d'action: retour au théâtre classique où la "comédie ballet " de Molière bat son plein? Pourquoi pas si l'on accepte que la narration des corps et la musique prennent le pas sur le verbe, les mots, les rimes et injonctions de ces deux personnages. Huis-clos à l'intérieur d'une voiture garée sur un parking imaginaire: un duo de choc pour le frère et la soeur qui dans une joyeuse conversation très musicale font resurgir le passé. Et les fantasmes sur ces "Aliens" qui peuplent ce monde comme des fantômes bien vivants pour attiser le monde. Le sommeil leur manque: quelque chose les tarabuste en profondeur et leur ironie devient suspecte.Enfermés, confinés dans ce bocal, cabinet de curiosités linguistiques où la parole va bon train. Lui garde son accent chantant, elle sa franchise verbale, sa brutalité de ton. L'atmosphère est singulière, vide et grand écart de lumières pour donner de l'altitude aux sentiments qui se délivrent doucement. La situation ne semble pas si grave que cela. Quand chacun quitte son habitacle, tiroir à secrets de famille c'est pour esquisser dans la lenteur des poses, attitudes et postures de soumission, d'enfermement.

La danse douce et tranquille prend le relais et les deux corps se déplacement lentement comme dans un ralenti cinématographique. Sur l'écran noir de mes nuits blanches, Gisèle Vienne fait son cinéma et la toile se tend, les fumigènes d'envahir le plateau comme une mer de nuages flottant sur la ligne bleue de la vie. Nuées bleutées traversées par des lasers virulents qui focalisent sur les corps, délimitent les espaces, ferment ou ouvrent l'univers plastique de la pièce. Sils Maria, phénomène climatique pour une ambiance feutrée, ouatée: de toutes les matières c'est la ouate qu'elle préfère. Omniprésence de ce brouillard flottant, indistinct qui brouille les pistes où l'on se perd. Adèle Haenel au sommet de son art; interprète l’indicible, le non dit, joue le déni par une gestuelle, un langage peu châtié, une vélocité affirmée du langage parlé. Son corps libère une énergie plurielle: tendre ou agacée, virulente ou soumisse. Son partenaire, Théo Livesey lui renvoie la balle, longue silhouette malhabile, chancelante, affectée par un mal inconnu. La haine du toucher, le souvenir de harcèlement, de violences faites au corps. Par cette inconnue qui circule à présent entre eux sur le plateau? Vêtue de paillettes et d'un training, cette créature évolue toujours au ralenti comme un moteur usé, une mécanique à bout de souffle dans une dynamique au diapason des deux autres protagonistes. Instants merveilleux quand la lumière traverse la scène, se fait le couloir, le mur qui se resserre sur les anti héros de la pièce. Alors que la musique se fait salves ou parterre sonore distingué sur fond de rumeurs étranges. Une vraie réussite signée Catarina Barbieri et Yves Godin. Effet bluffant de perspective, de trompe l'oeil , de "bruits de couloir" étranglés, rétrécis qui adsorbent le spectre de cette scène éblouissante... En 3D ou ronde bosse sidérant!
 

Ce passe-muraille, Katia Petrowick sème le malaise, fait couler des larmes et des sanglots sonores, disturbe le calme et la sérénité apparente. Comme un ange annonciateur de mauvaise augure....L'effet de ralenti oppresse, fait tension alors qu'il pourrait se délecter dans une douce énergie reposante, réparatrice. Réparer les vivants? Peut-être ou faire saigner les mémoires par ces lasers rouges tranchant à vif l'espace scénographique. Trio, duo ou solo: l'opus tangue, oscille et hésite sur fond de tragédie grecque où les demis dieux se cachent ou surgissent. Une marionnette comme témoin comme à l'accoutumé chez Gisèle Vienne...Le récit des corps et de la danse pour nourrir la pesanteur, le poids des mots, le choc des icônes flottantes dans cette nef des fous ressuscitée. La danse de se donner à coeur et à corps dans d'infimes petits bougés, e-motion de cet opus qui ne laissera pas indifférent. Quand l'inceste n'est jamais prononcé, les corps énoncent et stigmatisent le mal, éructent la souffrance et déversent cris et postures malines, diaboliques. Cela dérange et perturbe la comédi-ballet de Gisèle Vienne pour des entremets dansés dont la saveur est amère et les fragrances indigestes. Et le cinéma de se dérouler comme une fiction réelle d'après des faits vécus... D'après une histoire vraie...
 
 
 
kAu Maillon jusqu'au 1 Décembre

mercredi 29 novembre 2023

"Into the Open" : tout est permis...Lisbeth Gruwez et Maarten Van Cauwenberghe s'affrontent en ondes de choc..

 

Lisbeth Gruwez & Maarten Van Cauwenberghe Voetvolk Belgique 4 danseurs + 3 musiciens création 2022

Into the open

Que la danse et le concert se mêlent, telle est la promesse d’Into the open. Voetvolk est une compagnie belge de danse et de performance, fondée en 2007 par la danseuse et chorégraphe Lisbeth Gruwez et le musicien et compositeur Maarten Van Cauwenberghe. Certains se souviendront de leurs pièces phares déjà présentées à POLE-SUD : It’s going to get worse and worse and worse, my friend, Lisbeth Gruwez dances Bob Dylan, We’re pretty fuckin’ far from okay, et plus récemment The Sea Within. Leur travail est une conversation permanente entre le mouvement corporel et auditif. Véritables co-auteurs ils organisent au plateau un lien fort et organique entre le mouvement et la musique, le son, les vibrations. Pour cette proposition, ils poussent le curseur encore un peu plus loin avec un véritable concert dansé. Sept interprètes, danseurs et musiciens, incarnent le groove et partagent l’énergie de la musique. Ils vont vibrer au rythme du « krautrock », croisement entre la polyrythmie répétitive de Can et les beats endiablés des Chemical Brothers. Une interaction explosive de DENDERMONDE, le groupe de Maarten Van Cauwenberghe, Elko Blijweert et Fred Heuvinck. Voetvolk vous accueille pour un saut collectif et sauvage dans les limbes. Let’s transe !

Avec Maarten van Cauwenberghe, musicien et Artemis Stavridi, danseuse</span> 

La fée électricité, l'air de rien...Libre électron du groove. du krautrock...

 Hystérie collective à Pole Sud ce soir là: on décentralise la fameuse Laiterie temple du rock à la Meinau et on se régale avec une bande d'artistes pleine de punch, d'énergie et de savoir faire la teuf. La danse en mode concertant, c'est un plus pour la musique rock et sur trois estrades-podium, voilà les sept artistes réunis: musiciens et danseurs sans frontière se passent le relais, se coltinent les uns les autres, se fracassent aux sons des deux guitares et de la batterie qui fulmine. C'est de la rage corporelle et musicale, des t-shirt en extension, prolongement des corps drapés sans territoire précis. Cheveux lâchés tourbillonnants dans la tempête, tatouages vrais et faux sur la poitrine des "mecs" et les nanas en crevettes pailletées comme des Amazones en délire, lâchées comme des femmes canons dans les foires d'autrefois. Sculptures mouvantes sous les néons, verts, rouges suspendus, les corps entremêlent, se diffractent, fonctionnent au ralenti dans cet univers de dynamique dynamitée, vitaminée à fond. Les guitaristes dansent, sursautent et tous dans des spasmes récurrents respirent le tonus et s'en donnent à corps joie. Des transports en commun communicatifs qui invitent le public à monter et danser sur scène au final, en rappel joyeux et tectonique. Les corps s'envolent, se rattrapent, s'agrippent, dialoguent, très sexy et déjantés. Lâchés dans l'espace comme des salves qui rebondissent et font ricochet. L'énergie est sur le plateau et à coup de red bull, les muscles se régénèrent !Soirée qui décoiffe, mêle musique et danse de façon cavalière frondeuse et spectaculaire. Un "concert animé", turbulent et insdisciplinaire pour le bien être de tous. Lisbeth Gruwez s'éclate et fait tomber les murs pour mieux faire la passe-muraille des disciplines.Quand la danse et le concert se mêlent, telle est la promesse tenue d'Into the Open. Sept interprètes incarnent le groove et partagent l'énergie de la musique dans un trip endiablé au rythme du « krautrock ». Une interaction explosive de DENDERMONDE, le groupe de Maarten Van Cauwenberghe, Elko Blijweert et Fred Heuvinck et les danseurs de Lisbeth Gruwez. Let's transe ! A l'air libre, assurément!

 

A Pole Sud les 28 et 29 NOVEMBRE

"Good boy" (le film): une bonne é-toile....good for, mauvais genre en tout genre....La danse sur sa défensive.

 

Good Boy, histoire d’un solo


Réalisé par Marie-Hélène Rebois (2020, 74 minutes)

 L’histoire du célèbre solo d’Alain Buffard « Good Boy », qui a marqué l’histoire de la danse et du sida en France dans les années 1990. Juste après l’arrivée des traitements par trithérapie, alors qu’il a arrêté la danse depuis 7 ans, Alain Buffard décide de se rendre auprès d’Anna Halprin, en Californie, pour suivre les stages de dance-thérapie qu’elle a mis en place à destination des malades du cancer et du sida. Là, en pleine nature, sous le regard d’Anna Halprin, Alain Buffard va trouver la force de se reconstruire et de remettre son corps au travail.

 Dans « Good Boy », Alain Buffard met en scène la reconquête de son corps. Comment retourner vers la vie, la verticalité malgré et surtout avec la maladie. Le déséquilibre est constant, mais parfaitement maîtrisé.
En projetant la captation de la pièce sur des fibres de bois, la réalisatrice met en exergue la manière dont Alain Buffard fait de son corps un matériau brut, au travail. Le moindre geste compte.
Comme le dit Matthieu Doze, qui reprend aujourd’hui le solo mythique, « Good Boy tient dans une valise » ». Une économie de moyens extrêmement percutante pour comprendre la grande solitude de l’individu mais aussi d’une génération face à la maladie. Marie-Hélène Rebois met au centre de son film différentes générations de danseurs mais aussi des proches d’Alain Buffard, et fait ainsi dialoguer l’intime importance du retour à la danse pour le chorégraphe et la force symbolique de ce solo pour toute une génération marquée par le Sida.


Un corps filmé dans le respect total du silence, de la distance: celui d'Alain Buffard au coeur, au creux de sa peau , sans "défense" contre la maladie hormis ce cube de boites de médicaments empilés comme une sculpture de Carl André, au sol sans socle. La visibilité est celle d'une position plastique et la stature architecturée d'Alain Buffard est très esthétique, canonique. Aucune traces ou pistes visuelles du mal sidérant dont il est atteint. Anna Halprin est passée par là pour reconstruire ce corps meurtri de l'intérieur qui n'a de cesse de trouver l'expression de sa solitude dans un solo "good boy" . Des images en noir et blanc, très pudiques comme les mouvements du danseur-auteur-choré-graphe de sa propre capacité physique. Corps qui se reconstruit, se découvre, poids et appui à l'appui! Si cela oscille, c'est du au déséquilibre de ces talons hauts de fortune qui le rendent encore plus "beau". Le film tricote l'histoire de ce solo, légende d'une époque où la danse bascule, évolue grâce à des auteurs-chorégraphes singuliers.Matthieu Doze expose le substrat de la passation de ce solo par son géniteur d'origine, son créateur. Le voir se raser le crâne, ranger son "costume", ses slips bien pliés pour rentrer dans une valise est de toute émotion. Une touche d'humour, de détente dans ce climat où flotte le spectre de la faucheuse, camarde des "danses macabres" d'antan. Pour une autonomie retrouvée du corps empêché.

 


Puis c'est la quatuor de "good boy" qu'on a le plaisir de découvrir: l'un des danseurs expose que la dimension personnelle dramatique du jeu doit s'effacer au profit de la danse Demeurent ces quatre corps en "couche-culotte", enfants ou vieillards soumis à la loi du fléau, de l'épidémie ravageuse. Le ton du film de Marie Hélène Rebois est sobre, en empathie avec le milieu de l'art vivant, en symbiose discrète et pudique: témoin de son temps qu'elle remonte et nous fait découvrir. Avec subtilité sans pathos à l'image de la posture des danseurs de l'époque; droit debouts, honnêtes passeurs d'une expression urgente, d'une tentative de résurrection, d'érection à la verticale pour quitter l'horizontalité fatale du gisant.  Et le texte d'Alain Ménil de ponctuer les images et séquences d'interviews diverses passionnantes. Un document rare et précieux sur le parcours incessant de la danse en marche, en marge.

Interprète(s): Matthieu Doze, Pierre Lauret, Elizabeth Lebovici, Jacqueline Caux, Eve Couturier, Jean Jacques Palix, Fanny de Chaillé, Olivier Normand Production : Daphnie-production


Ce film raconte l’histoire du célèbre solo d’Alain Buffard, Good Boy, solo qui a marqué l’histoire de la danse et du sida en France à la fin des années 1990.
Juste après l’arrivée des traitements par trithérapie, alors qu’il a arrêté la danse depuis sept ans, Alain Buffard décide de se rendre auprès d’Anna Halprin, en Californie, pour suivre les stages de «danse-thérapie» qu’elle a mis en place à destination des malades du cancer et du sida.
Là, en pleine nature, sous le regard d’Anna Halprin, Alain Buffard va trouver la force de se reconstruire et de remettre son corps au travail, il va renaître: « … je choisis de nouveau la danse, aujourd’hui je choisis la vie et je reprends à mon compte la proposition de Doris Humphrey : «La danse est un axe tendu entre deux morts».
À son retour en France, il crée son solo historique, Good Boy, qu’il interprétera lui-même pendant plusieurs années avant d’en faire la matrice de ses chorégraphies suivantes. Il y aura d’abord Good For pour quatre danseurs puis Mauvais Genre pour vingt danseurs. La gestuelle de Good Boy, empreinte du corps du chorégraphe, marqueur de ce que le sida a fait à la danse, a été dupliquée, déclinée, redistribuée par Alain Buffard lui-même pendant presque une décennie.
Cet écho chorégraphique d’une épidémie planétaire (qui résonne encore dans les imaginaires corporels de notre époque) est le sujet principal du film.

Marie-Hélène Rebois

Au MAMCS le mercredi 29 NOVEMBRE  avec le Lieu documentaire dans le cadre de l'exposition "aux temps du SIDA" et Ciné Corps