vendredi 8 décembre 2023

"Caligula": Capdevieille empereur démiurge et inspiré.

 


Avec son Caligula, le metteur en scène et comédien Jonathan Capdevielle propose une lecture originale qui puise dans les deux versions de l’œuvre de Camus : l’une, plus poétique, de 1941, l’autre, de 1958, plus politique. Du célèbre empereur romain, la postérité a gardé l’image d’un tyran cruel et paranoïaque, aussi laid moralement que physiquement, « sain ni de corps ni d’esprit » selon le poète latin Suétone.


Mais il est aussi un être souffrant de l’état du monde, ivre d’un pouvoir politique absolu et pourtant impuissant à changer la condition humaine. À travers son refus violent des conventions et de toute compromission, il fait apparaître son impuissance. Et c’est l’art, dès lors, qui prend la relève pour sublimer une réalité fondamentalement décevante.


Partant de ce personnage insaisissable, Jonathan Capdevielle propose un spectacle inclassable qui convoque le texte de la pièce, mais aussi la musique jouée sur scène, la danse, la marionnette. Après le voyage initiatique de Rémi en 2022 au Maillon, les outils du théâtre sont mis au service d’une nouvelle quête : chercher à tracer les contours d’une figure profondément tragique, à la fois radicale et ambiguë.

Un décor évoquant une plage rocheuse, falaise où les corps alanguis se dorent au soleil...Dans les tons verdâtres et jaunissant comme envahi d'algues. Lassitude, somnolence avant la tempête pour des personnages singuliers aux costumes "d'époque" : plis contre plis, péplums, perles et colliers, genoux à nus. Les corps sont ennoblissent juste ce qu'il faut de distingué, d'impérial. Le pouvoir et ses vices, le sentiment amoureux, la mort, le tragique: tout concourt ici à dresser un portrait féroce de Caius, de Scipion sur le plateau dévolu aux évolutions vertigineuses des interprètes escaladant le proscénium glissant. Travestissement à la clef pour brouiller les pistes de lecture, esprit orgiaque et autres traits de perversion: un univers où le pouvoir s’exerce malin et destructeur. Camus inspire Capdevielle et l'impossible y est roi, les hommes meurent, les femmes chantent et vocalisent leur destin. La tragédie bat son plein en musique, en tableaux très picturaux: fumigènes hallucinants de vagues opaques pour clore cette navigation à marée basse. Un spectacle haletant et transdisciplinaire au climat singulier et particulier.
 
Au Maillon jusqu'au 8 décembre

jeudi 7 décembre 2023

"Chers": Kaori Ito bien en "chair" spectrale, ectoplasmique et vivante à tout prix.

 


création 2020 pour 6 interprètes

Travaillant à partir de lettres qu’elle a demandé aux interprètes d’écrire à leurs absents, Kaori Ito invite nos fantômes au plateau. Danser pour parler avec les morts, leur dire au revoir et pardonner aux vivants.
Delphine Lanson convoque les lettres de chacun comme un rituel pour l’au-delà. Les 6 interprètes traversent ainsi leurs relations fortes avec les absents par leurs danses intenses et uniques. Entre deux mondes, ils sont comme des esprits flottants.
Inévitablement attirés les uns par les autres, les danseurs s’aimantent et se repoussent jusqu’à constituer un ensemble d’humanité qui parle d’invisible, et continuer à vivre irrésistiblement.



Un être bien "en chair" sur le plateau, corps anti canonique à souhait, c'est le verbe incarnée, la comédienne qui possède la parole,
potelée, rebondie, dodue. Une femme, mère possessive de six créatures dansantes à qui elle adresse saluts et respectables ablutions. Le plateau est nu pour recevoir ce flux, cette soi-disante mort qui maintient à terre la plupart des danseurs au sol. Dialogue comme prologue où les corps aimantés s'attirent ou se repoussent avidement. Tenues vestimentaires légères, corps déliés, gestuelle fluide, tours et virevoltes au diapason des sons émis par chacun, intimement. De la douleur, des cris pour repousser l’irrévocable camarde qui demeure ici désincarnée, absente. Pas de monstration ni de mise en scène de personnages mortifères, mais un esprit qui flotte et plane sur cette meute, cette tribu qui bientôt va glisser dans le déchainement. Se délivrer du mal ou de l'emprise du destin, danser à perdre haleine sans être à bout de souffle. Danser pour ne pas mourir, danser pour tester encore et encore souffle, respiration, voltes, bonds et autres figures virtuoses de hip-hop. La musique tonitruante et envahissante booste les corps en irruption totale, en divagations multiples. On n'achève bien les chevaux mais pas ces esprits avides de mouvements frénétiques. C'est une perte d'énergie fabuleuse, un vide vertigineux qui conduit au sublime acte de sacrifice. L'argile sera leur baume réparateur ou leur onguent d’extrême onction fatale. Leur huile dont chacun se pétrit les membres, le corps. C'est à moitié nue que cette danse tribale se livre devant nous, épuisant les corps galvanisés par une musique aux transports magnétiques. Tous performeurs au service d'une narration où le verbe cède sa place au langage du corps. Kaori Ito toujours sans concession jusqu’au-boutiste flamboyante de l'énergie, du secret, du rituel. Presque "buto" parfois pour ne pas se l'avouer. Un spectacle qui secoue, remue, décale et dérive vers des continents inconnus à découvrir rageusement.
 
Chorégraphe qui donne corps à l’invisible et à l’intime, Kaori Ito, souhaitant parler de la « perte », a cherché à faire vivre au théâtre la tradition japonaise de parler avec ses mort·es. Après une trilogie de pièces autobiographiques, elle cède le plateau à Delphine Lanson, comédienne et 6 jeunes interprètes pour ce rituel entre danse et transe qui s’impose comme un langage avec l’ailleurs et communique une irrésistible envie de vivre. Leur partition se compose à partir de fragments de lettres écrites à leurs disparu·es autant que de paroles recueillies dans l’installation La parole Nochère au Théâtre National de la Colline en 2020.

DIRECTION ARTISTIQUE ET CHORÉGRAPHIE KAORI ITO – TEXTE KAORI ITO, DELPHINE LANSON, LES INTERPRÈTES ET LES PARTICIPANT·ES DE LA PAROLE NOCHÈRE AU THÉATRE DE LA COLLINE – COLLABORATION ARTISTIQUE GABRIEL WONG – POUR 7 INTERPRÈTES EN ALTERNANCE MORGANE BONIS, MARVIN CLECH, JON DEBANDE, NOÉMIE ETTLIN, NICOLAS GARSAULT, LOUIS GILLARD, DELPHINE LANSON, ISSUE PARK, LÉONORE ZURFLÜH  

Au TJP jusqu'au 9 Décembre

 

mercredi 6 décembre 2023

"Temps de baleine": pas en voie de disparition... Jonas Chéreau baleinier de fortune pour rafiot enchanteur.

 


Jonas Chéreau France solo création initiale 2019 / recréation 2021

Temps de baleine

À dos de baleine, Jonas Chéreau emmène les enfants là où les mots ne peuvent pas aller. Tel un équilibriste entre l’abstraction et la fiction, la magie et la contemplation, entre le grotesque et la musicalité, par-delà les vagues et les tempêtes, il navigue sur ces lignes de crêtes et pose cette question moins simple qu’il n’y paraît : c’est quoi le problème avec le climat ? Volontairement ludique et ambigu, ce corps-écosystème s’ouvre comme les pages d’un livre et donne à voir d’insaisissables phénomènes météorologiques. Inviter les variations atmosphériques à entrer dans le théâtre est le point de départ de ce spectacle que l’on peut lire dans un sens ou dans un autre. Au regard de la crise environnementale actuelle, Jonas Chéreau décide de s’adresser aux enfants sans didactisme ni injonction mais avec la poésie des mots et des situations. Jouant avec des images simples, des paroles et la danse, il nous invite dans un monde intime et subtil où le climat est le prétexte à découvrir nos propres émotions.

A "La pêche à la baleine"...Prévert et Kosma s'insurgent déjà: "À la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine,
Disait le père d'une voix courroucée
À son fils Prosper, sous l'armoire allongé,
À la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine,
Tu ne veux pas aller,
Et pourquoi donc ?
Et pourquoi donc que j'irais pêcher une bête
Qui ne m'a rien fait, papa,
Va la pêpé, va la pêcher toi-même".....


Le danseur et chorégraphe Jonas Chéreau adapte son premier solo à l’attention des plus jeunes. Une « météodanse » burlesque et poétique pour prendre la température de nos humeurs.