lundi 11 décembre 2023

Michèle Noiret : "l’œil, l’oreille et le lieu ": l'orpailleuse et l'insecte : un manifeste éco-chorégraphique plasticien de toute intelligence

 


l’œil, l’oreille et le lieu

Création 2022
Pièce de danse-cinéma pour 2 interprètes
Conception et chorégraphie : Michèle Noiret
Créée avec et interprétée par : David Drouard et Sara Tan
Création vidéo : Vincent Pinckaers, Aliocha Van der Avoort
Images 3D : Romain Lalire

« Quelque chose s’est perdu, on n’y voit rien, on n’y entend rien… » annonce Michèle Noiret. Ce quelque chose disparu, ce sont les insectes. L’artiste imagine un futur où la plupart de ces minuscules mais indispensables créatures n’ont pas survécu aux dérèglements environnementaux provoqués par l’homme. Seuls quelques lieux dédiés, permettant de convoquer la mémoire et l’inconscient collectif, offrent la possibilité de sensibiliser au monde d’avant ceux qui ne l’ont pas connu. Et d’espérer, peut-être, le voir renaître un jour… Sur cette trame dystopique, la chorégraphe déploie une écriture scénique nourrie de toutes les ressources technologiques de la danse-cinéma, art dans lequel elle est passée maître. Effets visuels, jeux de lumière et musique futuriste de Todor Todoroff transforment le plateau en un laboratoire d’anticipation. Se filmant en direct à l’aide de smartphones, les interprètes, Sara Tan et David Drouard, se prêtent à diverses expériences sensorielles. Sur l’écran, leurs vidéos alternent avec celles d’insectes démesurément agrandis, dont les mouvements et les postures inspirent à ces deux représentants de notre humanité un nouveau dialogue charnel. Comme une invitation à changer d’échelle et à re-considérer un écosystème incroyablement complexe, qu’il importe de préserver. 

C'est une image façon tache de Rorschach qui s'affiche sur un écran: en symétrie le corps d'un danseur en perspective s'allonge, brouillant les pistes de perception directe. A la Francis Bacon, fugitive, déformée, porteuse de rêve: le ton est donné, le vertige assuré pour notre perception immédiate des images. Abimes et profondeurs des icônes qui nous plongent dans le chaos, le trouble graphique du kinématographe, écriture si chère à Michèle Noiret. Un tunnel sur scène devient habitacle d'une mante religieuse prête à dévorer l'espace pour survivre. Filmée de l'intérieur comme une créature inconnue de l'espèce vivante. La danseuse y incarne un être vivant étrange qui se love dans cet espace, lieu éco-chorégraphié de main de maitre par la magicienne, prestidigitatrice des nouvelles technologies liées à l'art visuel. Mutation et métamorphoses des corps des insectes présents à l'écran en mue et transformation perpétuelle. Les séquences de cet étrange opus rayonnent de secrets, de magie comme un manifeste plasticien sur la nature des insectes, leurs formes invraisemblables, sophistiquées, monstrueuses. Quasi baroques tant leurs singularités éclosent aussi dans la danse, duos qui les accompagnent, les soulignent, les magnifient. Loin d'un discours démagogique ou didactique, pédagogique ou illustratif, cette ode au vivant est chrysalide perpétuelle. Telle une "sylphide" qui se développe, se transforme et laisse pousser ses ailes pour mieux voler, la libellule nait d'un habitacle, cocon qui la dévêtit et la jete dans le vivant. La danse explore en mimétisme fragile et discret cette cérémonie visuelle de la transformation. Par les médias qui subtilement se prêtent au jeu du leurre, du vertige, du déséquilibre, de l'apesanteur. Un bijou d'une orpailleuse, artisane d'une écriture mêlée de danse fluide, multidirectionnelle. David Drouard et Sara Tan mis en lumière par Todor Todoroff leur proposant des variations musicales de haute voltige.Orfèvre sur son établi, ne cessant d'en découdre avec les discours, l'oeil, l'oreille de la chorégraphe n'a de cesse d'exercer sur l'espace des images, des tréfonds d'une bande dessinée de science fiction. Rêve, abysses et autres descente au paradis de l'irréel. De l'or en ces "lieux"multiples que l'art cinématographique magnifie et crée de toutes pièces. Alchimiste et porteuse d'une lecture sur le monde animal en voie de disparition, les insectes, mais aussi l'être humain et son rôle dans le désastre annoncé par l'inversion climatique et l'anxiété qui en découle. L'"endroit" de la danse, ce "milieu" responsable que l'on intègre en quittant le support de la barre et du miroir, est ici ce "troisième lieu" d'une réflexion-miroir d'une grande intelligence. Celle des médias qui se croisent, s'entremêlent pour signifier que ce qui bouge est en danger. Tel le travail d'Hubert Duprat, plasticien de l'or et des larves, Michèle Noiret tisse par les effets de média multiples les contours d'un univers unique de sculptures dansées en ronde bosse magnétique sidérante. Une pièce, bijou insectoïde de toute beauté.

hubert duprat


Dans le cadre du Festival de danse de Cannes au Théâtre de Grasse le 8 Décembre

Michèle NoiretFormée à l’école Mudra de Maurice Béjart, elle fonde en 1986 sa compagnie à Bruxelles.  Auteure de près de 40 chorégraphies, elle introduit dans ses créations, dès les années 90, les technologies interactives du son et de l’image et questionne par ces langages multiples le chaos du monde, ainsi que nos perceptions de l’espace et du temps. Sa danse révèle une écriture inventive soutenue par une recherche rigoureuse, portée par des interprètes considérés comme de véritables « personnages chorégraphiques ».

vendredi 8 décembre 2023

"Caligula": Capdevieille empereur démiurge et inspiré.

 


Avec son Caligula, le metteur en scène et comédien Jonathan Capdevielle propose une lecture originale qui puise dans les deux versions de l’œuvre de Camus : l’une, plus poétique, de 1941, l’autre, de 1958, plus politique. Du célèbre empereur romain, la postérité a gardé l’image d’un tyran cruel et paranoïaque, aussi laid moralement que physiquement, « sain ni de corps ni d’esprit » selon le poète latin Suétone.


Mais il est aussi un être souffrant de l’état du monde, ivre d’un pouvoir politique absolu et pourtant impuissant à changer la condition humaine. À travers son refus violent des conventions et de toute compromission, il fait apparaître son impuissance. Et c’est l’art, dès lors, qui prend la relève pour sublimer une réalité fondamentalement décevante.


Partant de ce personnage insaisissable, Jonathan Capdevielle propose un spectacle inclassable qui convoque le texte de la pièce, mais aussi la musique jouée sur scène, la danse, la marionnette. Après le voyage initiatique de Rémi en 2022 au Maillon, les outils du théâtre sont mis au service d’une nouvelle quête : chercher à tracer les contours d’une figure profondément tragique, à la fois radicale et ambiguë.

Un décor évoquant une plage rocheuse, falaise où les corps alanguis se dorent au soleil...Dans les tons verdâtres et jaunissant comme envahi d'algues. Lassitude, somnolence avant la tempête pour des personnages singuliers aux costumes "d'époque" : plis contre plis, péplums, perles et colliers, genoux à nus. Les corps sont ennoblissent juste ce qu'il faut de distingué, d'impérial. Le pouvoir et ses vices, le sentiment amoureux, la mort, le tragique: tout concourt ici à dresser un portrait féroce de Caius, de Scipion sur le plateau dévolu aux évolutions vertigineuses des interprètes escaladant le proscénium glissant. Travestissement à la clef pour brouiller les pistes de lecture, esprit orgiaque et autres traits de perversion: un univers où le pouvoir s’exerce malin et destructeur. Camus inspire Capdevielle et l'impossible y est roi, les hommes meurent, les femmes chantent et vocalisent leur destin. La tragédie bat son plein en musique, en tableaux très picturaux: fumigènes hallucinants de vagues opaques pour clore cette navigation à marée basse. Un spectacle haletant et transdisciplinaire au climat singulier et particulier.
 
Au Maillon jusqu'au 8 décembre

jeudi 7 décembre 2023

"Chers": Kaori Ito bien en "chair" spectrale, ectoplasmique et vivante à tout prix.

 


création 2020 pour 6 interprètes

Travaillant à partir de lettres qu’elle a demandé aux interprètes d’écrire à leurs absents, Kaori Ito invite nos fantômes au plateau. Danser pour parler avec les morts, leur dire au revoir et pardonner aux vivants.
Delphine Lanson convoque les lettres de chacun comme un rituel pour l’au-delà. Les 6 interprètes traversent ainsi leurs relations fortes avec les absents par leurs danses intenses et uniques. Entre deux mondes, ils sont comme des esprits flottants.
Inévitablement attirés les uns par les autres, les danseurs s’aimantent et se repoussent jusqu’à constituer un ensemble d’humanité qui parle d’invisible, et continuer à vivre irrésistiblement.



Un être bien "en chair" sur le plateau, corps anti canonique à souhait, c'est le verbe incarnée, la comédienne qui possède la parole,
potelée, rebondie, dodue. Une femme, mère possessive de six créatures dansantes à qui elle adresse saluts et respectables ablutions. Le plateau est nu pour recevoir ce flux, cette soi-disante mort qui maintient à terre la plupart des danseurs au sol. Dialogue comme prologue où les corps aimantés s'attirent ou se repoussent avidement. Tenues vestimentaires légères, corps déliés, gestuelle fluide, tours et virevoltes au diapason des sons émis par chacun, intimement. De la douleur, des cris pour repousser l’irrévocable camarde qui demeure ici désincarnée, absente. Pas de monstration ni de mise en scène de personnages mortifères, mais un esprit qui flotte et plane sur cette meute, cette tribu qui bientôt va glisser dans le déchainement. Se délivrer du mal ou de l'emprise du destin, danser à perdre haleine sans être à bout de souffle. Danser pour ne pas mourir, danser pour tester encore et encore souffle, respiration, voltes, bonds et autres figures virtuoses de hip-hop. La musique tonitruante et envahissante booste les corps en irruption totale, en divagations multiples. On n'achève bien les chevaux mais pas ces esprits avides de mouvements frénétiques. C'est une perte d'énergie fabuleuse, un vide vertigineux qui conduit au sublime acte de sacrifice. L'argile sera leur baume réparateur ou leur onguent d’extrême onction fatale. Leur huile dont chacun se pétrit les membres, le corps. C'est à moitié nue que cette danse tribale se livre devant nous, épuisant les corps galvanisés par une musique aux transports magnétiques. Tous performeurs au service d'une narration où le verbe cède sa place au langage du corps. Kaori Ito toujours sans concession jusqu’au-boutiste flamboyante de l'énergie, du secret, du rituel. Presque "buto" parfois pour ne pas se l'avouer. Un spectacle qui secoue, remue, décale et dérive vers des continents inconnus à découvrir rageusement.
 
Chorégraphe qui donne corps à l’invisible et à l’intime, Kaori Ito, souhaitant parler de la « perte », a cherché à faire vivre au théâtre la tradition japonaise de parler avec ses mort·es. Après une trilogie de pièces autobiographiques, elle cède le plateau à Delphine Lanson, comédienne et 6 jeunes interprètes pour ce rituel entre danse et transe qui s’impose comme un langage avec l’ailleurs et communique une irrésistible envie de vivre. Leur partition se compose à partir de fragments de lettres écrites à leurs disparu·es autant que de paroles recueillies dans l’installation La parole Nochère au Théâtre National de la Colline en 2020.

DIRECTION ARTISTIQUE ET CHORÉGRAPHIE KAORI ITO – TEXTE KAORI ITO, DELPHINE LANSON, LES INTERPRÈTES ET LES PARTICIPANT·ES DE LA PAROLE NOCHÈRE AU THÉATRE DE LA COLLINE – COLLABORATION ARTISTIQUE GABRIEL WONG – POUR 7 INTERPRÈTES EN ALTERNANCE MORGANE BONIS, MARVIN CLECH, JON DEBANDE, NOÉMIE ETTLIN, NICOLAS GARSAULT, LOUIS GILLARD, DELPHINE LANSON, ISSUE PARK, LÉONORE ZURFLÜH  

Au TJP jusqu'au 9 Décembre