mercredi 20 décembre 2023

"A la ligne": point barre ou virgule ! Mathieu Létuvé et Renaud Aubin font bonne pêche. Ma petite usine connait pas la crise...

 

La fonction de l’analyse est d’être allongé sur un divan à devoir parler, la fonction de l’usine est d’être debout à devoir travailler et se taire.

« L’autre jour à la pause j’entends une ouvrière dire à un de ses collègues Tu te rends compte aujourd’hui c’est tellement speed que j’ai même pas le temps de chanter Je crois que c’est une des phrases les plus belles les plus vraies et les plus dures qui aient jamais été dites sur la condition ouvrière »


 À la ligne met un point final à l’aventure mystique et philosophique de Joseph Ponthus dans le monde ouvrier. Dans sa prose baroque et percutante, l’ancien khâgneux détaille à la hache son expérience d’intérimaire dans l’industrie agro-alimentaire. Un monologue épique qui convoque Shakespeare et Apollinaire pour retracer son Odyssée absurde d’ébouillanteur de crevettes, d’égoutteur de tofu, d’enfourneur de bulots, de lessiveur d’abattoir…

 


Ce seul-en-scène mystique et philosophique interprété par Mathieu Létuvé fait retentir les mots de Ponthus dans ses os et dans sa chair. Vibrant de musicalité, ce poème-testament dévoile la réalité crue des enjeux de nos modes de production qui font de l’usine un champ de bataille où rien ne distingue l’homme de la bête, la souffrance humaine de la torture animale.


Seul mais avec son musicien DJ, voici venir en scène un personnage multiple, protéiforme. Dans un train d'enfer il nous embarque dans le récit très imagé de sa vie de travailleur au long court dans une conserverie de poisson et autres crustacés. Jovial autant que grave et sombre, notre anti-héros n'aura de cesse de décrire ses conditions de travail avec le verbe haut , la syntaxe brève, rythmée comme le travail à la chaine. Son corps s'emballe ou s'arrête, se pose en "débauche" ce temps de repos imparti dans celui du travail et ré-embauche de plus belle. Souple, volatile, ondoyant, notre ouvrier pêcheur, cuiseur, trafiquant de saveurs et odeurs variées et plurielles séduit par des touches de jeu justes, sobres, émouvantes. On ne reste pas de bois avec cet être parcouru d'une histoire difficile et l'empathie opère dès le départ tonitruant. Pas de supplication ni de désespoir sur son sort: la dure réalité du labeur, du travail, ce "martyr obligé" pour gagner sa croute, se fait évidence. Et le slam de sourdre parfois de ses lèvres pour rythmer cet engrenage mécanique du savoir faire industriel qui dénature et torture le produit et l'ouvrier. Un texte sans concession pour une mise en scène où des pans de plaques mobiles,murets aux néons fluorescents encerclent et déterminent l'espace. Enfermé ou délivré selon le contexte évoqué, le comédien partage ce plateau changeant au gré des beaux caprices du musicien compère et complice de ce jeu malin. Renaud Aubin à la console, au gouvernail de cet embarcation poissonneuse qui  fait son cabotage le long des côtes maritimes. Mathieu Létuvé en capitaine scrupuleux aux commandes. Un "penseur" de Rodin concentré, explosif, très versatile qui enchante et hypnotise bordé par les notes d'une musique enrobante et éclectique. Une usine de trouvailles et attrapes scéniques qui va bon train, à la productivité et rentabilité scénographique à la mesure et hauteur du texte expurgé. Et notre homme de disparaitre en ombre chinoise éthérée, vague et effacée...

 


D’après À la ligne – Feuillets d’usine de Joseph Ponthus Éditions La Table Ronde 

Adaptation et mise en scène Mathieu Létuvé Compagnie Caliband Théâtre, Rouen

 Avec Mathieu Létuvé (jeu), Renaud Aubin ou Anne-Laure Bastide (musique live électro)

Au TAPS SCALA jusqu'au 21 Décembre

"I lost my poncho".. mais pas retourné ma veste...Frank Micheletti et sa danse buissonnière

 

Frank Micheletti France trio création 2023 kubilai khan investigations


I lost my poncho

Kubilai Khan investigations s’est affirmée au fil du temps comme une plateforme de créations plurielles, un comptoir d’échanges artistiques de l’échelle locale à l’échelle internationale. Généreux et inventif, Frank Micheletti, son co-fondateur et directeur artistique, réunit cette fois sur le plateau trois curieux complices s’en allant collecter et interroger les mutations du temps posées sur leurs corps en long, en large et en travers. Ce nouvel atlas fourmille d’interrelations fertiles, d’écarts de conduites, de traversées vives, turbulentes et sensuelles des gestes de chacun. Construite autour de la personnalité et de l’histoire des trois interprètes – Frank Micheletti, que nous retrouvons enfin sur les plateaux, Idio Chichava danseur-interprète qui travaille avec Frank depuis 2005 et Fabio Bergamaschi danseur passé maître dans la pratique et l’enseignement de l‘improvisation – la pièce déploie toute une variété d’imaginaires corporels. Faire tomber l’armure, changer les axes, chercher les lignes de vies pour composer des manières inédites d’occuper l’espace. Véritable petit laboratoire de gestes, ils s’en donnent à cœur joie dans ces retrouvailles au plateau.

C'est un étrange duo qui s'avance, bête à deux dos ou face à face en proximité étroite. Deux qui ne font qu'un, debout, soudés par un contact des mains en revers. Travail des bras extrêmement précis et de toute beauté.Belle évolution dans l'espace que ce couple sobrement vêtu de bermudas fleuris, de t-shirt vagues laissant toute liberté au mouvement. Bras de Shiva, de méduse voluptueuse à la Paul Valéry...Statuaire mouvant de corps entremêles, sans entrave ni barrière comme la danse et la pensée de Frank Micheletti. Le voici d'ailleurs qui s’immisce dans ce tandem pour créer un trio , un trèfle à trois feuilles qui parcourt le plateau, sautillant, joyeux, sur les sentiers de l'âne, comme dans une cour de récréation. Déambulations ludiques et poses nonchalantes qui délivrent des portraits cernés par leurs bras, encerclant le visage comme un tondo, cadre idéal pour magnifier le visage. L'architecture des corps faisant le reste: un solo de Idio Chichava pour illuminer la scène de tourbillons, embraser l'atmosphère sereine et ludique en mouvements tectoniques plein de vitalité, d'animalité feinte. Des derviches tourneurs emballés par le rythme de la musique de Frank qui épouse la danse en osmose et symbiose naturelle et juste. La simplicité des gestes, des sauts et autres facéties dans l'espace augure d'un esprit libre et à l'écoute. La danse, en canon se tuile, s'emboite et ricoche au gré des accents de la musique. Joviale et sobre, la danse réjouit et emballe le regard focalisé sur les trois protagonistes. Encore un solo étonnant de Fabio Bergamaschi plein d'humour et de sensualité, au sol, roulades, traces de salive à terre laissées par la parole et les borborygmes qu'il s'ingénie à faire sourdre de toute sa peau. Reptations subtiles, glissades fugaces rivées au plancher. Et pendant ce temps là se dessine sur le plateau une géométrie lumineuse changeante, versatile et prolixe comme ces mouvements qui s'enchainent docilement pour le plus grand plaisir du spectateur. Et surtout l'espace des corps qui se sculptent sans cesse, déterminant des lignes de conduite inédites, des fragments de contours, des limites d'énergie fractionnée par une écriture savante, réjouissante, qui transporte et porte au zénith le geste frugal, pesé, généreux.

A Pole Sud les 19 et 20 Décembre



samedi 16 décembre 2023

"Le journal d'Hélène Beer" : au jour le jour....la nuit....pour consolation ultime.

 


Le Journal d’Hélène Berr Bernard Foccroulle Commande de l’OnR et La Belle Saison.Création mondiale musicale au Trident à Cherbourg le 3 mai 2023. Création mondiale scénique à l’OnR.En coréalisation avec la Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace.


Monodrame lyrique pour mezzo-soprano, piano et quatuor à cordes.
Livret d’après le Journal d’Hélène Berr. Strasbourg Théâtre de Hautepierre Dates 03 déc. 202312 janv. 2024

Composition Bernard Foccroulle Mise en scène Matthieu Cruciani Scénographie Marc Lainé Costumes Thibaut Welchlin Lumières Kelig Le Bars

Les Artistes Hélène Adèle Charvet Piano Jeanne Bleuse Quatuor Béla


« Les êtres comme Hélène propagent le sens de la beauté et donnent force à ceux qui savent les comprendre. Pour moi, Hélène était le symbole de la force radieuse, qui est magnétisme, beauté, harmonie, persuasion, confiance et loyauté. Oui, six mois ont suffi pour attacher nos deux existences avec un lien que seule la mort pouvait défaire, que seule la mort a défait. De ces six mois qui ont paru durer une heure, que reste-t-il ? Un parfum indéfinissable, qui flotte autour de nous, un peu de lavande, je crois… »
Lettre de Jean Morawiecki à Denise Job, sœur d’Hélène Berr (20 juin 1946).


Un opéra singulier où huit toiles en hamac déjà présentes sur scène vont accompagner la narration durant tout le spectacle. Huit cloisons, huit acteurs pour cette intrigante histoire racontée au fil des pages du journal intime de notre héroïne. Une femme apparait sur le plateau pour nous conter son sort, sa vie, ses émotions de jeune étudiante jetée dans le monde de la littérature. Un portrait sensible rehaussé par une création musicale qui parait sur mesure, haute couture de la composition musicale: celle de Bernard Foccroulle. La voix contée, la voix chantée de Adèle Charvet se fond dans les disharmonies du quatuor à cordes Béla. En tuilage quasi constant, en bordure, osmose et symbiose étonnantes. Ourlée par la présence de ces toiles qui s'abaissent et se haussent en harmonie avec les espaces évoqués dans le textes. Murs, paravents et plus tard spectres, ectoplasmes des esprits des morts des camps de concentration. Personnage solaire et lumineux, généreux jusqu'au bout de sa folle trajectoire vers la mort annoncée, Hélène charme et séduit et l'empathie avec ce caractère déterminé et puissant se tisse peu à peu. La mezzo-soprano enfilant ce rôle avec aisance, force et puissance vocale .Le costume très simple daté de cette époque fait de cette jeune fille un modèle de simplicité, de sobriété non dénuée de féminité et d'espièglerie.Ce journal ainsi ressuscité provoque compassion et sympathie, curiosité et concentration de la part d'un public conquis et très à l'écoute de toutes ces variations de points de vue. Celui de la musique, du chant et du conte, de la scénographie mobile, des lumières focalisées sur les interprètes. Deux manipulateurs à vue actionnant les toiles blanches au gré de la narration. Un opus bouleversant bordé de tonalités, de rythmes évocateurs de tensions autant que de douceur, de tragédie autant que de théâtre de la vie. La mise en scène judicieuse de Matthieu Cruciani pour magnifier ces écrits touchants, bouleversants. Jeanne Bleuse au piano, complice de notre écrivaine, au diapason de la musique interprétée avec brio par la quatuor Béla.


Le journal tenu par Hélène Berr débute le 7 avril 1942 par l’évocation d’une dédicace que lui a adressée Paul Valéry dans un livre : « Au réveil, si douce la lumière, et si beau ce bleu vivant. » Il s’achève le 15 février 1944 par un cri dans la nuit emprunté à
Macbeth, « Horror ! Horror ! Horror ! », quelques semaines avant sa déportation dans un camp de concentration. Au fil de ces pages, la jeune étudiante passionnée de littérature et de musique raconte avec sensibilité ses joies, ses émois amoureux, le port de l’étoile jaune et les rumeurs venues de Drancy. À l’invitation du Quatuor Béla, le compositeur Bernard Foccroulle signe d’elle un portrait intime et bouleversant, mis en scène par Matthieu Cruciani. Un monodrame essentiel pour sa portée historique et sa force poétique, présenté en création mondiale scénique.

photos Clara Beck