jeudi 11 janvier 2024

"La chanson" : (reboot) artefact et pendules à leurres : en avant la musique!

 


Jessica, Barbara et Pauline ont grandi à Val d’Europe, un secteur qui jouxte Disneyland Paris, construit de toutes pièces dans les années 1990-2000 et co-financé par Euro Disney. Autour d’elles, tout est copie : immeubles récents aux styles haussmannien, Art déco ou de Toscane ; même le lac est artificiel. Les trois amies, fans du groupe ABBA, préparent un concours du meilleur sosie. Tous les soirs, elles répètent dans un gymnase, non loin du château de la Belle au bois dormant. Mais soudain, Pauline a une révélation et veut écrire ses propres chansons… L’autrice et metteure en scène Tiphaine Raffier porte un regard plein d’acuité et d’humour sur la ville où elle a grandi. Comment le « vrai » peut-il advenir dans un milieu où les désirs sont normés ?


Tiphaine Raffier est actrice, metteure en scène, autrice et réalisatrice. En 2009, elle est membre fondatrice de la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur et joue ensuite dans plusieurs spectacles de Julien Gosselin. En 2015, elle crée la compagnie La femme coupée en deux. Elle a écrit et créé La Chanson en 2012, Dans le nom en 2014, France Fantôme en 2017, La Réponse des Hommes en 2020. Elle a adapté et mis en scène Némésis de Philip Roth, créé à l’Odéon − Théâtre de l’Europe à Paris en 2023. La Chanson [reboot] est une re-création de son premier spectacle. 

Elles sont trois comme les pieds nickelés à rêver d'un autre monde, à vouloir reproduire leur cadre en chantant un répertoire connu, populaire et "naturel": un chant d'action où les lois du théâtre sont respectées: unité de temps, de lieu et d'action. C'est un récit qui sourd des lèvres de Pauline, palpitant, haletant sur les conditions de vie de la cité du Val d'Europe, une cité utopiste mêlant les lois du bizness à celle de l'architecture et de l'environnement. Déclarations prémonitoires en matières de conception urbaine, de paysages artificiels à constituer pour mieux vivre la féodalité des rapports du  patronat. Car Disney les a façonnées, ces filles joyeuses et préoccupées par des tâches banalisées. C'est le chant qui va les sauver.Et d'interpréter en karaoké les succès de Abba à tu-tête avec enthousiasme et sans retenue. Johanne Saunier chorégraphie ces trois héroïnes de pacotille avec verve et efficacité: sorties de leur périphérie par le biais du renoncement subi à l'imitation, la reproduction des codes , elles font trio contact-impro à merveille, traces et traversées du plateau à la Anne Teresa De Keersmaeker, sans faille, directes et debout, droites. Joviales, enjouées. Disney Land encore proche dans leur "imité jamais égalé", credo de départ. Dans un décor de gymnase en ordre, millimétré, coloré et à l'acoustique athlétique résonante. Le trompe l'oeil du décor comme illusion de perspective baroque où les contours sont plats sans relief...

Les couleurs sont franches, les propos directs et la langue du texte de Tiphaine Raffier, distinguée et rare.Un moment de "divertissement" inégalé où chacun pourrait s'attendre à un show léger et futile, alors que la dramaturgie et l'écriture vont de pair pour faire ce cette "chanson" l'anti-thèse de "on connait la chanson". Les comédiennes incarnant chacune une facette de cette humanité , cette saga-cité de périphérie phagocytée par le "progrès". Clémentine Billy pour une Pauline qui doute et persiste, timide et persévérante jusqu'à la révélation de ses talents d'écrivaine musicienne: les textes de ses chansons avoisinant "le catalogue de fleurs" ou les "machines agricoles" de Darius Milhaud. Ou la complainte du progrès de Boris Vian...Inventaire, énumérations à la Prévert, d'objets insolites, anachroniques... Jeanne Bonenfant en Jessica discrète, longiligne danseuse en proie à la contamination de cet enthousiasme collectif et amical, sororale du trio infernal. Enfin Candice Bouchet, une Barbara entreprenante, décidée, impatience et stratège. Du vivant pour une fresque sociétale bien relevée de tonus, de punch et d'énergie contagieuse. En prologue au spectacle, une mise en corps très disco mobile pour chauffer la salle et déplacer le propos: ça va de surprise en surprise sans déception aucune. On ne "connait toujours pas la chanson" !

Au TNS gruber jusqu'au 20 JANVIER

mercredi 10 janvier 2024

"Le iench": chienne de vie. Japper la vie ou danser le silence....

 


À onze ans, Drissa Diarra emménage avec sa famille − ses parents nés au Mali, sa sœur jumelle et son petit frère − dans une cité pavillonnaire de province. Il se rêve en garçon banal, dans un tableau comme ceux des publicités à la télévision : les repas dans le jardin, la voiture au garage et, surtout, le chien (« le iench »). À dix-huit ans, comment ce rêve évolue-t-il alors que tout autour semble les ramener, sa sœur et lui, à leur couleur de peau ? 


À travers l’histoire de cette famille, l’autrice et metteure en scène Éva Doumbia met en lumière une jeunesse afro-européenne sur la crête, prise entre les codes parentaux, les assignations sociales, le refus de subir, la soif de justice et de joie. 


Le décor est planté; un petit salon d'appartement où s'entasse une famille de couleur de peau noire. Tous semble faire front, faire corps et se confronter à l'intérieur de leur cellule familiale aux différents vécus et points de vue de générations. Ils vivent encore ce "être ensemble" ombilical et tirailleur de sentiments, de sensations  non similaires liés à leur âge, leur génération, leur vécu de nouveaux européens. Lui, c'est Drissa, la focale du groupe soudé quasi patriarcal encore qui rêve de s'évader et pour se faire prend "le chien" comme modèle, compagnon, fantasme. Un animal de compagnie, dompté, éduqué et lié aux êtres humains, ici les adultes ou membres de la famille. Mais le père s'y oppose en autorité autocrate et incontournable...Le chien devra alors disparaitre de son univers, ce cabot soumis et violenté trop obéissant et stigmate du lien, de la dépendance. Changer de niche, aboyer ou "japper" sa vie, que faire dans cet univers trempé de solidarité autant que de conflits. De la rue et de ses deux murs, le décor change et se meut en cabinet de curiosités où chacun apporte sa voix, son désarroi, son amour, ses tensions. Drissa,Souleymane Sylla, se révèle la cible, l'épouvantail, le moulin à paroles positives ou désespérées: de son envergure singulière, longs bras étendus à souhait, il implore des divinités in opérationnelles: de sa capuche rouge, son sweat shirt large, il fait un rempart, une distanciation, un uniforme de révolté qui se soulève et éructe les mots.  Son entourage est compact, pour ou contre lui selon les maux partagés ou ignorés des autres. Que vit-il, lui, enfermé dans cet univers étriqué qui l'étouffe et le conditionne à rester noir parmi les noirs de cette banlieue pavillonnaire insipide. Danser sa vie est le moment clef où le jeune homme transi éclate, se révèle optimiste et transporté par l'espoir. Un instant de grâce qui déverse une fluidité corporelle, une esquisse de chorégraphie dans cette mise en scène, cette mise en bouche du texte de Eva Dombia. Ketlly Noel la chorégraphe bien connue du milieu de la danse contemporaine issue d'Afrique fait "bouger" tout ce petit monde avec la justesse d'un oeil, d'une oreille à l'écoute des états de corps de chacun. Tous les comédiens au diapason de ce récit singulier ou non d'une famille déracinée, déplacée comme des corps dansant dans l'espace qu'ils recréent ainsi. Exilés, immigrants, soumis aux lois de la différence, des conflits d'intégrations, des rêves, de l'utopie d'un lieu idéal, une place à soi, une "chambre" à tous pour mieux s'intégrer tout en restant libres et possesseurs d'une identité, d'une altérité choyée. Cette pièce de théâtre atypique fait vibrer avec délicatesse et authenticité les cordes de l'hospitalité, du respect de l'autre, de la reconnaissance. Hélas loin d'être le fer de lance d'une société qui bascule dans le conservatisme et le racisme ambiant. Tout se resserre autour de la cellule familiale décomposée au profit d'une dispersion identitaire fragilisante...Y -a-t-il "un juste milieu" à trouver pour s’insérer et rester debout, face à l'autre et non pas à quatre pattes à aboyer se détresse....?Ce portrait de famille en miettes interroge et décrit les facéties de bien des humains face au déracinement.Un récit "manquant" au patrimoine de la narration des vies d'aujourd'hui.Normalité et banalité incluses pour dresser les voix, les corps des noirs autres que délinquants et réfugiés....Une saga insolite et décapante sur le drame de ces "cousins-cousines" issus de la tradition et très "genrés" selon une éducation draconienne à nos yeux.

« Lorsque j’écris, j’entends les personnages, je les vois. C’est plus proche du cinéma et du roman sans doute que du théâtre, puisque je vois les paysages, les maisons, les visages, et j’entends les voix. » Éva Doumbia

 Eva Dombia est autrice, metteure en scène, directrice de la compagnie La Part du Pauvre/Nana Triban − créée en 2000 à Marseille et implantée au Havre depuis 2018 − et du Festival Massilia Afropéa ; elle est membre fondatrice du collectif Décoloniser les Arts. Son roman Anges fêlées a paru aux éditions Vents d’ailleurs en 2016. Ses dernières créations sont Badine d’après On ne badine pas avec l’amour de Musset en 2018, Le Iench en 2019 et Autophagies en 2020. L’autrice est lauréate du Prix des lycéen·nes Bernard-Marie Koltès, 2022.

Au TNS jusqu'au 13 JANVIER

samedi 23 décembre 2023

"Orphée aux enfers" : Olivier Py a trouvé son Eurydice!

 


Offenbach enfin se lâche!

1858. Acculé par les huissiers qui menacent de fermer son théâtre des Bouffes-Parisiens aux caisses désespérément vides depuis son ouverture trois ans plus tôt, Jacques Offenbach tente le tout pour le tout : écrire (enfin !) une grande œuvre pour rétablir l’équilibre budgétaire et asseoir sa notoriété de compositeur. Conforté dans sa démarche par l’amitié que lui voue le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III – qui signera sous pseudonyme le livret de Monsieur Choufleuri restera chez lui le… et n’est sans doute pas étranger à l’abrogation du nombre limite de personnages et de chœurs attribué jusque-là aux pièces montées aux Bouffes-Parisiens –, il prend le large et met sur le métier l’opéra qui fondra effectivement sa légende : Orphée aux Enfers. Le rendez-vous avec l’éternité a lieu le 21 octobre 1858. Hector Crémieux a concocté un livret de haut vol sur une idée originale de Ludovic Halévy (auquel Offenbach dédiera sa partition) : une plongée décalée et pleine d’anachronismes dans la Grèce antique pour peindre en filigrane – mais à grands traits caustiques – l’insipide vanité de la société du Second Empire. L’audace fait mouche et le public – pourtant premier visé ! – ne boude pas son enthousiasme : pour son premier ouvrage « sans limites », le compositeur s’est fait plaisir. Quatre actes, sept chanteurs, sept chanteuses, un large chœur et un grand orchestre : les opérettes en un acte d’avant cet « opéra bouffon » – c’est son appellation exacte – font désormais figure d’esquisses. Osons le dire : il s’agit là de la première grande opérette française

Orphée Samy Camps
Eurydice Marie Perbost
Artistée/Pluton Julien Dran
Jupiter Nicolas Cavallier
L'Opinion publique Sophie Pondjiclis
Junon Carole Meyer Vénus Béatrice Nani
Cupidon Yuki Tsurusaki
Diane Clémentine Bourgoin
Minerve Emma Delannoy
Mercure Hoël Troadec
John Styx Frédéric Longbois
Mars Aslam Safla
 
Maîtrise du Conservatoire de Lausanne
Ensemble de violonistes du Conservatoire de Lausanne
Direction musicale Arie Van Beek
Mise en scène Olivier Py
Décors & costumes Pierre-André Weitz
Lumières Bertrand Killy
Chorégraphie Ivo Bauchiero
Assistant décors Mathieu Crescence
Assistant costumes Nathalie Bègue


de plonk et replonk


 L’Opéra de Lausanne dédie les représentations d’Orphée aux Enfers à la mémoire de Léonard Gianadda, Mécène et soutien indéfectible du Théâtre.