mercredi 24 janvier 2024

Solène Wachter : "for you/ not for you" : une technicienne de surface de réparation sur le ring.

 


Solène Wachter F
rance solo création 2022

FOR YOU / NOT FOR YOU

À travers un dispositif bi-frontal, Solène Wachter fait le choix de diviser son public en deux. En entrant dans la salle, on choisit son « camp ». Le solo se déroule alors entre les deux publics, dans un constant changement d’adresse, sans recherche d’équité. Ce jeu du caché-montré, du visible ou non, de basculement d’un personnage à l’autre, guide le regard du spectateur dans un zapping de mouvement presque cinématographique. Passant d’une danse virtuose à une danse frénétique de type concert, le dispositif peut basculer à tout moment. Danse, lumière et musique, tout est réalisé en direct et à vue et cette « machine à spectacle » que la chorégraphe a développée invite les deux groupes de spectateurs à devenir lecteurs, acteurs, alliés et parfois même décor de cette performance.


Qui est-elle cette femme vêtue autant à la rockers qu'à la catcheuse de choc. Pantalon bordé de paillettes d'argent, raie au milieu épinglée également argentée, cheveux longs roux et regard effrayé? Elle mesure, trace son territoire de jeu, balade deux énormes néons comme barrières de scène mais aussi projecteurs de lumière. Comme un ouvrier laborieux mais méticuleux, précis, opérationnel. Curieuses attitudes de cette femme forte et bien charpentée en autant de mouvements abruptes, secs, sectionnés, fragmentés: machine de guerre infernale, robot programmé, opérationnel, efficace. Elle fait sa propre régie, rythmée par un métronome intérieur qui semble ne jamais quitter ses déplacements. Décision, intention, direction! Tout est calculé, millimétré dans sa gestuelle tirée au cordeau. 


C'est impressionnant dans cette arène où le public lui-même face à face, se regarde, s'observe à loisir sous les feux de la rampe qu'elle dirige, conduit, appelle de ses voeux. Tonique, ferme et déterminée dans ce jeu où se confondent chanteuse de rock ou catcheuse en préparation de show. Elle ose le mime sans autre procès, façonne l'espace en architecture , nombre d'or où le corps se révèle mesure et machine de guerre. Femme-canon comme dans les espaces forains d'antan, femme objet mise en espace singulier, sur mesure. Elle n'hésite pas à franchir les frontières de la proximité avec le public, se glisse entre les sièges, nous interpelle dans nos attitudes de regardants, spectateurs de ses tribulations et pérégrinations. Un exercice de style jamais vu, source de questionnements. Elle va droit au but et ne se ménage pas. Les pas arpentant la superficie du plateau pour mieux trouver sa place, son endroit , son milieu .Parmi les cris d'une foule lointaine, les ovations d'un public impatient qui la booste et la stimule. Sur le ring, dans la fosse aux lions où dans l'arène d'une proche corrida. Solène Wachter en dit long sur le parcours préambule au spectacle: s'installer, prendre place et séduire dans une efficacité intelligente et bien dosée pour le meilleur d'une ambiance à mi chemin entre la vie et la mise à mort. Podium, ring ou scène de rock pour tremplin ou tarmac de prédilection....


'A Pole Sud les 23 et 24 Janvier dans le cadre du festival "l'année commence avec elles"

Nach: "Elles disent" et en disent long......


Nach
Nach Van Van Dance Company France 4 interprètes création 2022

Elles disent

Venue à la danse par le krump, Nach déployait dans ses premiers solos de puissantes et charnelles danses de solitudes. Dans cette pièce de groupe, avec Adelaïde Desseauve, danseuse inspirée de krump, Sophie Palmer, danseuse de flamenco et Manon Falgoux, danseuse contemporaine, la chorégraphe compose des récits de corps singuliers d’où jaillissent des secrets, des révoltes, des extases. L’énergie du hip-hop et des danses urbaines est là, mais au milieu de silences, de sons, de souffles et de râles. Avec Flora Detraz et Dalila Khatir en soutien et conseil pour les parties vocales, la chorégraphe ose l’indicible, le cri, l’onomatopée. Elles disent emporte les esprits, parfois strié de doute ou de peur dans des corps de femmes prônant la force dans la différence, l’autodérision et le désir sans culpabilité.


 Quatre feuilles d'un trèfle qui porterait bonheur, plaisir, ravissement. Les quatre interprètes que façonne à sa guise Nach pour ce quatuor désopilant nous conduisent du pur krump en entrée, prologue ou antipasti, à une belle critique caricaturale des simulations spasmodiques d'un orgasme collectif de femmes en pâmoison. Drôle, clownesque et décalée, la pièce signée Nach conduit à brosser quatre portraits singuliers de corps émus par des personnalités bien campées. A l'identité gestuelle personnelle et revendiquée. Elles sont toutes quatre semblables et singulières.L'une telle Joséphine Baker excelle en mimiques, grimaces et autres postures, attitudes à l'africaine, courbée, en dedans, les épaules retroussées.L'autre plus décontractée simule la nonchalance, en short déchiré comme il se doit. L'une d'elles échevelée à souhait devise en autant de charades, virelangues ou jeu de mots à fleur de lèvres, susurrés ou chantés. Du punch, du tonus une heure durant sans fausse note ni faiblesse. Déterminées, assurées, fortes et solides créatures pour incarner la pensée en paroles et mouvement de Nach. Qui signe ici une oeuvre haute en couleurs, sons, émissions vocales de toutes sortes.


Divertissement grave et profond sur l'image des femmes qui parlent des femmes et les proposent comme icônes jubilatoires de la condition féminine. Enrichie sur le plateau par un jeu scénique inventif et surprenant, une gestuelle tétanique et proche de la folie pour stigmatiser les comportements dits "hystériques" ou compulsifs des femmes qui frôlent la divinité. La statuaire des corps mêlés est fluide et changeante , l'esthétique de ces énergies qui s'enchevêtre fort réjouissante. Les regards s'aiguisent, la "scène de la folie" de cette femme envoutée est sidérante. Quatre interprètes pour quatre facettes de Terpsichore en émoi, tant les gestes, les déplacements et autres surprises nous entrouvrent les portes d'autres possibles. Femmes, je vous aime et vous respecte sur ce plateau tout blanc, vierge d'histoire ou de récit pour ne plus laisser parler que les corps en mouvement.

A Pole Sud les 23 et 24 Janvier dans le cadre du festival "l'année commence avec elles"

samedi 20 janvier 2024

"Touché" pas coulé !!! Degadezo sous la peau du monde....Un univers qui touche et frôle à fleur de peau, la surface vitale du corps poreux.

 


Nuit de la lecture - Le corps - En corps 
Touché de Ramona Poenaru Projection-rencontre en présence de la réalisatrice

Pendant un trimestre, la Cie Dégadézo a accompagné des élèves de 1ère en « Assistance, Soins et Services à la personne » dans l’exploration du corps. Entre cours professionnels où l'on apprend comment prendre en charge un corps et les ateliers de danse qui prennent appui sur le contact, les adolescents vivront une expérience corporelle inédite qui leur ouvrira des chemins vers une connaissance d'eux-mêmes et des autres.

 Kontakthof, kontaktvoll...

Un film sur le "sensible", le toucher, qui n'est ni un film de danse, ni un film scientifique, médical, est chose rare. Voici une oeuvre cinématographique singulière, un "documentaire de création" original issu d'une convergence d'expériences sensorielles auprès d'un jeune public en formation scolaire d'apprentissage: prodiguer des soins au corps, vieillissant, médicalisé ou simplement en état de corps déclinant.Filmés dans l'intimité de leur lieu d'apprentissage, un lycée professionnel adapté, les jeunes recrues sont au coeur du sujet. Aspirant à ce métier ou doutant de leurs capacités, de leurs envies, les voici confrontés à deux artistes en résidence: Antje Schur et Régine Westenhoeffer, deux danseuses, interprètes et pédagogues de la "danse contact" par excellence sur le territoire alsacien. Les chocs, les rencontres d'espace et de compréhension sont judicieusement filmés et mis en avant par l'intuition de la réalisatrice, elle-même danseuse et intervenante artistique au sein de la compagnie "Des châteaux en l'air".


Un trio complice et perméable à la relation au présent, à tout ce qui est "poreux" comme cette peau dont il sera question tout au long du film. Ce toucher que l'on retrouve au sein de toutes les expériences sensorielles du touché-poussé-tiré, de la notion de poids, de don de soi dans une relation de confiance entre partenaire de jeu et de vie. Appliqué aux soins corporels et à la manière de les prodiguer, voici une singulière aventure salvatrice. Pour les jeunes "apprentis" c'est une découverte, un OVNI, extraterrestre bien introduit par la venue d'un E.T. venu d'ailleurs, incarné par l'une des danseuses, lors d'un premier contact scénique hors norme. Ce zombie, non genré, intrigue, interpelle, interroge sur la différence et son accueil au sein du groupe. Étonnement, crainte, rejet de l'étrange, de l'étranger, de l'inconnu. 


De toute leur peau, voici dans une très belle séquence, les deux protagoniste en proie à une "démonstration" de contact, juchées sur une table comme sur des tréteaux de foire dans l'espace scolaire d'une salle de cours traditionnel. Du neuf, du surprenant, du déconcertant pour ce petit groupe soudé par un instinct de suspicion, d'interrogation sur ces pratiques directes, sans mot. Alors cela prend au fur et à mesure, on s'apprivoise, se renifle, se côtoie, se regarde avec de moins en moins de crainte. Le film montre cette douce et lente évolution entre élèves et intervenantes. 


C'est drôle, sensible et plein de suspens. Ramona Poenaru capte, traque en douceur ces jeunes avec tendresse, respect et empathie. Portraits singuliers des uns et des autres, sur les visages, les expressions, les attitudes liées aux circonstances. Toucher, regarder, respecter, les maîtres-mots, les clefs d'une profession de santé autant physique que mentale. Sans être des thérapeutes ni des pédagogues assermentées, nos trois artistes font mouche et touchent là où ça fait du bien, ou du fil à retordre. Telle une chorégraphie qui s'improvise, les images donnent à voir des touches de danse, de jeu d'acteur qui font figure de vrai rôle. Chacun y est considéré en plan fixe ou mouvant, en captation sur le vif. Des batailles de matelas dans une chambre où tout réunit les jeunes filles dans des ébats débridés et spontanés. Des scènes prises sur le vif pour valoriser ces contacts naturels entre membres de cette petite tribu issue des affinités sensibles. Le film est truculent, sobre et plein de verve, de tonus, de rythme comme de la danse, de la musique, percussion corporelle ou sons discrets du quotidien. La parole a la part belle: celle des enseignants pour conduire la dynamique du groupe, celle des participants pour exprimer doutes, avis, sentiments, impressions pour ce travail atypique dans leur parcours professionnel. La scène "originelle" de redressement d'un corps alité est croustillante. On y voit les maladresses, les hésitations, l'antipathie de certains au regard de leur future profession...


Une cible en or pour exprimer la sincérité, le refus, l'audace de tenter l'impossible, l'inconnu niché en chacun. On envie ces jeunes de bénéficier d'une telle expérience corps et graphique dans leurs cursus professionnel. L'image finale où dans un couloir un duo de soigné-soignant disparait de dos, uni par la complicité du toucher,est juste et convaincante. Du bel ouvrage de réalisation sur un sujet qui "touche" et impacte comme une empreinte, le sens des gestes qui soignent, apaisent dans une notion autant de proximité que de distanciation. Son propre espace, celui de l'autre, celui des corps qui circulent sans entrave dans un monde libre et réjouissant: les soins et leur art d'être pratiqués comme un duo de corps sans décor ni barrière. Un film comme une caresse, un écran tendu de peau qui réfléchit le monde. Ne sommes nous pas simplement deux mètres carrés de peau tendue...Une enveloppe adressée à une correspondance des sens, de l'essence de la vie: le toucher..


Et beaucoup de doigté, d'élégance dans cette écriture, signature kinéma-tographique de Ramona Poenaru. Contact oblige !



Samedi 20 janvier à 19h à la médiathèque Meinau