mardi 30 janvier 2024

"La langue de mon père" : pas dans sa poche ! Pas une "turquerie" de Sultan...

 


L’autrice, metteuse en scène et actrice Sultan Ulutas Alopé est née à Istanbul d’une mère turque et d’un père kurde. La pièce est inspirée de son propre parcours : une jeune femme arrivée récemment en France fait une demande de permis de séjour. Elle se saisit du temps de la procédure, durant lequel travailler lui est interdit, pour faire ce qu’elle n’avait pas osé jusqu’alors : apprendre la langue de son père − longtemps illégale en Turquie. Au travers de cet apprentissage, elle exhume la honte d’être kurde, inconsciemment ressentie pendant l’enfance et l’adolescence. Que produit le racisme dans l’intimité des êtres ? Peut-on dissocier la violence au sein d’une famille de celle de la société dans laquelle elle s’est construite ?


Pas de langue de bois, ni de langue au chat mais une langue bien pendue dans ce monologue ferme et déterminé de Sultan Ulutas Alopé. Un tendre manifeste pour défendre, découvrir et magnifier les sons, la syntaxe de sa langue maternelle qu'elle n'a jamais pratiquée. Un exil linguistique à l'envers, à la renverse qui bouscule et bascule dans l'identité salvatrice: se connaitre enfin, être reconnue pour ses origines en les portant haut et fort. Ce qui n'était pas le cas dans son pays, la Turquie où être kurde c'était être terroriste ou animiste...Ce petit bout de femme qui se raconte, celle d'y à quatre ans déjà et qui n'est plus la même ici sur scène, conte à son père, à son public en les désignant chacun par un "tu" universel. Elle est seule sur le plateau.Une chaise pourtant évoque l'absence du père, celui qui apparait et disparait de la vie de famille à son gré. Trois soeurs, une mère restent alors au foyer et cela devient "naturel", normal. Quand ce dernier revient de ses escapades inconnues, c'est la distance, puis le naturel qui revient au galop. Loin d'une autobiographie, plutôt une "autofiction", ce récit théâtralisé et mis en scène séduit. Autant par l'accent de cette jeune femme aux longs cheveux noirs que par ces moments incongrus de sa vie: celle d'une exilée qui apprend la "langue de son père" à l'étranger; histoire de déculpabiliser cette situation de paria sur son territoire, et de passer le temps utilement lors de son long séjour forcé par les circonstances juridiques et politiques de l'administration. Elle est frêle, autant que forte, timide ou réservée, autant que volubile et généreuse.


Elle s'éclate en évoquant une des conquêtes de son père en dansant comme un diable animé de bonnes intentions. Se régale le temps d'évoquer son destin de façon "légère" autant que grave. Pas simple à vivre "la honte" d'être kurde et de devoir le cacher. Mieux que sa mère qui le clame haut et fort alors que ce n'est pas son origine à elle! Jolie scène où l'actrice-auteure dévoile ses talents de cachotière, de dissimulatrice pour survivre à son statu. La prestation d'une heure, solo ou monologue passe la rampe et elle communique malicieusement sans caricature ni pathos, sa condition de femme qui cherche à se trouver, ici et maintenant en toute légitimité: son identité en poche, pièce maitresse de cette performance, entre récit et fiction, entre "document sociétal" et écriture théâtralisée. Gestes et déplacements précis autour de la chaise focale, partenaire, plaque tournante et pivot de sa gravité. Un corps précieux qui chante la vie, l'optimisme, la proximité des cultures sans enfreindre les lois de l'hospitalité: celle qu'elle adresse au public en toute pudeur et modestie. Tirer sa sa langue du jeu sans la tirer au public; un bel exercice de style...Sultane, reine, dirigeante de sa vie, souveraine en son pays comme l'étymologie de son prénom. En état se siège pour des assises paternelles et maternelles d'une grande rigueur distancée.


 Sultan Ulutas Alopé a grandi à Istanbul, où elle a été formée au métier de comédienne à l’école d’art Kadir Has avant d’obtenir un master en Film et Art dramatique. Arrivée en France en 2017, elle se forme à l’École normale supérieure de Lyon − Études théâtrales − et suit la formation du Conservatoire national supérieure d’art dramatique de Paris en tant qu’élève étrangère. La Langue de mon père est son premier spectacle en tant qu’autrice et metteure en scène.
 


Au TNS jusqu'au 2 Février

samedi 27 janvier 2024

"Pli" et autres origamis : les assises du déséquilibre. Etat de siège.


 La rencontre incongrue entre un homme et 22 chaises sur un tapis de danse : pour ce spectacle ludique et original, Viktor Černický s’est inspiré de l’œuvre de l’écrivain Italo Calvino, à laquelle est venue s’ajouter la lecture de Gilles Deleuze. Le « pli », telle est la figure esthétique que repère le philosophe comme constitutive du baroque, depuis le plissé du vêtement jusqu’aux ondulations des nappes et des tissus en peinture, en passant par les courbes à l’infini de l’architecture. Mais ce pli est aussi, pour lui, la catégorie centrale de la pensée d’un de ses illustres prédécesseurs de l’époque : Leibniz. Le croisement de toutes ces lectures donne naissance à une forme aussi simple qu’efficace : une pièce chorégraphique pour 22 chaises de conférence et un danseur. Véritable démiurge, le chorégraphe tchèque s’efforce inlassablement de les agencer de la meilleure des manières, cherchant tantôt l’équilibre précaire, tantôt la courbe simple, tantôt la régularité, tantôt la rupture. Une métaphore élégante et éloquente de l’incessante décomposition et recomposition du monde.

 


"A qui est au lit on n'offre pas une chaise" écrivait Henri Michaux dans "la vie sous les plis"...Pli selon pli, portrait de Mallarmé est une œuvre de Pierre Boulez, pour voix de soprano et orchestre, d'après des poèmes de Stéphane Mallarmé. Et Ionesco dans "Les chaises", Pina Bausch dans "Café Muller" s'en donnent à coeur joie au sujet de ces reposoirs, "miséricordes" pour soutenir et alléger nos fessiers....

Que de plis et de grands "pliés' pour celui qui se plie en quatre et ne rompt pas...Un homme en baskets et veste blanche, pantalon noir sur fond de scène et tapis de danse blanc. Le décor est planté d'un bouquet de chaises à la renverse, pieds en l'air comme une sculpture contemporaine. Un étalage savant de chaises en métal noir et tissus gris forme une chenille en perspective fuyante. Des chaises entuilées, accumulées. Elles ont perdu leur fonction d'objet accueillant un corps assis pour être détourné en objet signifiant autre chose, dans un autre contexte. Il arpente l'espace, le corps animé d'un rythme binaire, sorte de marche au pas ou au trot. Dans la Reithalle - ancien manège haras - son petit "manège" de chevaux sied à merveille. Rythme qui le poursuit et l'habite une bonne partie de sa prestation: sempiternel métronome interne et externe. Percussions sonores et crissement de chaussures au sol pour un tempo et du bruitage enivrant. Trois épisodes architecturaux pour des numéros d'un cirque frontal singulier Entre magicien et savant fou de lois physiques, voici notre homme se confrontant aux lois de l'équilibre, de la renverse, du déséquilibre. Et vint le "danger", le risque de voir tout s'effondrer, de faire un numéro raté. Habile, et cherchant des ruses et des stratagèmes pour éviter la chute de ses amas de chaises, le "danseur" cherche à construire, défier l'espace, inventer un monde imaginaire fait de sculptures éphémères. Bâtisseur de cathédrale de chaises, montreur de monstres, maitre et spécialise des structures improbables. Les chaises dialoguent avec lui, lui tiennent tête ou s'abandonnent à la chute en cascade indolente. Ce mikado, cette danse, ballet des bâtons de siège est drôle, haletante et tient en haleine comme dans l'arène d'un cirque imaginaire. "Ne pas plier" sous la pression et la tension de ces éventails de chaises déployés, ces accordéons en collerette plissée, en fraise amidonnée. Ne pas céder aux caprices de ces objets incongrus emboités, disposés de manière à obtenir des ricochets en catastrophe. Le spectacle offre des points de vue sur les constructions inutiles, les objets détournés, les châteaux de cartes qui s'effondre. Au final après une escalade virtuose d'un amas de chaises dressées à la verticale, notre escaladeur baroudeur et cascadeur se fait tout petit devant tant de présence, tant d'aplomb et il disparait penaud de la scène. Une immense sculpture demeurant sur le plateau comme un profil d'oiseau amazonien. Victor Cernicky nous livre un opus fort bien "meublé", un espace forgé de toutes pièces par un mobilier banal, ici magnifié par le délire d'un architecte démiurge et visionnaire. Ca ne fait pas un pli, c'est réussi: surtout il n'y a rien à repasser de faux pli incongru et indésirable. On met sous pli et on poste dans les airs cette oeuvre empruntant autant au cirque qu'à la magie. Des chaises empilées comme sur la terrasse d'un bistrot ou dans une salle des fêtes s'animent et vivent la vie des corps qu'elles supportent à l'habitude.Pour un lego architectonique et strié de plis froissés et vibrants.

 Viktor Černický réalise un travail qui se situe entre la danse, la performance, le cirque et le théâtre physique. Il dirige le projet de recherche au long cours The Body as Object / The Object as Body (corps-objet / objet-corps), qui explore la dynamique des relations entre les objets et l’individualité du performeur. Sa première performance solo, PAROLAPOLEA, lui a valu d’être nominé dans les catégories Danseur de l’année et Meilleure performance dansée de l’année lors de la Czech Dance Platform en 2017. Il participe également à la semaine de recherche chorégraphique pendant le festival B-Motion à Bassano del Grappa. Son deuxième solo, PLI, créé en novembre 2018, a reçu le Prix du public et le Prix du jury de la Czech Dance Platform en 2019.


A la Reithalle a Offenbourg en collaboration avec le Maillon le 27 Janvier






"Maldonne" et mobile! Leila Ka : elle se dé-robe en robe des champs, des villes. L'étoffe des chrysalides pour seule parure.

 


Leïla Ka
France 5 interprètes création 2023

Maldonne

Véritable prodige de la scène chorégraphique d’aujourd’hui Leïla Ka impose son énergie sur scène. Précise, pressée, dramatique et paradoxalement relâchée sa danse nous propose des montagnes russes d’émotions. La chorégraphe tente dans Maldonne de créer une dramaturgie hypnotique portée par cinq femmes. Sur scène, des robes. De soirée, de mariée, de chambre, de tous les jours, de bal. Des robes qui volent, qui brillent, qui craquent, qui tournent … Toujours fidèle à son univers théâtral, elle fait évoluer les danseuses sur des musiques issues du classique, de l’électro et de la variété. De cette intimité au féminin la chorégraphe dévoile et habille, dans tous les sens du terme, les fragilités, les révoltes et les identités multiples portées par le groupe.

Un gang sororal : mâle-donne...
Cinq femmes sur le plateau nu, en longues robes vintage pieds nus dans le silence: une galerie de statues médiévales qui s'anime peu à peu de gestes spasmodiques dans un rythme en canon, en points de chainette, en maillon subtil de changement imperceptible. En savant tuilage. Ce quintet silencieux possède l'éloquence du mystère d'un spirituel rituel, l'étoffe du désir de bouger, de s'animer. Dans des spasmes, des halètements qui rythment leur souffle et leurs gestes au diapason. Autant de soubresauts qui hypnotisent, intriguent tiennent en haleine.Tableau vivant dans une galerie d'art, un musée de l'Oeuvre Notre Dame où les vierges sages et folles trépignent à l'idée de s'évader. Soudain surgit la musique et le charme est brisé: mouvements tétaniques ou circonvolutions élégantes et distinguées, alternent. A la De Keersmaeker ou Pina Bausch pour la grande musicalité gestuelle, le port de robes colorées ou pastel .Elles se vêtissent et se revêtissent sans se dérober, se parent de tissus, d'enveloppes, d'atours sans contour. La seconde peau des vêtements comme objet de défilé, de mouture charnelle. Anatomie d'une étoffe de chutes, de roulades au sol pour impacter la résistance à cette fluidité naturelle. Vivantes, troublantes les voici à la salle des pendus, les robes accrochées dans les airs, boutique fantasque de spectres ou ectoplasmes flottants dans l'éther. Dans une jovialité, un ton débonnaire. 
 

Complices et joyeuses commères , elles se soudent en sculpture mouvante pour des saluts prématurés qui se confondent en satisfecit et autre autosatisfaction: la beauté pour credo. Et les robes de devenir étoffe de leurs pérégrinations, de leurs ébats protéiformes. Clins d'oeil à la fugacité, à la superficie des désirs. Se revêtir d'atours séduisants et aguichants pour plaire, se plaire. Bien dans leur assiette, leur centre, la pondération des corps en poupe: l'assise et l'ancrage comme essor de leurs bonds, chutes ou simple présence sur scène Les voici en mégères apprivoisée, se crêpant le chignon dans des bagarres burlesque à la Mats Ek: mouvements spasmodiques, changements de direction à l'envi, énergie débordante.  "Je suis malade" comme chanson de geste, comique et pathétique à la fois.
 

Ou figures de "bourgeoises décalées" comme un Rodin mouvant en pose jubilatoire.Encore un brin de Léonard Cohen pour faire vibrer nos cordes sensibles. Les robes que l'on essore comme du beau linge, en famille,au lavoir, qui battent le sol comme des lambeaux, des serpillères de ménage qui se jettent à l'eau. Lavandières ou travailleuses d'antan. Fresque historique de la condition féminine brossée en moins d'une heure. La joie y est vive, les personnages attachants en phase avec le public attentif et concentré. Les "donna e mobiles" comme des plumes de paon dans un Rigoletto très féminin-pluriel de toute beauté. Leila Ka magnifie nos fantasmes de femmes, les expurge, les projette au dehors comme pour les exorciser en magicienne, prestidigitatrice de choc.
 
Leila Ka inaugurant de façon magistrale sa résidence d'artiste associée à Pole Sud, deux années durant: cela promet  du grabuge, du pep, du tonus, de la vitalité et de la réflexion bien entendu. Il n'y a pas "maldonne" mais bien affranchissement des limites à suivre sans modération.
La soirée de clôture du festival"l'année commence avec elles"se termine à l'issue du spectacle en compagnie de la "Watt compagnie", ensemble musical de danses multiples, déjanté et animateur de "club in house", danse jam et performance: DJ et danseurs pour nous secouer le popotin: un "theater show" convivial, participatif pour la nuit de choc qui se clôt dans une ambiance unique de partage et de convivialité des corps en mouvement perpétuel.
Vivement l'année prochaine avec ELLES... 

, A Pole Sud le 26 Janvier