jeudi 1 février 2024

"Cadela força – trilogie Chapitre I – La Mariée et Bonne nuit Cendrillon" Carolina Bianchi / Cara de Cavalo: la belle au bois dormant hallucinée.

 


La Mariée et Bonne nuit Cendrillon sont une vertigineuse entreprise : dire les violences sexuelles et les féminicides, en questionnant la persistance des non-dits autant que les possibilités du récit. Celui, par exemple, de la mort de Pippa Bacca, artiste italienne violée et assassinée en Turquie en 2008 durant une performance itinérante. Dans une forme hybride, qui emprunte tant aux codes de la conférence qu’au tableau vivant et au rituel collectif, Carolina Bianchi et sa compagnie convoquent les abîmes du présent et l’histoire culturelle pour mettre au jour une mémoire de la violence. Profondément marquée par le silence collectif et l’invisibilité des victimes, la jeune Brésilienne puise dans les références littéraires et cinématographiques pour faire du réel sa matière. Pour cela, elle n’hésite pas à s’abandonner, sous l’effet de la « boisson du violeur », à la fragilité et à l’impuissance. Dénonçant les crimes dissimulés dans les plis de l’histoire, interrogeant la façon d’en parler, ce spectacle à la beauté radicale est une tentative : celle, en dépit de tout, d’allumer une lumière dans la plus grande obscurité.

"Lamariéeiramal"

La mariée ira mal: de gauche à droite le palindrome est fort...Roma Amor, de même! Car il s'agit ici de tout sauf d'amour même si l'histoire qui sou-tend le récit est celle de deux femmes performeuses qui aiment et défient le temps et l'amour. Carolina Bianchi, de blanc vêtue comme un cowboy féminin se livre devant nous au périlleux exercice du conte: en prenant la parole, seule en bord de scène, assise derrière la table du sacrifice. Ce sera  l'élue du soir pour ce sacre du printemps singulier où les barbares percutent autour d'elle. L'histoire du périple osé et incertain des deux jeunes plasticiennes est débordante de danger, de risque et les frondeuses abordent en robe de mariée, la traversée de l'Europe de l'Est en auto-stop...Le véhicule du mal, de l'angoisse en fantasme récurent. Alors que le texte défile sur un écran, traduction fidèle des mots de l'actrice, l 'intrigue devient triller, haletante, à suspens. Le meurtre d'une des deux protagoniste, Pippa Bacca, tuée et violée lors d'un bivouac sur les routes maudites est la solution finale: à leurs ébats provocateurs et naïfs, innocents à la fois. Un carrosse citrouille comme un corbillard pour une Cendrillon réduite en cendres et oripeaux de peau.La "performance" osant tout comme il se doit dans la définition et les exemples de femmes performeuses dans le monde: Gina Pane, Marina Abramovic pour citer les plus reconnues. 


Sorte de lec-dem, conférence gesticulée, le spectacle palpite, avance à force d'images, de paroles crues et nues. L'autrice-actrice en vient devant nous à absorber le verre empoissonné des victimes de viol: potion magique infernale qui la plonge dans le sommeil et les rêves: ceux qu'on rêve d'effacer alors que l'on ne s'en souvient plus. Cela ressemble aux performances de l'iconoclaste Angelica Liddell, artiste espagnole (auteure, metteuse en scène, actrice, performeuse) avec entre autre son spectacle : Maldito sea el hombre ...Il y a de la sororité entre elles.Dénoncer, performer, s'adresser au public directement sans concession le temps d'un show remarquable plastiquement. La dramaturgie borde les récits quand on passe de l'autre côté du miroir, derrière l'écran.Sept personnages arpentent la scène, autour d'un véhicule parqué: le tombeau des corps sacrifiés par le viol, la cruauté faite aux femmes parce qu'elles sont femmes et victimes "consentantes". L'actualité des propos fait qu'on entre en empathie directement et que les images très dansantes d'un univers pervers et tragique fonctionnent d'emblée. La carrosserie de la voiture comme un habitacle pour un corps alangui. Frissons, dégout, stupeur, angoisse pour le spectateur qui découvre les horreurs qui ne sont pas du cinéma. Malgré les nombreuses références iconiques kiné-matographiques de cet opus sans dieu. Question récurrente dans le texte; qui suis-je sinon mon Dieu. La réparation des corps souillés, humiliés se fait vision onirique d'un cimetière à ciel ouvert où les corps gisent, dépouilles, momies ou femme envoutée, endormie. C'est le groupe mouvant et dansant qui accompagne ces funérailles absurdes qui enveloppent les chairs déchiquetées, meurtries à vie. 


Anatomie d'un viol.

Bourreau et victime sur la sellette. Une endoscopie à fleur de vagin, viol par une caméra intrusive comme une pénétration intérieure d'organe sensible outrageuse d'un gynécologue pervers. Des images en sus de cette coloscopie vaginale.Des fleurs sans les couronnes pour célébrer dignement la mort subite.La reconstruction impossible des élues sacrifiées au ban de la force des mâles abusifs. Le spectacle est un vrai film surréaliste aux images empruntées à Greenaway, Bunuel ou autre Dali fantasque. Sauf que ce sont des femmes ici qui s'emparent du sujet pour en faire un manifeste sur l'art et le corps et que cela impacte fort sur nos émotions, sensations et sentiments. A terre les dépouilles veillent sur le souvenir et la Belle au bois dormant s'éveille tenant à peine sur ses jambes, les yeux révulsés.


Transportée par ses pairs, tribu, meute dansante sur l'autel du sacrifice. Un spectacle de toute beauté et grandeur qui fait ricocher le leurre dans la réalité, le fantastique dans le banal de l'agressivité des hommes envers les femmes. Chapeau les artistes pour ces heures passées en leur compagnie hérissante, dévastatrice , sauvage comme l'humaine condition en proie à ces instincts les plus veules. .

Au  Maillon jusqu'au 2 Février

mardi 30 janvier 2024

"La langue de mon père" : pas dans sa poche ! Pas une "turquerie" de Sultan...

 


L’autrice, metteuse en scène et actrice Sultan Ulutas Alopé est née à Istanbul d’une mère turque et d’un père kurde. La pièce est inspirée de son propre parcours : une jeune femme arrivée récemment en France fait une demande de permis de séjour. Elle se saisit du temps de la procédure, durant lequel travailler lui est interdit, pour faire ce qu’elle n’avait pas osé jusqu’alors : apprendre la langue de son père − longtemps illégale en Turquie. Au travers de cet apprentissage, elle exhume la honte d’être kurde, inconsciemment ressentie pendant l’enfance et l’adolescence. Que produit le racisme dans l’intimité des êtres ? Peut-on dissocier la violence au sein d’une famille de celle de la société dans laquelle elle s’est construite ?


Pas de langue de bois, ni de langue au chat mais une langue bien pendue dans ce monologue ferme et déterminé de Sultan Ulutas Alopé. Un tendre manifeste pour défendre, découvrir et magnifier les sons, la syntaxe de sa langue maternelle qu'elle n'a jamais pratiquée. Un exil linguistique à l'envers, à la renverse qui bouscule et bascule dans l'identité salvatrice: se connaitre enfin, être reconnue pour ses origines en les portant haut et fort. Ce qui n'était pas le cas dans son pays, la Turquie où être kurde c'était être terroriste ou animiste...Ce petit bout de femme qui se raconte, celle d'y à quatre ans déjà et qui n'est plus la même ici sur scène, conte à son père, à son public en les désignant chacun par un "tu" universel. Elle est seule sur le plateau.Une chaise pourtant évoque l'absence du père, celui qui apparait et disparait de la vie de famille à son gré. Trois soeurs, une mère restent alors au foyer et cela devient "naturel", normal. Quand ce dernier revient de ses escapades inconnues, c'est la distance, puis le naturel qui revient au galop. Loin d'une autobiographie, plutôt une "autofiction", ce récit théâtralisé et mis en scène séduit. Autant par l'accent de cette jeune femme aux longs cheveux noirs que par ces moments incongrus de sa vie: celle d'une exilée qui apprend la "langue de son père" à l'étranger; histoire de déculpabiliser cette situation de paria sur son territoire, et de passer le temps utilement lors de son long séjour forcé par les circonstances juridiques et politiques de l'administration. Elle est frêle, autant que forte, timide ou réservée, autant que volubile et généreuse.


Elle s'éclate en évoquant une des conquêtes de son père en dansant comme un diable animé de bonnes intentions. Se régale le temps d'évoquer son destin de façon "légère" autant que grave. Pas simple à vivre "la honte" d'être kurde et de devoir le cacher. Mieux que sa mère qui le clame haut et fort alors que ce n'est pas son origine à elle! Jolie scène où l'actrice-auteure dévoile ses talents de cachotière, de dissimulatrice pour survivre à son statu. La prestation d'une heure, solo ou monologue passe la rampe et elle communique malicieusement sans caricature ni pathos, sa condition de femme qui cherche à se trouver, ici et maintenant en toute légitimité: son identité en poche, pièce maitresse de cette performance, entre récit et fiction, entre "document sociétal" et écriture théâtralisée. Gestes et déplacements précis autour de la chaise focale, partenaire, plaque tournante et pivot de sa gravité. Un corps précieux qui chante la vie, l'optimisme, la proximité des cultures sans enfreindre les lois de l'hospitalité: celle qu'elle adresse au public en toute pudeur et modestie. Tirer sa sa langue du jeu sans la tirer au public; un bel exercice de style...Sultane, reine, dirigeante de sa vie, souveraine en son pays comme l'étymologie de son prénom. En état se siège pour des assises paternelles et maternelles d'une grande rigueur distancée.


 Sultan Ulutas Alopé a grandi à Istanbul, où elle a été formée au métier de comédienne à l’école d’art Kadir Has avant d’obtenir un master en Film et Art dramatique. Arrivée en France en 2017, elle se forme à l’École normale supérieure de Lyon − Études théâtrales − et suit la formation du Conservatoire national supérieure d’art dramatique de Paris en tant qu’élève étrangère. La Langue de mon père est son premier spectacle en tant qu’autrice et metteure en scène.
 


Au TNS jusqu'au 2 Février

samedi 27 janvier 2024

"Pli" et autres origamis : les assises du déséquilibre. Etat de siège.


 La rencontre incongrue entre un homme et 22 chaises sur un tapis de danse : pour ce spectacle ludique et original, Viktor Černický s’est inspiré de l’œuvre de l’écrivain Italo Calvino, à laquelle est venue s’ajouter la lecture de Gilles Deleuze. Le « pli », telle est la figure esthétique que repère le philosophe comme constitutive du baroque, depuis le plissé du vêtement jusqu’aux ondulations des nappes et des tissus en peinture, en passant par les courbes à l’infini de l’architecture. Mais ce pli est aussi, pour lui, la catégorie centrale de la pensée d’un de ses illustres prédécesseurs de l’époque : Leibniz. Le croisement de toutes ces lectures donne naissance à une forme aussi simple qu’efficace : une pièce chorégraphique pour 22 chaises de conférence et un danseur. Véritable démiurge, le chorégraphe tchèque s’efforce inlassablement de les agencer de la meilleure des manières, cherchant tantôt l’équilibre précaire, tantôt la courbe simple, tantôt la régularité, tantôt la rupture. Une métaphore élégante et éloquente de l’incessante décomposition et recomposition du monde.

 


"A qui est au lit on n'offre pas une chaise" écrivait Henri Michaux dans "la vie sous les plis"...Pli selon pli, portrait de Mallarmé est une œuvre de Pierre Boulez, pour voix de soprano et orchestre, d'après des poèmes de Stéphane Mallarmé. Et Ionesco dans "Les chaises", Pina Bausch dans "Café Muller" s'en donnent à coeur joie au sujet de ces reposoirs, "miséricordes" pour soutenir et alléger nos fessiers....

Que de plis et de grands "pliés' pour celui qui se plie en quatre et ne rompt pas...Un homme en baskets et veste blanche, pantalon noir sur fond de scène et tapis de danse blanc. Le décor est planté d'un bouquet de chaises à la renverse, pieds en l'air comme une sculpture contemporaine. Un étalage savant de chaises en métal noir et tissus gris forme une chenille en perspective fuyante. Des chaises entuilées, accumulées. Elles ont perdu leur fonction d'objet accueillant un corps assis pour être détourné en objet signifiant autre chose, dans un autre contexte. Il arpente l'espace, le corps animé d'un rythme binaire, sorte de marche au pas ou au trot. Dans la Reithalle - ancien manège haras - son petit "manège" de chevaux sied à merveille. Rythme qui le poursuit et l'habite une bonne partie de sa prestation: sempiternel métronome interne et externe. Percussions sonores et crissement de chaussures au sol pour un tempo et du bruitage enivrant. Trois épisodes architecturaux pour des numéros d'un cirque frontal singulier Entre magicien et savant fou de lois physiques, voici notre homme se confrontant aux lois de l'équilibre, de la renverse, du déséquilibre. Et vint le "danger", le risque de voir tout s'effondrer, de faire un numéro raté. Habile, et cherchant des ruses et des stratagèmes pour éviter la chute de ses amas de chaises, le "danseur" cherche à construire, défier l'espace, inventer un monde imaginaire fait de sculptures éphémères. Bâtisseur de cathédrale de chaises, montreur de monstres, maitre et spécialise des structures improbables. Les chaises dialoguent avec lui, lui tiennent tête ou s'abandonnent à la chute en cascade indolente. Ce mikado, cette danse, ballet des bâtons de siège est drôle, haletante et tient en haleine comme dans l'arène d'un cirque imaginaire. "Ne pas plier" sous la pression et la tension de ces éventails de chaises déployés, ces accordéons en collerette plissée, en fraise amidonnée. Ne pas céder aux caprices de ces objets incongrus emboités, disposés de manière à obtenir des ricochets en catastrophe. Le spectacle offre des points de vue sur les constructions inutiles, les objets détournés, les châteaux de cartes qui s'effondre. Au final après une escalade virtuose d'un amas de chaises dressées à la verticale, notre escaladeur baroudeur et cascadeur se fait tout petit devant tant de présence, tant d'aplomb et il disparait penaud de la scène. Une immense sculpture demeurant sur le plateau comme un profil d'oiseau amazonien. Victor Cernicky nous livre un opus fort bien "meublé", un espace forgé de toutes pièces par un mobilier banal, ici magnifié par le délire d'un architecte démiurge et visionnaire. Ca ne fait pas un pli, c'est réussi: surtout il n'y a rien à repasser de faux pli incongru et indésirable. On met sous pli et on poste dans les airs cette oeuvre empruntant autant au cirque qu'à la magie. Des chaises empilées comme sur la terrasse d'un bistrot ou dans une salle des fêtes s'animent et vivent la vie des corps qu'elles supportent à l'habitude.Pour un lego architectonique et strié de plis froissés et vibrants.

 Viktor Černický réalise un travail qui se situe entre la danse, la performance, le cirque et le théâtre physique. Il dirige le projet de recherche au long cours The Body as Object / The Object as Body (corps-objet / objet-corps), qui explore la dynamique des relations entre les objets et l’individualité du performeur. Sa première performance solo, PAROLAPOLEA, lui a valu d’être nominé dans les catégories Danseur de l’année et Meilleure performance dansée de l’année lors de la Czech Dance Platform en 2017. Il participe également à la semaine de recherche chorégraphique pendant le festival B-Motion à Bassano del Grappa. Son deuxième solo, PLI, créé en novembre 2018, a reçu le Prix du public et le Prix du jury de la Czech Dance Platform en 2019.


A la Reithalle a Offenbourg en collaboration avec le Maillon le 27 Janvier