samedi 21 septembre 2024

MUSICA 2024 "Ouverture L’État de musique: Asko|Schönberg & Ensemble Klang : megalo politis et état de siège vertical!

 


« Selon Platon, on ne devrait pas changer les lois de la musique, car en le faisant, on change les lois de l’État. En tant que compositeur, je regrette qu’il ait eu tort. Imaginez une situation dans laquelle la musique aurait ce pouvoir. »
— Louis Andriessen

La 42e édition de Musica s’ouvre avec une vaste soirée autour d’une œuvre majeure de Louis Andriessen, De Staat. « Avant de débuter la composition de la pièce, disait-il, j’ai pensé à un grand mur qui lentement s’effondrerait sur nous. » Cet « État » musical est effectivement massif, bâti bloc par bloc, et constitue un tour de force à plusieurs égards, à commencer par son effectif inédit au croisement de l’orchestre, de la fanfare, du chœur de chambre et du groupe de rock. Au moment de sa création en 1976, le compositeur néerlandais adoptait une position critique vis-à-vis de l’organisation traditionnelle de la vie musicale et de l’orchestre symphonique en particulier. Il préférait alors mener ses expérimentations au sein de la fanfare de rue qu’il avait cofondée, De Volharding (La Persévérance - sam 21, 20h30).

De Staat est marqué par son époque, par le conflit générationnel et les luttes sociales des années 1960-1970. Mais sa dimension politique ne s’arrête pas là. Louis Andriessen y propose une « lecture » des passages de la République de Platon où sont définis le rôle, les valeurs et les limites de la musique dans la cité. Selon le philosophe antique, certains modes musicaux exerceraient une influence positive dans la cité, tandis que d’autres devaient être proscrits en raison de leur caractère néfaste. L’innovation musicale elle-même risquerait d’ébranler les fondements de l’État et mieux valait s’en remettre à la tradition et aux modèles des Anciens. Aussi désuètes que de telles considérations puissent sembler, la musique demeure aujourd’hui comme hier aux prises de la morale et du pouvoir politique, condamnée ou favorisée selon les contextes.



Les ensembles Asko|Schönberg et Klang, le Musiekgebouw d’Amsterdam, le festival Gaudeamus à Utrecht et Musica s’associent pour faire résonner cette œuvre rarement donnée en concert, et à travers elle, clamer haut et fort la liberté de création au-delà du carcan patrimonial. Les partenaires du projet rendent également hommage au compositeur engagé que fut Louis Andriessen en commandant à une vingtaine d’artistes des réflexions sur De Staat. Celles-ci forment un catalogue de propositions conceptuelles, de partitions verbales ou graphiques, de performances ou d’installations, disséminées dans le Maillon en amont du concert. Enfin, après un entracte, la soirée se conclut sur un programme « nocturne » autour d’une œuvre composée en écho à De Staat, sur le même effectif, par un élève de Louis Andriessen, l’Américain Oscar Bettison.

L’État de musique
avec des propositions de Pelumi Adejumo, Zeno van den Broek, Thanasis Deligiannis, Cathy van Eck, Joy Guidry, Valérian Guillaume, Ted Hearne, Janne Kosmos, Dmitri Kourliandski, Johannes Kreidler, Moor Mother, Genevieve Murphy, Keir Neuringer, Stephanie Pan, François Sarhan, Maya Verlaak, Jennifer Walshe.

C'est comme un marché avec des petits stands de musique et non de légumes! Le grand Hall du Maillon s'éclate en douze propositions musicales de plain pied ou sur estrade. Chacune est un rendez-vous interactive avec un créateur, pour l'occasion habile à créer "in situ" un écho à la grande oeuvre emblématique qui va suivre en salle "officielle". Ces anti "assises" de la musique sont comme une ouverture vers le large, intellectuel et sonore. On ouvre les yeux, l'esprit, on vote dans cette Agora sonore après être passé au confessionnal et avoir glisser son bulletin démocratique. Afin qu'un improvisateur face le reste: une "criée" sempiternelle des mots et voyelles inscrites sur les bulletins. Sortis de l'isoloir c'est la délivrance démocratique qui s'affirme. Valérian Guillaume au "pouvoir"!On franchit la ligne de front grâce à un bracelet magique, fil de fer barbelé qui perd sa fonction de barrière, enclos, limite pour ouvrir les espaces à la divagation et déambulation libre et prometteuse de surprise: grâce à l'inventivité fertile et symbolique de  Johannes Kreidler. Muni de ce laisser-passer, passeport ou visa pour le voyage musical, une heure durant on navigue au radar et chaque bivouac est une réflexion sonore sur la résonance politique des bruits du monde, des sons-frissons.  Douze étapes de ce chemin de croix où la portée des propositions est fertile en réflexion géo-politique sur la mégapole. La cité, ces pulsations, ses soubresauts qui nous entourent et nous imprègnent nuit et jour... François Sarhan nous invite à déchirer la partition de "Der Staat" pour en faire une lecture sonore déstructurée, en miette de musique, à l'envers, à l'endroit. C'est plein d'humour, de détente, de distanciation. Une façon d'aborder le "processus de création", ludique et instructive. Agora, forum, c'est la science-politique qui l'emporte et l'on se dirige vers la salle de concert officielle avec enthousiasme et curiosité. Ceux qui dubitent qui doutent restent à l'écart, offusqués, le temps de lâcher prise et de s'immerger. Septiques, dans la fosse aux lions!On franchit les barbelés de plastique pour pénétrer les espaces sonores inconnus.

 Louis Andriessen De Staat (1972-1976)

On s"assoit après la verticalité imposée au corps du spectateur-acteur officiant pour casser la rectitude et d'immerger dans une oeuvre peu connue. L'ensemble des musiciens nous y invite en amont, en cercle pour mieux s'immerger dans la matière sonore. Beaucoup de "vents" tempétueux, de bourrasques et tsunami sonore pour cette magnifique opus qui se déploie à l'envi. Les voix s'y mêlent judicieusement, les sons des deux pianos s'isolent pour accentuer l'effet de reprise et répétition. Les grands maitres du genre Steve Reich et Phil Glass comme des spectres bienveillants sur le berceau de la pièce.  En "état" de siège, de révolution, d'insurrection et de soulèvement: Didi Huberman en serait fier...Etat de siège inconfortable après notre épisode précédent qui convoquait la participation. On est troublé et déboussolé de cet effet inverse.Liberté de pensée et d'expression sur le parvis de l'Agora musicale comme credo implacable, irrévocable désormais. Les bruits du monde nous façonnent. A nous de nous en faire les échos, les ricochets dans notre vie "active".Louis Andriessen comme homme politique à élire en toute liberté. La "République de Platon" comme inspiration et référence est dans le bon "endroit", à la bonne place comme l'avaient déjà constaté et travaillé des chorégraphes réfléchissant le non-lieu, la mégalopole et autre tiers-lieux d'exploration sonore et spatiale: Alban Richard avec "Hoketus" se frotte au minimalisme du compositeur avec "3 works for 12" donne à voir la musique. Vaste sujet!L'ensemble musical au diapason de l'oeuvre, au service démocratique d'un compositeur libre et partageux. Edmond Russo et Shlomi Tuizer s'y sont frottés aussi. François Raffinot de même dans "Sin Arimmo". La musique tectonique inspire mouvement et ruptures d'espace-temps corporels.

— Entracte —

Oscar Bettison On the slow weather of dreams (2024)

Seconde oeuvre du programme dense et fertile de ce happening d'ouverture pour la nouvelle mouture du festival MUSICA qui prend ses marques et conquit un nouveau et vaste public jeune et actif. Du souffle, des vents et quatre voix spatiales pleine de fractures, de brisures ou de tenues irréprochables dans ce chaos organisé et fort bien conduit sous la "baguette" anticonstitutionnelle du "chef" Clark Rundel.

Et c'est avec "La carte blanche au festival Rewire" que se termine sans se clore, cette fameuse "ouverture" au monde sonore. La petite salle du Maillon transformée pour l'occasion en dance floor partageux: on y retrouve sa verticalité, "debout" face aux DJ et aux fabuleuses images projetées; hallucinante et très plasticiennes! Au programme, la figure montante du power ambient hexagonal Aho Ssan, le duo électronique queer néerlandais No Plexus, l’odyssée audiovisuelle de Ziúr en compagnie de la chanteuse Elvin Brandhi et de l’artiste visuel Sander Houtkruijer, et pour finir, la présence exceptionnelle d’un pilier des dancefloors londoniens, le DJ et producteur britannique Kode9 (aka Steve Goodman), également connu pour son travail théorique sur la « guerre sonore ».


Les Ensembles

direction | Clark Rundell
soprano | Els Mondelaers, Bauwien van der Meer
mezzo-soprano | Michaela Riener, Anna Trombetta


Asko|Schönberg  & Ensemble Klang

Asko|Schönberg & Ensemble Klang
soprano | Els Mondelaers, Bauwien van der Meer
mezzo-soprano | Michaela Riener, Anna Trombetta
hautbois | Olivia Belzuz, Bram Kreeftmeijer, Andrea Muñoz Quintana, Evert Weidner
cor | Austris Apenis, Milo Maestri, Eli Oltra, Oscar Schmidt
trompette | Arthur Kerklaan, Rutger Pereboom, Bianca Egberts, Maarten Elzinga
trombone | Anton van Houten, Koen Kaptijn, Sebastiaan Kemner, Marijn Migchielsen, alto | May Bardsley, Liesbeth Steffens, Marijke van Kooten, Hannah Donahoe
guitare basse | Jordi Carrasco Hjelm
guitare électrique | Pete Harden, Wiek Heijmans
piano | Saskia Lankhoom, Pauline Post
harpe | Astrid Haring, Carla Bos


REWIRE dans le cadre de Nord Sonore, musiques aventureuses des Pays-Bas - projet initié par et avec le soutien du Performing Arts Fund NL.
commande Musica, Gaudeamus, Musikgebouw

sur le travail d'Alban Richard
https://ccncn.eu/wp-content/uploads/2019/10/ccncaen-3w12-dossier-pedagogique-mai2021.pdf

voir: "State"
Le titre de cette création reprend celui d’une des deux partitions musicales choisies, De Staat, du musicien néerlandais Louis Andriessen. Il s’agit d’une musique qui s’inspire aussi bien du minimalisme américain des années 1960-70 que du style expressif et lyrique influencée de Stravinsky. Ajoutons comme autre source d’inspiration, le dialogue de Platon, La République dans lequel le philosophe grec propose son projet pour une société idéale. En se fondant sur ces éléments, Edmond Russo et Shlomi Tuizer construisent une chorégraphie basée sur un langage très écrit, précis et bien rythmé.
 
 
Au Maillon le 20 Septembre dans le cadre du festival MUSICA

jeudi 19 septembre 2024

Zorka Wollny "s'installe" à la Chaufferie en sons des lieux communs

 


Zorka Wollny

 La Chaufferie, galerie de la HEARen collaboration avec MUSICA

À travers ses installations et ses performances, à l’intersection de l’art contemporain, de la musique et de la mise en scène, Zorka Wollny concentre toute son attention sur la défense du « commun » dans l’espace social.


Ses œuvres prennent souvent la forme d’interventions in situ, en prise avec le contexte politique des lieux et les communautés qui les habitent. Invitée par la HEAR et Musica, l’artiste polonaise présente quelques-unes de ses dernières productions à la Chaufferie, parmi lesquelles Eviction Songs, un ensemble de nichoirs à oiseaux transformés en haut-parleurs pour dénoncer la gentrification urbaine.


La ruche aux tons clairs

C'est un univers de câbles noirs enchevêtrés comme des niches, des abris, des nids d'abeilles ou de guêpes, des suspensions curieuses qui se lovent aussi contre les murs, scotchés avec des bandes noires en étoiles Au sol, une réplique très plastique, très esthétique de ces rouleaux de fils sombres, luisants comme autant d'obstacles ou de résidus. Oeuvres parsemées dans l'espace de la Chaufferie à la HEAR. La lumière des spots renforce la force et la présence de ces sculptures étranges, sortes de bestioles aussi arachnéennes, indociles et indomptables. L'installation vu du haut de la cursive incite au songe musical d'un univers vidé de ses habitants, dépossédé de sa vie domestique. Chantier désaffecté, abandonné, réduit au vide et à l'absence, à la perte, au souvenirs de ses habitants. 


Evinction Songs à l'extérieur de la salle d'exposition distille des chants d'expulsés d'un quartier gentrifié de Berlin: à partir de nichoirs perchés en hauteur dans la cour, une petite musique de sons, frissons et bruissement sourd des cabanes à oiseaux! Des chansons d'expulsion qui résonnent comme des témoins d'un passage d'une collectivité déracinée, déplacée: un geste politique de l'artiste au regard d'une condition sociale cruelle et désespérée. Le chant comme une trace, empreinte, signe musical d'une occupation lointaine que seule la mémoire de cette récollection de chants peut réactiver.

 


Exposition du ven 20 sept au dim 6 oct
vernissage jeu 19 sept - 18h30

lundi 16 septembre 2024

"Picture a day like this" George Benjamin : une histoire de boutons dans la mercerie passe-muraille : un bouton d'or!

 


Picture a day like this George Benjamin


Opéra en un acte. Texte de Martin Crimp. En préambule au festival Musica.
Création mondiale le 5 juillet 2023 au Théâtre du Jeu de Paume à Aix-en-Provence.


Présentation

« À peine mon enfant avait-il commencé à faire des phrases complètes qu’il est mort. Je l’ai drapé dans la soie habituelle pour le brûler. J’étais en colère mais je l’ai lavé. Je l’ai lavé. Je l’ai drapé. J’ai fermé ses yeux. Mais quand les femmes sont venues le prendre – le prendre pour le brûler – je leur ai dit : “Non.” […] La terre froide, les tiges mortes des fleurs reprennent vie. Pourquoi pas mon fils ? Les femmes souriaient. L’une me conduisit tranquillement vers la fenêtre et me dit : “Trouve une personne heureuse en ce monde et prend un bouton de la manche de son vêtement. Fais-le avant la nuit et ton enfant vivra.” Puis elle me donna cette page, arrachée d’un vieux livre. “Elle t’indiquera où chercher et qui interroger. Une personne heureuse, rien qu’une. Tu as jusqu’à la nuit.” »

Le compositeur George Benjamin et le dramaturge Martin Crimp ont marqué l’histoire récente de l’opéra avec la création triomphale en 2012 de Written on Skin, présenté depuis dans le monde entier. Après deux œuvres « grand format », ils ont souhaité renouer pour leur quatrième opus avec la souplesse expressive de l’opéra de chambre. Nourri par diverses traditions littéraires et philosophiques, Picture a day like this est une fable initiatique sur la nature humaine, racontée au fil d’une mosaïque narrative et musicale aux couleurs changeantes. Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma en signent une mise en scène bouleversante, à la frontière entre réalisme et onirisme. Un concentré d’émotion pure, confié à Alphonse Cemin, fin connaisseur de la musique de Benjamin.


Laisse le bouton, prends la fermeture éclair... 

C'est déjà une atmosphère scénique, une scénographie très plasticienne qui se dévoile: jeu de miroirs et déformations mécaniques des images, des corps qui arrivent sur scène et se démultiplient en une savante chorégraphie. Enchantement très séducteur comme toute cette courte oeuvre qui se profile. Une femme pose l'intrigue dans une langue anglaise délicate et fine dont toutes les paroles sont intelligibles. Un sort fabuleux et fantastique qui va la conduire à passer à travers le miroir de tableau en tableau. En quête de l'impossible: redonner vie à son fils...grâce à l'obtention d'un "bouton" de costume ou de manchette!Absurde situation, surréaliste mais qui ne semble pas l'affoler. 


La voici donc en recherche, rencontrant moultes protagonistes pour tenter de gagner ce pari invraisemblable. Une épreuve, un défi? Un couple d'amoureux alanguis, fort beaux corps canoniques, échangistes et partageux sera sa première étape, son premier bivouac sur ce chemin de croix singulier.Sa première halte sur ce sentier parsemé d'embuches.Un conseil: "prends plutôt la fermeture éclair que le bouton" de leurs vêtements épars.Tout est dit! Et la voici à la rencontre de cet artisan, fabricant de boutons, orfèvre en la matière. Le fabricant de ces "perles" qui comme pour la haute couture est gage de beauté, rareté et excellence. Mais pas de bouton en vue dans cette récolte impossible et ce chalenge hurluberlu et fantaisiste. Les étapes se succèdent, rencontres d'une passe-muraille qui franchit les espaces changeants où elle traverse ses élucubrations dantesques. La chanteuse, sobre et concentrée navigue dans cet océan de folie concertée avec grâce et aisance. La voix est douce, linéaire sans accents tectoniques.Ema Nikolovska y habite un personnage pertinent et attachant. La plus folle et belle rencontre: celle avec Zabelle, suite à ses déboires avec un collectionneur entreprenant et une compositrice affolée. La scénographie appuie le fantastique avec l'apparition, issues des cintres, de coraux, méduses ou autres bestioles marines fabuleuses. Dans des tonalités de couleurs orangées, rosées, chaleureuses, cette sirène incongrue procure douceur et bienveillance. Un tableau plastique de toute beauté pour magnifier le jeu de Nikola Hillebrand. Voix magnétique, enrobante, enjôleuse et attractives résonances séductrices et sensuelles du timbre et des hauteurs. Un rôle sur mesure pour cette cantatrice étonnante. Les costumes faisant le reste, les lumières réverbérant les effets de miroir, de transparences. Une mise en scène signée Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma très fouillée et esthétique pour valoriser ce capital musical atonique de George Benjamin auréolé des textes de Martin Crimp.Tout ici concourt à une efficacité musicale sous la baguette de Alphonse Cemin pour l'Orchestre Philarmonique de Strasbourg. Un opus bref et séduisant où l'intrigue, narration pleine de simplicité en fait un bijou singulier, un vêtement bien conçu et "boutonné" comme il se doit, seyant et ajouté à point nommé.


photos klara Beck

Distribution

Direction musicale Alphonse Cemin Mise en scène, décors, lumières, dramaturgie Daniel Jeanneteau, Marie-Christine Soma Costumes Marie La Rocca Vidéo Hicham Berrada

Les Artistes La Femme Ema Nikolovska Zabelle Nikola Hillebrand L’Amante, la Compositrice Beate Mordal L’Amant, l’Assistant Cameron Shahbazi L’Artisan, le Collectionneur John Brancy Orchestre philharmonique de Strasbourg