vendredi 22 novembre 2024

"Le Ring de Katharsy" d' Alice Laloy: Big Brother les manipule. Play time pour pions virtuels capturés.

 


Dans cette partition pour une cheffe d’orchestre, deux chanteurs-acteurs, six circassiens acrobates et danseurs, la metteuse en scène Alice Laloy convoque plusieurs arts au plateau pour créer un dispositif scénique à grande échelle. Plus qu’un spectacle, c’est un tournoi en trois manches avec des « joueurs » prêts à tout pour gagner, leurs « avatars » dotés de plusieurs vies, des « supporters » qui encouragent sur commande grâce à un prompteur où tout est écrit à l’avance. Et aux manettes de ce système de corps-objets-machines dystopique ? Katharsy, entité globale et virtuelle qui se joue des limites du réel et du vivant. Sur le ring on chante, on danse, on s’ébat et on se convainc que les gagnants ne sont pas déjà désignés.

Des personnages en fond de scène, assis semblent se regonflés à vue: tout de gris affublés de collants seyants dans un décor lui aussi grisonnant. Comme au bon vieux temps de la télévision en noir et blanc.  L'écran est celui du plateau, immense où va se jouer une longue séquence, celle des ébats télécommandés par deux tyrans tortionnaire, dictateurs de gestes. Les personnages évoluent sous les ordres et la dictée de ces supporters farouches qui maintiennent un climat de tension, d’obéissance, de soumission vis à vis de leurs comportements. D'abord consignes de jeu, d'attitudes diverses, puis de verbes d'action. Les curieux zombies de service s'adonnant à cette servitude avec consentement et sentiment d'être livrés à un esclavagisme non dissimulé. Cet sorte de "Métropolis" expressionniste est fascinant, sidérant et les robots évoluant ainsi sans désobéissance civile, plein de souplesse circassienne, de performances dansées très réjouissantes. Une bataille de vêtements lors du black friday les force à se soumettre à la loi de cette machinerie de science fiction. Le décor, lui-même évoquant ce monde virtuel insaisissable.Ces créatures guidées par le chant d'une figure gigantesque, cantatrice, chanteuse enrobant le tout de ses mélodies incitant à l'ordre. Domptées par deux organisateurs tyranniques, manipulateurs sans vergogne.Un dressage sans libre arbitre où les accessoires de torture tombent des cintres: chaises, table et tabouret comme objets à surmonter. Deux décompteurs  de performances stressent l'ambiance déjà tendue par une musique omniprésente, hystérique et entêtante. Beaucoup de souffle, d'imagination dans ce spectacle très visuel où pas un mot intelligible ne sort de ces corps confrontés à une chorégraphie drastique et sans appel. Alice Laloy comme un Big Brother saturant les esprits comme aux commandes d'instruments manipulables et dignes d'une dictature pasolinienne: on pense à "Salo" et ses victimes dans une atmosphère tout de gris. Au final c'est une immense toile mauve qui s'abat sur ce petit monde magnétique et recouvre comme un linceul les ignominies de ces barbares sans âmes.

Au TNS jusqu'au 29 Novembre

"Antigone in the Amazon" : le jeu de Milo Rau: super banco gagnant! Colère et rugueuse revendication "très imagée".

 


Avec Antigone in the Amazon, Milo Rau croise un mythe antique et la brutale réalité d’un combat contemporain au Brésil. En collaboration avec des habitant·es et des artistes locaux, il met en scène la révolte d’une Antigone du XXIe siècle, sur les lieux-mêmes où dix-neuf ouvriers agricoles ont été assassinés par la police militaire en 1996. Là où 10 % de la population possèdent 80 % du sol, le Mouvement des sans-terre (MST) se mobilise contre une tyrannie économique soutenue par l’État. Sur un plateau recouvert de terre, l’esprit de lutte et les émotions prennent forme, tandis qu’à l’écran les activistes, tel un chœur politique d’aujourd’hui, commentent l’action qui se déploie sur scène entre Créon, Antigone, son fiancé Hémon et Eurydice. Par la force des images, la présence des corps et la puissance évocatrice des mots, Milo Rau donne une forme inimitable à la révolte. Face à l’exploitation à outrance des ressources naturelles, l’oppression des populations et la violence du pouvoir, le récit antique donne forme au soulèvement pour un changement global. 

Grand moment d'émotion vive au Maillon à l'occasion de la venue de ce spectacle "militant", dénonciateur des "monstruosités" faites au peuple brésilien par la dictature au pouvoir. Eloge à la terre nourricière pour démarrer cette ode à la fraternité et solidarité internationale. Cette terre qui appartient à tous sauf ceux qui en prennent soin. Terre qui jonche le plateau, terre battue comme ces militants de MST qui rejouent les scènes hyper violentes de tuerie collective. On y croit de façon saisissante à ces images projetées sur un écran à trois facettes qui témoignent des atrocités faite à une humanité en colère. Colère et prise de paroles, de positions durant quasi deux heures. Antigone et son mythe comme pré-texte et fondement de la narration. Film enlacé dans les mouvements des corps des comédiens, en osmose sidérante. Immédiateté et imminence, urgences de ces icônes mouvantes, en couleurs crues ou grises, glauques. Les circulations des images à l'écran à celle des personnages est synchrone étonnamment justes, cadencées, séquencées pour une narration en direct.Une rare qualité d'adéquation entre écrans surdimensionnés et petitesse des êtres  humains, au sol rivés. Alors que les monstres guerriers crèvent les trois écrans et semblent piétiner leurs pairs sur terre battue.


Quatre personnages se partagent cette dure tache de remplir l'espace, la lumière. Un récit à quatre voix, en portugais, brésilien, néerlandais que l'on suit des yeux grâce au surtitrage.La tension est grande mais également la "douceur" des propos et du ton d'Antigone, ici petit personnage à la longue chevelure hirsute. Il y a beaucoup d'empathie avec chacune des quatre feuilles de ce trèfle, porte bonheur de cette lutte permanente.On y suit les péripéties de cette famille déchirée par le destin, la fatalité. Mais le moral demeure, façonné par l'authenticité du jeu des comédiens. Un musicien entretient à la guitare une certaine sérénité salvatrice. 


Le combat est juste, urgent, incessant et le film qui nous éclaire sur les agissements oppressants et criminels de l'armée au pouvoir est saisissant. Cruauté, séquences terrifiantes de meurtres et d'agressions physiques, soulèvement et révolte des protagonistes de la rébellion en marche. Témoignage, récit et action débordante de vérité pour ces scènes de violence éprouvantes. On y croit sans leurre, les acteurs se fondant simultanément dans les images. Entre fiction et réalité, cette épopée loin d'être picaresque ou anecdotique demeure dans les corps et les esprits, travaillant sur la mémoire, le partage de l'indicible, du chant du choeur grec qui fait front. Choeur qui bat fédère une énergie combattive et charismatique. Choeur, atout de cette population en soulèvement permanent, jamais hors sol. Alors l'émotion nous prend et fait bouger une conscience vive, partagée. 


La colère comme flambeau, témoin d'horreurs que nous révèle Milo Rau et toute son équipe, forte de solidarité, de communion, en compagnie solide et indéfectible. Un rituel politique et militant de toute beauté féroce et irrévocable panorama de la bêtise humaine. Un panel vivant et jamais "spectaculaire" des aberrations économico-géo-politiques, manifeste sans fard ni concession pour la liberté.


Créateur : Christophe Raynaud de Lage Crédits : Christophe Raynaud de Lage
 
Au Maillon STRASBOURG les 21 et 22 Novembre 2024 dans le cadre de "10 jours avec Milo Rau"

jeudi 21 novembre 2024

Alessandro Bernardeschi & Mauro Paccagnella (Wooshing Machine): "Closing party: arrivederci e grazie": kinémato-chorégraphie!

 


Closing Party (arrivederci e grazie)

Comme souvent dans l’univers de la Cie Wooshing Machine, les quinquagénaires Alessandro Bernardeschi et Mauro Paccagnella revêtent perruques et micros pour entonner des airs populaires. De Simon & Garfunkel à Nina Simone, en passant par Marianne Faithfull, le duo déploie son goût du jeu en parallèle des fêlures qui les habitent. Après Happy Hour et El pueblo unido jamás será vencido, ils concluent leur Trilogie de la mémoire avec Closing Party (arrivederci e grazie). Un bal de clôture sans paillettes, absurde et ironique, traversant la fin des utopies dans le même costume noir et barbe de trois jours. Ce passage en revue des souvenirs intimes, mêlés à l’histoire collective, prend corps dans une nostalgie joyeuse. Leur nonchalance naturelle n’enlève rien à leurs qualités de danseurs assumant de vieillir en clowns désabusés, en valse d’adieux reportés. Une dernière danse, front contre front, affranchie de la pression de la performance, entièrement tournée vers l’émotion et le plaisir – partagé – du mouvement.


Ils adorent le cinéma et cela fait partie intégrante de leur culture chorégraphique: de l'imitation des grands titres de films de référence, au décor en noir et blanc scintillant comme sur la pellicule d'antan, ils se régalent. Ce duo intime et séduisant fabrique de la tendresse, du bonheur autant que de la nostalgie. Duel, joute, tête à tête, toujours dans la grâce et le respect de l'autre. En costume noir, chemise, pantalon et chaussures vernies, affublés de perruques bien noir-charbon anthracite pour dissimuler calvitie ou tonsure des années passées, ils disjonctent joyeusement. Couple complice ils dansent sur des morceaux de musique de choix qu'ils ont chéris autrefois et s'adonnent au pur plaisir de danser, de divaguer dans l'espace. Soudain c'est Pasolini et ses multiples visages d'acteurs fétiches qui apparait; un jeune danseur bien chevelu qui leur ressemble avec en plus la vélocité et l'aisance qu'ils ont mis de coté, virevolte à l'envi. Image fugitive et fugace de la jeunesse emportée par les années. La perte, l'usure en moins pour un solo vif et plein de fièvre.  Jeune trublion comme l'ange de "Théorème" pour référence... Renverser un chorégraphe conceptuel dans un rêve éveillé, rire de tout et de rien, décontractés, bon enfants.Des portés majestueux en cygnes noirs comme autant de références-mémoire de la Danse incarnée.Duo en miroir souvent, genoux fléchis, bras enrobant, désarticulés ils évoluent dignement sans fard ni falbala. Les épaules relax, détendues, mouvantes, les regards croisés et malicieux, la parole vive et bien enracinée dans les corps. Quelques blagues inachevées sur le bout des lèvres qui se terminent en fou rire pour impressionner son partenaire de scène.Que voilà bien du charme avant ces adieux pas pathétiques, plein de soleil de la langue italienne qu'ils manient dans la jouissance du partage; depuis bien longtemps sur le plateau de la danse depuis leurs ébats et débuts au Théâtre de la Bastille ou Jean-Pierre Timbaud du temps des Sagna et Jean Marc Adolphe! A bon entendeur, salut!

Essorer en machine tambour battant cette danse de mémoire vive et les couleurs ne s'altèrent pas!

A Pole Sud le 20 Novembre