lundi 22 octobre 2018

"Décalé" Batsheva The Young Ensemble Ohad Naharin : une "Décadance" enjouée !


Avec Décalé [alias Decal’e], le chorégraphe Ohad Naharin livre une pièce dynamique, pour seize à dix-huit danseurs. Version courte de DecadanceDécalé en est aussi la version jeune public. Directeur artistique de la Batsheva Dance Company depuis 1990, le chorégraphe israélien Ohad Naharin a depuis lors conçu nombre de spectacles pour la compagnie. Créé pour la Batsheva Dance Company – Young Ensemble, la compagnie junior, Decadancefonctionne comme un moment de synthèse et d’exultation. Un exercice de style et d’excellence, composé à partir de différents moments d’autres spectacles d’Ohad Naharin. Sur des musiques rythmées et très variées, la souplesse des danseurs est mise à l’épreuve de la scène. Version jeune public (dès six ans) Décalé fonctionne sur le même principe. Pédagogie de haute volée, pour les interprètes comme pour les publics, Décalé offre un spectacle vitaminé ; une friandise à déguster en famille.



Ils sont jeunes et plein d’allant, de verve, d'énergie et servent à merveille cette version légèrement "décalée" du chef d'oeuvre de Mr Gaga !
C'est seul sur la scène, feignant un échauffement que débute le show, alors que le public, jeune, s'installe dans la Salle Gémier, à "potron minet": il est 10 h du matin et l'on s'étire mentalement avec lui, alors que plus sérieusement, il danse déjà "gaga" au vu et au su de tout le monde tout "feux allumés"!
Un démarrage original pour ces précieux instants que nous passerons en "bonne compagnie", quelques instants plus tard.
Alors survient le phénomène de cette danse peuplée de gestes incongrus, immodérés, insoupçonnés de notre propre vision du mouvement.
Illusion, leurre ou magie, on retient son souffle après quelques consignes émisses par des voix off: surtout, les jeunes, "éteindre votre portable", nomophobie oblige, pour mieux l'étreindre à la sortie, s'en libérer et regarder, écouter la danse démantibulée de ces corps jetés à corps perdus dans un marathon savant de poses débridées, désarticulées.
C'est une pantomime d'automates désarticulés, de pantins agiles, de robots dociles, savants circassiens de la danse contemporaine qui s'agitent, fébriles devant nous. Déséquilibrés, fous de danse, gaga de voltes face, de distorsions et de malice aussi. Car loin d'être des bêtes dressées à un style, voici des interprètes galvanisés par un orpailleur des personnalités qui savent se fondre dans un unisson, autant que se singulariser dans de courts solos où on évalue largement leurs capacités identitaires!
De la danse, telle qu'on en rêve, fougueuse, inventive, ébouriffante, réglée pour un final remarquable où sur des chaises instables, chacun va de sa chute, de sa glissade en gestes , ricochets à l'appui où le trouble est semé.
De noir vêtus, les voilà, ravis, emballés qui à leur tour passent et distribuent leur passion de la danse, au public, conquis, médusé, séduit par cette contagion joyeuse du geste réinventé en toute fantaisie, en toute "jeunesse" confié à des êtres d'exception.
La passation est salutaire et réussie, les jeunes "gaga" sont au diapason de cette hystérie contenue, heureuse et porteuse de bonnes nouvelles explosives, éruptives.
Pour preuve de savoir être ensemble, les danseurs invitent le public à les rejoindre sur le plateau, lors de duos simples et faciles pour le bonheur de tous: c'est touchant et émouvant, la dernière image comme celle d'un couple enlacé, vivant les premiers instants d'un raprochement amoureux, au bal !

Au Théâtre National de la Danse Chaillot jusqu'au 21 Octobre
"Tous Gaga" !

"Verklarte Nacht": A.T.De Keersmaeker : esquives et esquisses des amants.


L’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker compte peu d’incursions dans le répertoire romantique tardif, dont La Nuit transfigurée d’Arnold Schoenberg est l’un des monuments. Créée en 1995 pour un ensemble, cette reconstruction procède d’une réduction, concentrant la structure dramatique du poème en un duo passionnel d’où ressortent les lignes narratives et les modulations expressives.

Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) est une composition pour cordes d’Arnold Schoenberg datant de la fin de l’époque romantique (1899). Schoenberg s’inspire d’un poème de Richard Dehmel à propos d’une femme qui avoue à son amant être enceinte d’un autre homme. La tonalité tragique du poème résonne dans le son persistant des cordes, tantôt chargées d’une lourde passion, tantôt aussi subtiles qu’une voix timide, en empathie apparente avec le supplice du protagoniste. La chorégraphie originale a été conçue comme une pièce d’ensemble en 1995, à l’occasion d’une soirée spécialement consacrée à Arnold Schoenberg à l’Opéra de Bruxelles De Munt / La Monnaie. Réécrite par la suite pour un duo, la pièce voit ses aspects narratif et musical ramenés au premier plan. Les crescendos et diminuendos expressifs nous orientent à travers les événements dramatiques, en écho au flux d’émotions sans cesse modulé. Une histoire d’amour romantique dépourvue de complexes, éclairée par la lumière blafarde d’une nuit transfigurée.
Un duo d'une sensualité confondante où la femme, tantôt tendre, tantôt animée d'une violente passion, frôle ou étreint son partenaire, l'homme docile ou indifférent, porteur de ses affects et mouvements fulgurants.
Elle touche ici au sublime avec sa robe rose, à peine ouverte, ses cheveux blonds, ses expressions sensibles, dosées à la perfection.
Samantha van Wissen, habitée par la fougue et le talent inhérent aux danseurs de la compagnie, se révèle une amante docile et romantique, animée de la gestuelle lyrique si chère à la chorégraphe. Spirales enroulées, fulgurances des chutes et des relevés, passion de ses étreintes et portés en cascades où le couple s'attrape, se repousse, s'aime à foison sur la musique ascendante de Schoenberg...C'est d'une beauté fascinante et l'empathie gagne en intensité tout au long de cette "nouvelle", pièce courte de 40 minutes, où fugue, échappées belles, esquisses dans l'espace et esquives tracent des mouvances de rémanences optiques incroyables.
L'homme et la femme se poursuivent, s'attrapent, se rejettent ou fusionnels, s'enflamment dans des portés flamboyants .
L'aspect cinématographique de ce plan séquence ininterrompu est sidérant, les courses et poursuites dignes d'une échappée musicale virtuose, les arrêts sur image baignent dans le suspens, et la narration imperceptible des corps, raconte l'attirance, l'attraction de ses amants de l'impossible où les corps se frôlent et s'inventent des territoires inconnus.
Une performance qui laisse rêveur le temps du déroulement de cette petite odyssée du désir, si chère à nos imaginaires en quête d'émotion, de sobriété et de "compassion"
La délicatesse, la rareté des gestes calculés au millimètre près, bercent dans une atmosphère tendue, sur le fil des sensations qui se déversent peu à peu dans cet écrin musical passionné!

A l'Espace Cardin jusqu'au 24 Octobre
Dans le cadre du Festival d'Automne: "portrait de A.T.De Keersmaeker" en collaboration avec le Théâtre de la Ville


mercredi 17 octobre 2018

"At the still point of the turning world" :emportée par la foule, par des fils d'aplomb !


"Au point des quiétudes du monde"

À la croisée de la marionnette et de la danse, la nouvelle création de Renaud Herbin prend pour titre un vers de T.S. Eliot. Sur scène, un quatuor agit à la lisière d’une foule suspendue, des marionnettes à longs fils stockées dans leur sac. Un paysage où les êtres sont en attente d’un devenir qu’ils ne maîtrisent pas. Cette masse ondulante telle une vague, enveloppe les interprètes en un seul et même corps. Les échelles se percutent : des entités miniatures composent un organisme géant, tandis qu’une marionnette d’environ un mètre tient tête aux interprètes.
Avec la complicité de la danseuse et chorégraphe Julie Nioche, la chanteuse et compositrice Sir Alice et le marionnetiste Aitor Sanz Juanes.



Tout débute par la présentation précieuse et respectueuse d'une marionnette, petit être fragile, osseux, squelette nu, dépourvu de ses entrailles
Fondu au noir pour découvrir un tapis de petits sacs clairs, couleur farine, en suspension grâce à un filet tendu : et c'est sans filet qu'une danseuse s'approche de dos de ce dispositif plastique étonnant, petite foule qui va s'animer, grouillante grâce à la manipulation à vue de deux hommes en noir, sur les côtés. Mille et un petits poids qui bruissent, enflent, se soulèvent comme une vague, une marée où va se glisser la danseuse.
Ca respire comme des poumons flottants dans une cage thoracique!
Elle se fraye un chemin, bascule, emportée par ce parterre qui flotte et s'élève, comme dans un flux et reflux, sacs et ressacs maritime....Comme de petites bestioles, ou des guerriers qui se déplacent sous l'effet du vent.
Ou une balançoire , un hamac qui bascule à l'envi.
Alors que les manipulateurs dansent, accompagnant ses mouvements lents, gracieux, fantomatiques.Poids, contrepoids pour cette ode à la mouvance!Ecume dans un bain moussant de jouvence où la danseuse se laisse ravir, emporter, submerger.
Comme dans "Nelken" de Pina Bausch, les objets sous foulés, respectés, promus au rang de partenaires bienveillants.
Puis la marionnette réapparaît pour un duo très "charnel" jeu de poids et de contact, danse proche des corps, épousant forme et respirations.
Les quatre habitants de cette planète singulière traversent ce rideau comme des harpistes frôlant les cordes du dispositif. Périlleux exercice de précision, de doigté, de respect de l'espace cinétique à conquérir ou apprivoiser !
Transformation aussi en grotte de stalactites pour une archéologie, une spéléologie de l'espace où le corps de la danseuse s'abrite, se love et vit d'une douce énergie
Les parois de petits sacs faisant office d'écrin, de boite magique. De petits pingouins sur la banquise, manchots attendrissants, groupés dans la fraternité du monde mouvant de cette foule bruissante.
C'est beau et l'émotion berce ce spectacle plastique, animé par l'énergie des corps avec grâce, volupté et plaisir partagé!
Une réussite signée de grands artisans du geste, du son, du déséquilibre. Un poème à l'horizon d'un monde imaginaire riche et plus que séduisant.

Au TJP jusqu'au 21 Octobre