jeudi 17 janvier 2019

"Winterreise" : marche et déroute, errance et bivouac pour Lieder recyclés.

Présenté avec l'Orchestre philharmonique de Strasbourg.
Avancer ou tourner en rond, chercher ou attendre – que vit un homme en fuite ? Afin de questionner l’errance des migrants, Kornél Mundruczó s’approprie la relecture musicale par Hans Zender du célèbre cycle de Franz Schubert.
Primé à Cannes pour ses longs métrages, l’artiste tisse ici un lien subtil entre la musique, le jeu et des images filmées dans un camp de réfugiés en Hongrie. Pour dire l’impasse existentielle d’hommes anonymes, il nous convie, avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg dirigé par Thierry Fischer, à une forme de ciné-concert théâtral résolument ancrée dans le présent.

Un vieux canapé défoncé, abandonné, de la neige et une cuvette de wc, voici le décor campé pour ces "winter reise" inédits: sur la route, en chemin, apparaît le vagabond, sdf des temps modernes, errance au poing. Le son des pas dans la neige et dans le silence comme ouverture pour ce concert. Les cordes pincées, puis une guitare, puis les flûtes et la mélodie se glisse dans cette mise en scène de la misère, du désarroi, de l'abandon. Le chanteur,Janos Szemenyei,entouré des images photos ou vidéo projetées sur l'écran en fond de scène se fond dans le décor mouvant.Scènes de la vie quotidiennes dans un foyer de réfugiés ou d’accueil. Au seuil d'une maison rêvée, morcelée, il chante, exprime sa solitude, le froid, la mélancolie..Un accordéon, le piano du pauvre , s’immisce dans dans l'orchestre et crée une ambiance triste et mélancolique, nostalgique. Les espaces projetés, vides auparavant, se peuplent d'individus anonyme, étrangers, habitants de ces lieux transparents, sans âme ni identité: ils leurs ressemble.Refuge de ses pensées, abri de sa tristesse, de son impression de froidure, de vacuité. Notre vagabond se lave, vit sa vie de nomade, de déraciné, de déplacé au sein d'un exil forcé. Séquence du repas où il ouvre une boite de conserve, tandis que des images de ses pairs montrent une cantine peuplée d'étrangers aux regards effacés; divisé en 12 ou 48 images qui reproduisent le même thème, l'écran accompagne notre anti héros avec une certaine efficacité. Visages rapprochés, assoupis, endormis...


Histoire et visages d'hommes pour l'essentiel de cette cavale accompagnée de figurants virtuels!Le comédien-chanteur bégaie sur un texte de livre offert à son usage, annone en mauvais allemand quelques mots des textes de référence.Décalé de la mélodie, les propos sont triviaux, simples, accessibles. Les chats peuplent ce no mans'land...Avec une couverture rouge comme partenaire fantasmée, il rêve et se projette, nous regarde à travers ces 48 paires d'yeux reproduites, qui clignotent et produisent un bel effet cinétique à la J.R. Un policier intervient pour réclamer les papiers de ce sans domicile fixe, sur les chemins, la route, les sentiers qui se révèlent  non battus par cette réécriture dramatique. Et musicale, il va de soi: sans concession au romantisme, à l'académisme de Schubert Il fait froid dans cet univers dépouillé, vacant, cette atmosphère de rupture, de fuite entamée sur les chemins de l'inconnu.Chemins de traverses, marche et démarche. Des coups de revolver en image pour terminer le voyage vers nulle part, des portraits d'homme qui simule le geste ultime du suicide. Gros plans démultipliés sur la misère du monde.Une masse d'homme déferle dans un couloir, s'y entasse et interroge notre chanteur, virtuellement. Les correspondances entre textes et images font mouche.
Schubert ne renierait sans doute pas cette fine réadaptation sémantique et musicale d'une oeuvre phare de référence dans l'histoire du Lied!
Et l'orchestre philharmonique d'embrasser ce défit avec conviction et justesse !

Au Maiilon Wacken jusqu'au 18 Janvier

Musique Schubert’s Winterreise de Hans Zender, mise en scène Kornél Mundruczó, Proton Theatre, direction Thierry Fischer, présenté avec l’Orchestre philarmonique de Strasbourg.



"The Falling Stardust" d' Amala Dianor : poussières d'étoiles dans la voie lactée.


  • « Des entrechats qui s’entrechoquent », selon Amala Dianor : C’est cela The Falling Stardust. Le chorégraphe réunit neuf interprètes aux fortes personnalités : danseurs virtuoses issus de différents horizons, du classique au hip-hop.
"Oscillant de l’empreinte d’un style à l’autre, cette constellation éphémère distille ses sensations dans l’espace musical, réagissant aux frissons de l’aventure. Une pièce mêlant force et fragilité, doute et conviction envers le défi renouvelé d’une danse ouverte et partagée."
 Poussières entre la terre d'où vient Amala et l'éther, l'air, le ciel étoilé de la danse classique !

Le flyer en dit long: un danseur , noir, Roi Soleil trône dans un environnement de palais doré, foyer de la danse dans un théâtre napoléonien: chaussé de pointes roses, alors que derrière lui, une danseuse déploie une longue robe blanche en arabesque! 
Que va donc "subir" le langage classique au regard de cet appel à voir les codes autrement?
Venir de la terre et s'élever en faisant de la poussière, d'étoiles ! Tel serait en résumé l'inspiration du chorégraphe en longue résidence, artiste associé, à Pôle Sud.Déplacer les codes, s'inspirer d'un autre vocabulaire en composant des syntaxes décalées.
Les outils sont là, les instruments, corps dansants vont se plier à ses exigences techniques .

Qu'en est-il donc de la "constellation du cygne"? ..Puisqu'il sera question d'étoile, d'emblée la lecture de la pièce oscille vers une évocation du cosmos, d'une galaxie où trône au dessus d'un petit groupe de danseurs, une structure surdimensionnée, sorte de vaisseau inter planétaire, spatial, qui protège, couvre de ses immenses tentacules, ce microcosme bruissant. De ce cocon puissant emergent les mouvements fluides et coulants de neuf danseurs, alors qu'au dessus d'eux gronde sons et bruitages, comme sur un tarmac vrombissant du souffle d'une machinerie de science fiction. Vêtus de noir, sorte de seconde peau ajourée, tatouée, laissant se dévoiler les formes des corps, juste au corps seyants, pour chacun différent. Chaussettes ou nu pieds pour mieux tracer et glisser au sol, dessiner dans l(espace des volutes, tours et ronds de jambes gracieux, fébriles L'écriture de Amala Dianor se révèle très "contemporaine", inspirée du langage classique de façon tenue, embrassant les espaces de cette férocité rapace du dévoreur de souffle qu'est l'interprète "classique".Le groupe se fait et se défait à l'envi, tisse, trame et chaine en de savantes figures en alternance où chacun se fraie son chemin. Tableau aérien, fluide où se tricote à l'endroit, à l'envers, le tissu, la matière de la danse: on songe à Forsythe, démiurge du genre qui détricote la syntaxe des déplacements avec brio, surprise et tracés fulgurants. 
La lumière sculpte les corps, le chorégraphe pétrit les formes qui se lovent, se plient, arcs-boutants, pour évoquer ce noyau de vie, charnière d'énergie à la lisière de l'indicible.
Comme d'un bouquet,d' une vasque, d'un choeur d'un végétal hybride, émergent les membres transfigurés des danseurs. Statue mouvante, méduse, polypode gracieux, la créature plastique s'ébranle, éclate comme un météorite lancé, projeté dans l'espace. Electrons libres délivrés de la pesanteur, entre terre et éther, les danseurs sont catapultés littéralement de leur cocon intime. Tandis que la sculpture fractale , cristal limpide ajouré de néon, veille, toit du monde sur  cette communauté fébrile. Des courses folles sillonnent le plateau, marqué par les ombres de ce monstre céleste suspendu aux cieux.Des alignements s'intercalent, chassés croisés, entrelacs savants de corps échevelés.Gestes étirés, allongés, dans une énergie de velours, en dehors "classiques" se profilent et prennent le dessus dans l'écriture gestuelle. Bras en couronnes ou corbeille, beaux pliés, fouettés, battus, manèges  insérés comme ponctuation des gestes: cela fonctionne à merveille, surprend, déroute et séduit par la qualité de l'énergie qui en sourd.
On ne se questionne plus sur l'essence du mouvement, ce glissement progressif du plaisir d'évoluer tout style confondu. Y compris, droit à la chute ! Des emprunts, des citations ne sont pas le registre ici convoqué: il s'agit simplement d'épouser, de correspondre à un climat, une ambiance dénuée de narration: seul le récit inscrit dans les corps conte quelques "aventures", quelques bribes d'histoires plurielle inscrite dans chacun des interprètes.Avec une grande maîtrise, Amala Dianor signe ici une pièce singulière, juste en résonance avec un univers musical, celui de Awir Léon,tantôt symphonique et ample, tantôt réduit au souffle ou à la percussion électro-acoustique.Il tricote, entrecroise les matériaux de la danse, lumières, sons, espace, corps en tension-détente et brode une toile veloutée sensuelle, visuellement ébouriffante au regard de la danse, vivante. Envolées spatiales diffractées, amplitude des gestes qui s'allongent, s'étirent à l'envi, caresses de l'espace, solides appuis d'aplomb , cinquième position de référence qui s'avère si esthétique quand elle n'est pas "caricature" de posture apprise !
De beaux alignements mouvants, épine dorsale qui se tord, invite à des métamorphoses multiples, révèlent  des figures de groupe qui se transforment et hypnotisent. Dos, échancrures, sculptures en ronde bosse en émergent. Les costumes, la scénographie et l'espace signés, Clément Lebras sont en osmose directe avec l'atmosphère, l'univers d'Amala Dianor
Ce dernier nous révèle la richesse plastique d'un vocabulaire qui se plie sans rompre au délié de la signature très contemporaine du chorégraphe, auteur ici d'un petit manifeste à l'usage des curieux , fans et férus de découvertes, friands de décalages: torsion, volutes, arabesque, détirés, modelage des corps, tout un abécédaire qui compose avec des outils bien huilés, rodés, un langage singulier, unique. Des soubresauts du hip-hop, des saccades et engrenages tectoniques d'autres univers gestuels, il fait un beau patchwork insolite et jamais ne cede à la démonstration ni au "cour de danse" virtuose.
Il faut avouer que les interprètes qui portent cette griffe, cette marque de" fabrique" se lovent et filtrent de leur singularité, cette volonté de métamorphoser les signes cabalistiques du "classique"
Citons tout particulièrement Keyla Ramos, habitée par la grâce de détirés inouïs, d'énergie cosmique saisissante! 
Une plongée intergalactique dans la voie lactée, chevauchée fantastique à travers le temps, l'espace, magnifiée par métronome et composition savante dun chorégraphe à l'écoute de ceux qui façonnent la danse d'aujourd'hui: les interprètes !

Soulignons ici le compagnonnage fidèle de Pôle Sud permettant à cet "artiste associé" de déployer dans le temps expérience et réflexion, essaie et "coup de maitre" dans le respect et la connaissance approfondie de la "profession" danse,  du  métier du danseur.
Chapeau à l'équipe et à son chef de bord, Joelle Smadja, pilote , capitaine au long cours dont la boussole semble ne jamais égarer le navire ni perdre de vue le cap de l'excellence et de la modestie, du partage, de la rencontre, de l'adhésion aux courants de la danse d'aujourd'hui ! Toujours dans l'intelligence, l'inter-ligere , relier les uns aux autres.

Au Théâtre de Hautepierre jusqu'au 18 Janvier

mercredi 16 janvier 2019

"I am Europe": et vous ? United Colors of "désintégration" ! Diverses citées utopiques en audio guide!


L’auteur et metteur en scène Falk Richter réunit huit femmes et hommes européens – performeurs, acteurs, danseurs – qui proviennent de différents pays, pour écrire I am Europe. Il interroge l’état émotionnel dans lequel se trouve l’Europe aujourd’hui par le prisme du vécu des interprètes, leurs expériences, mais aussi les histoires de leurs parents. Dans ce spectacle qui mêle théâtre, danse, vidéo et musique, une génération s’interroge sur les bouleversements politiques et idéologiques qui secouent l’Union européenne. De quel monde venons-nous et dans quel état voulons-nous le transmettre ?

Etat de siège pour assises européennes: où le théâtre documentaire est né !

D'emblée, le plateau recouvert d'un tapis vert, quelques écrans vidéo perchés sur de longues tiges comme du mobilier-sculpture design, s'anime et surgissent des aveux de huit jeunes gens, des slogans et définitions déferlantes du genre "Europe". Poésie, rage, vociférations s’additionnent pour donner le ton: on va se soulever ici, se déplacer, ébranler les structures et fondements convenus, les murs porteurs des édifices politiquement corrects. Et ce à grand recours de logique banalisée, de termes porteurs de messages survoltés ou à l'encontre de la bienséance. 



Des points de vue, qui valent le déplacement, qui méritent d'être pris en compte et de faire ici l'objet d'un nouveau "théâtre documentaire, très fourni en révélations, témoignages du vécu des jeunes face à cette Europe, fantôme, mythe ou réalité, à vous de choisir votre place, votre plongée ou contre-plongée dans ce melting pot de "potes", europouding joyeux et grave à la fois.

Ils sont quatre femmes, quatre hommes, jeunes aux provenances et destinées variées, contrastées , venus de tous les horizons d'une Europe fabriquée au long des années et de l'histoire politique. De la jeune "beurrette" survoltée qui brandit son altérité arabe, c'est Charline Ben Larbi musulmane de la cité,fière et reine du quartier par son père patriarche respecté, au musulman converti au catholicisme, du portugais Gabriel Da Costa, au même belge métamorphosé ,homosexuel, rêvant de s'unir et de former un couple à trois adoptant un enfant !
Utopie, désir foudroyant que celui de cette jeunesse ardente qui nous regarde, nous questionne sans cesse et panse ses blessures d'exilés, de déplacés. La fougue qui les anime est contagieuse et rapidement une empathie s'installe entre eux et le public. On y danse, y chante avec engagement, solide solidarité malgré les différences et les différents que l'on suppose. Là il est question d'altérité, de singularité dans ce bocal fertile qu'est le territoire européen, vaste plate forme politique et ethnique.



La Yougoslavie n'existe plus pour la nostalgique et grande Tatjana Pessoa, Douglas Grovel , lui navigue à vue , le corps dansant très engagé dans cette bataille quotidienne contre l'indifférence ou le mépris.
On y construit sans cesse une maison à l'aide de gros cubes encombrants, balises sur le chemin, mur enfermant les corps: accessoires fondamentaux d'une mise en scène vive et "constructive", pas à pas vers l'érection d'autres édifices dédiés à la conversation, la rencontre, l'échange et les paroles. Pas de langue de bois ici, mais un verbe affûté en toutes langues, riche des différences.de la diversité.
Slam, rap, danse très proche du souffle de chacun, élaborée, inspirée du travail du chorégraphe Nils de Volff, revendiquant liberté et union, altérité et chorus au sein de cette communauté hybride, haletante, en alerte. De beaux combats, duos et corps à corps, des solos parfois vertigineux, pour étayer le propos verbal; Tout est dit dans ces mouvements ancrés au sol, acrobatiques, performants où chacun joue et donne, se donne sans concession. Les comédiens, auteurs de leurs rôles, habités par la sincérité, touchent et bouleversent les "assis" que nous sommes dans un état de siège permanent: barricades, soulèvement mais aussi tendresse et poésie, désarroi et égarements..
Une tirade sur l'argent, la monnaie, nerf de la guerre est saisissante et instructive. Authentiques passeurs et vecteurs d'un état de corps en permanente révolution incorrecte, indignation légitime face aux réalités économiques: celles des frontières et déplacements de population au sein de l'Europe, déesse maltraité et violée par ses pairs!
Danse en enfilade, comique, colorée, joyeuse aussi, porteuse d'émotion, signatures corporelles de chacun, étendards argentés brandis, bal en robe chamarrées: on virevolte d'un univers à l'autre, voire même dans le vaudeville ou le french cancan rutilant, enjoué à l'opérette style Offenbach revisité par les jeunes générations! United Colors of Europe, credo leitmotiv de ce thème-version jamais studieux à propos de la Grande Dame siégeant aux parlements. La Belgique aux flamands, inventive si le roi le voulait bien, dressant des lois inédites sur les comportements civiques nouveaux prônant les différences de genre: on rêve ici , on échafaude des chateaux en "Espagne" en Europe avec une naïveté pleine d'espoir et de détermination. Je suis l'Europe, et vous ?
La "désintégration" sujet omniprésent de ces "histoires" dont nous sommes faits est bien la surface de réparation de ce match sans arbitre où l'on voudrait bien nous faire croire que l'intégration est possible et bienvenue: de quoi sommes-nous fait, sinon de facettes et de pièces de puzzle interchangeables ! Bella Ciao en hymne respectueux, toujours inspirant les générations !

Au TNS jusqu'au 24 Janvier



Falk Richter, né à Hambourg en 1969, est auteur, traducteur, metteur en scène de théâtre et d’opéra. Il est auteur associé au TNS depuis 2015. Son travail est présenté sur de nombreuses et prestigieuses scènes internationales. Le public du TNS a pu voir Small Town Boy en janvier 2016, Je suis Fassbinder, créé en 2016 et repris en 2017, et quatre versions de sa pièce Trust, créées par les élèves de l'École du TNS en 2015 dans le cadre de L'autre saison.
Texte et mise en scène Falk Richter
Traduction française Anne Monfort
Avec Lana Baric,  Charline Ben Larbi, Gabriel Da Costa, Mehdi Djaadi, Khadija El Kharraz Alami, Douglas Grauwels, Piersten Leirom, Tatjana Pessoa
Chorégraphie Nir de Volff
Dramaturgie Nils Haarmann
Scénographie Katrin Hoffmann
Musique Matthias Grübel
Vidéo Aliocha Van der Avoort
Lumière Philippe Berthomé
Assistanat à la mise en scène Christèle Ortu
Assistanat à la scénographie et aux costumes Émilie Cognard