lundi 18 mars 2019

"John" : "bout de calvaire" :


John est un spectacle qui déclenche la parole, car il aborde un sujet tabou : le suicide des adolescents. John, jeune homme québécois, ne les représente pas, mais il est l’un d’eux. Ce texte, un des tout premiers écrits par Wajdi Mouawad en 1997, alors lui-même tout jeune auteur, est mis en scène par Stanislas Nordey. Il nous invite à pénétrer dans la tête et dans le corps de John, un être bien vivant qui exprime sa solitude, son désespoir, sa colère. Une première version de John a été présentée à des lycéens dans le cadre du programme
" Éducation & Proximité ". 
Quand la langue québécoise transmet un je ne sais quoi de différence, une absence de traduction qui rend véritable le texte, on est dedans et pour une petite heure avec un jeune homme. Mais lequel ? Dans un décor en trompe l'oeil, l'univers bascule, chavire en graffitis noir et blanc, stries qui se prolongent jusqu'au plancher. Décor à la Van Gogh, une chambre anonyme, vide.
Il teste une caméra, s'enregistre dans un monologue destiné à ses parents, histoire de laisser une trace irrévocable sur son passage à l'acte: "je me suis suicidé" Il hurle sa douleur, fait ses adieux à la vie, cherche ses mots, explose par le verbe oral car il ne "sait pas écrire" sa souffrance. Il efface sa bande, recommence pour mieux aller au fond de sa colère, dans un jeu entre haine féroce et douceur nostalgique. "Le monde est méchant", il en pleure et puise dans le noir qui est en lui. "Je vous hais", dit-il et dénonce la crise de famille qu'il subit; en occultant le mot "aimer", il surfe sur la vie et la mort, désespéré. John évoque les façons de se suicider, acte prémédité et dans des injonctions et exclamations bien québécoises, interjections multiples et colorées, jamais folkloriques, il nous embarque au confins des impasses de l'adolescence incapable sur toute la ligne de vivre et d'assumer : "que les autres meurent en moi ", il ne reste plus rien."Tabernacle, calice, hosties et autre christ", vocabulaire quasi religieux, emprunté ici face à l'interdit du suicide dans la religion catholique!
Une corde lui tient lieu de partenaire dans ce monologue éprouvant, interprété de façon magistrale par Damien Gabriac, inspiré, incarnant de toute sa chair, un homme blessé qui ne peut plus rien réparer, ni aller vers une rédemption possible.
La réparation n'aura pas lieu: il détruit la cassette vidéo, en remet une autre dans la caméra, recommence son soliloque mais, à bout, avoue "l'amour ne veut pas de moi"
On apprend avec l'apparition de sa soeur Nelly que c'est fini, qu'il nous a volontairement quitté.
La musique du canon de Pachebel accompagne cet acte et émeut.
Une performance d'acteur au service d'un texte nu et cru, à vif, éructé sur les modes de la haine et de l'impatience d'en finir. Texte à entendre, incarné, vécu du fond des "tripes" d'un acteur encore proche de l'âge de ce "héros", celui d'une génération en danger, en péril de manque de tout.
John, c'est le fils qu'on ne connait pas, qui se révolte en vain et ne peut plus avoir d'impact sur sa vie, ni la conduire

C'est poignant et touchant, dérangeant de vérité et d'actualité, comme tous les "centres d’intérêt" de Wajdi Mouawad. La mise en scène est  signée, griffée Stanislas Nordey , celle d'une mise en espace de ce corps intranquile, dosée, sobre et alimentée par ce décor chancelant qui donne le vertige Chambre qui sombre dans les tréfonds de l'âme et coule comme un vaisseau à la dérive, pendant la débâcle. Le sommeil éternel gagne sur la vie et tout s'éteint.

Au TNS jusqu'au 23 Mars

dimanche 17 mars 2019

"Cabaret songs Paris1919 / Berlin 1933" : duo Absinthes : les fées vertes !


De la musique dans une galerie d'Art, par un beau dimanche pluvieux à l'heure du thé! Pourquoi pas!
Succès garanti pour cette initiative de la Galerie Gillig à l'occasion du "Week-end de l''Art contemporain" à Strasbourg et en Région Grand Est.

Frivolités, mignardises et friandises au menu
Devant les nouvelles toiles du peintre Bastardoz, les deux complices, chanteuse et pianiste du binôme Absinthes abordent leur répertoire en "amuse -bouche" apéritif, plein de charme et de tonus.
Place à la mélancolie avec ce "Je ne t'aime pas" de Kurt Weill: c'est, mains dans les poches, en frac noir, que Clarissa Worsdale, arbore son personnage, haut en noirceur. Folie onirique, et persuasion au poing, elle est cinglante, convaincante et la justesse de la sobriété de ses mouvements fait mouche.
En entremets, quelques bribes de mots épars pour nous introduire dans l'univers de l'entre-deux guerres.
Un "C'est mon gigolo" de Casussi, charmant, dans une belle élégance retenue, moqueuse et souriante, et le tour est joué, métamorphose androgyne, pour des "heures exquises" qui vous grisent, en velours, glamour. Trop joli pour être honnête, elle chavire, chaloupe et "il faut danser" ces baisers, cette fortune de rapin!
Des femmes irrésistibles succèdent avec "Ich bin ein Vamp" de Spoliansky: en vamp très expressive, la chanteuse dans une fine gestuelle de mante religieuse, animale, séduit ; tonique, emplie de verve et de passion, la voilà au cabaret berlinois, plus que convaincante!


Pour "La santé publique" un p'tit cocktail de "Gin fizz" de Louiguy, avec en préambule une petite histoire sur cet alcool bizarre, remède contre le scorbut ! Le barman crée son Gin fizz, glamour, bras ouverts, entraînant comme une danseuse dans un parler-chanter désopilant.
Le " droit de vote" des femmes au menu de la prochaine mélodie: militante, elle harangue, convainc et éructe les mots, raconte, interprète attitudes et postures de soulèvement, à l'adresse du public, très proche.Le jeu de Clarissa Worsdale, très fouillé, précis et bien dosé emporte et fait voyager son monde avec élégance et doigté.
Quant à " l'idéal masculin", évoqué dans la dernière oeuvre, voilà du vif, du musclé qui se raconte, grotesque et ridiculisé de façon bienveillante, avec des touches d'humour et de distanciation savoureuses!


Des femmes sans gêne
Du tact, du talent à revendre pour ce duo avec son répertoire choisi avec subtilité, basculant entre révolte et glamour, mi homme, mi femme, dans un trouble de trublion de la chanson à vous enivrer aux sources de l'alambic distillant le bonheur du chant
Un répertoire qui leur va comme un gant, la pianiste Motoko Harunari, en osmose avec l'ambiance et l'univers d'une époque troublée mais non moins joyeuse et perspicace!
Surtout ne pas s'abstenir d'absinthes!Sans modération, elles savent emmener leur public vers des rives incertaines mais ô  combien divertissantes.
C'est ça, l'effet "Absinthes" !

A la Galerie Gillig, le dimanche 17 Mars



samedi 16 mars 2019

"Un amour impossible" : l'irréparable réconciliation.


"D’après le roman de Christine Angot adapté par l’auteure - Mise en scène Célie Pauthe - Avec Maria de Medeiros, Bulle Ogier. Christine est née en 1959 à Châteauroux, de l’amour foudroyant entre Rachel, employée issue d'une modeste famille juive, et Pierre, érudit issu de la grande bourgeoisie. Elle est élevée par sa mère et voit son père épisodiquement. Un jour, Rachel apprend que Pierre viole sa fille. Christine Angot a écrit cette pièce inspirée de son roman Un amour impossible paru en 2015 à la demande de la metteure en scène Célie Pauthe. Qu’est-ce que l’amour maternel et filial ? Comment la relation fille / père peut-elle évoluer après un tel séisme ? Les actrices Bulle Ogier et Maria de Medeiros incarnent ce combat pour mettre à jour ce qui, dans cette tragédie, dépasse leur histoire intime."

Une idylle mère-fille brisée
C'est en pardessus noirs qu'elles apparaissent, sur fond de scène noir: le père est mort et la mère ne ressent pas de chagrin! Sa fille s'en offusque mais c'est ainsi. Sur l'écran la comédienne qui incarne Christine Angot, raconte Chateauroux, le passé... Et nous voici, en remontant le temps, chez elles, elle fillette rayonnante d'énergie qui récite "Le bonheur est dans le pré" d'une voix aiguë, ingénue, charmante, curieuse de tout, affamée de savoir!
La mère entonne une chanson de Dalida L'Histoire d'un 'Amour et voici les complices, mère et fille réunies, fusionnelles, heureuses.Le décor a changé à vue: nous sommes chez elles: fauteuils douillets et table à repasser: "Les bottes sont faites pour marcher" et la danse de jaillir de leurs corps, simple, à l'unisson de leur connivence de chair et de sang. Des vêtements leur inspirent des poses et jeux de toréador, des grimaces ravissent l'enfant qui sollicite sa mère pour la faire rire; c'est drôle et touchant, plein de vie et de malice, de complicité assumée! Puis l'on passe aux choses sérieuses, aux questions du pourquoi des amours de la mère, de l'absence de reconnaissance du père "inconnu": et si un rapprochement géographique professionnel pouvait solutionner quelque chose?

L'image du père
La rencontre avec le père à Strasbourg sera décisive, révélatrice d'une idolâtrie de la part de la jeune fille conquise par le savoir être et paraître du père. Enthousiasme rapidement effacé à la seconde rencontre où Christine revient pétrifiée de peur, déçue, désabusée..
Il sera déjà ici question d'étiquette sociale, d'humiliation, de dénigrement de la mère par l'intermédiaire de la fille: objet qui se révolte en imitant la voix et les intonations de cet homme colérique et méprisant; le jeu de Maria Medeiros exulte; elle incarne avec tant de justesse toutes les facettes mouvantes du personnage: de l'enfant à la femme humiliée, pourtant émerveillée par la bibliothèque de son père dans le duplex à l'Orangerie; La fascination pour le père opère . Jusqu'aux aveux terribles que raconte la mère, filmée pour plus de distanciation. Faire semblant n'est alors plus possible et les deux femmes se rejettent...Seuls des hommes en ombres hantent le plateau pour déplacer les décors et pénétrer leurs intimité.Le "méchant père" se dessine à grands traits, face aux autres hommes connus de la mère..Charlie entre autre aurait été si idéal, mais il n'en fut pas ainsi. La honte, les aveux de l'une et de l'autre tissent le récit, la narration avance et le drame s'expose, s'explique dans l'évocation des souvenirs et leur analyse trop pertinente et distante de Christine: elle a méprisé sa mère, l' enfoncée comme le père: quel aveuglement, quels non-dits dans leurs confidences!

Etre du "milieu"
 Le rejet social, la sélection identitaire, une voie sans issue, l'intérieur d'un tunnel pour la mère, soumise et égarée dans cette "affaire sordide" de pouvoir: être d'un autre "milieu", d'un niveau inférieur, d'un monde étranger: voici le crime: être nulle part personne au lieu de quelque part, quelqu'un !
Clan et manigances,machiavéliques hypocrisie et tromperie mènent dans une "tactique" magistrale à une abomination: violer sa fille . Et sa mère de tomber maalde des trompes pour "dé-tromper" la situation et écarter la fille du monstre... Très lacanien tout ceci mais limpide et humain.
Bulle Ogier, en mère accueillante, bienveillante qui bascule dans la culpabilité, est sidérante et l'on est de suite en empathie avec l'une autant qu'avec l'autre.Jamais "victime" mais actrice de leur sort: ceci va les conduire vers une réconciliation, une réparation possible des blessures faites au corps et à l'âme.
Au final, un coup de fil de l'écrivaine à sa mère, encore quelques détails de cette dernière pour étoffer le récit et le noir se referme sur la pièce.

Au TNS jusqu'au 23 Mars