dimanche 1 décembre 2019

"Le marteau et la faucille" : le maitre et l'enclume !


"En 2018, Julien Gosselin, lecteur passionné, a entrepris un remarquable et colossal travail de transposition scénique de l'univers romanesque de Don DeLillo. La première réalisation en a été la trilogie Joueurs/Mao II/Les Noms au Festival d'Avignon, avant L'Homme qui tombe avec l'ITA-Ensemble, la compagnie d'Ivo van Hove à Amsterdam.
Puis il a repris l'adaptation d'une étrange nouvelle déjà abordée dans le cadre de la trilogie. Ce texte s'intitule Le Marteau et la Faucille et constitue l'un des écrits les plus récents de Don DeLillo, inspiré par la crise financière de 2007. Son action se situe dans une prison pour délinquants en col blanc. Elle narre un réel totalement affolé. Des enfants présentent un programme d'informations économiques où les mots sont vidés de leur sens. Un détenu purge une peine de 720 ans de réclusion pour avoir construit un montage financier qui a causé la chute de deux gouvernements et la faillite de trois multinationales.
C'est ce monde, où plus rien n'a de sens et où le grotesque fait loi, que Julien Gosselin a décidé de convoquer sur le plateau. Il met en scène Joseph Drouet, comédien aussi sobre que magistral. Ce dernier endosse le rôle du narrateur du Marteau et la Faucille, mais aussi toutes les autres voix de la nouvelle. Il nous entraîne dans un tourbillon qui fait écho à l'absurdité, à l'irrationnel et à l'angoisse profonde dont DeLillo revêt notre monde contemporain, que peuvent secouer des catastrophes opaques et indéchiffrables."

La scène est occupée sobrement per une chaise, un micro et un écran blanc en fond de plateau.
Il apparaît, cet homme en costume cravate, profil manager...Son visage sera rapidement dédoublé à l'écran, surdimentionné, tout en rouge flamboyant, rayonnant, étrange On n'aura de cesse  de scruter ce visage, très expressif, plein de petites manies, de tics recherchés, qui dérangent et façonnent au départ un personnage meurtri, préoccupé, quelque part insurgé, instable Assis, les manches retroussées, c'est un homme perturbé qui se donne à voir dans un simple appareil qui trahit pourtant tout ce qu'il traverse d'émotions, de doutes Et de plus des changements de timbres de voix, de rythme de diction et d'élocution viennent perturber le champ d'écoute et le regard. Il est multiple, devient fillette et d'autres êtres gravitant dans sa sphère intranquille. Une heure durant le comédien incarne, distille ces textes furieux, visuels, incantatoires et révèle la densité des propos, leur musicalité. Corps engagé, visage gigantesque tableau, portrait qui ne ment pas et dévoile toutes les nuances et subtilités du jeu !Joseph Drouet à lui seul performeur, conteur, aux prises avec des propos multiples issus de sources diverses, avec brio, jouant sur la corde des dissonances des tonalités vocales, des scansions, de la syntaxe complexe.Il se joue des obstacles, vire à 180 ° dans les rôles qui se succèdent, fait l'homme orchestre ou caméléon: magistrale performance sur le fil, funambule sans filet...Bordé par une musique aux variations électroniques ascendantes, il se bat, chevauche la tonalité extérieure qui se rit du volume sonore de sa voix, escalade les rythmes à contrepoint et combat ce fatras musical avec obstination et pugnacité ! Son atelier de forgeron, sa voix et son instrument corporel comme outil de prédilection, sur l'enclume de son établi! Du bel ouvrage pour ce marteau, avec son maitre !

Au CCAM de Vandoeuvre le 30 Novembre 

"se mettre dans la peau de quelqu'un" : habiter, endosser le monde et s'en vêtir !!


patrick meyer – dimossios
ergasia : 
textes - lecture
emmanuelle konstantinidis : danse
louis michel marion : contrebasse



Une expérience de poésie opérative

Textes :
christine orizzonti : inventaire
anna magdalena compleano : fig leaf -

marcus dive :questions pour le rite des petits riens - 
van thi than : la recension des morts 
élisabeth errigal : petite cérémonie -
eliot irgendwo : géographie - 

bmw / berislav mitrofan wyschnegradsky : spamfighter - 
calool sha : estomac
costumes : léa schüttelbirne 

vidéo : ingeborg bîra

Changer de peau
C'est au MAMCS que se termine le cycle de quatre performances singulières, signées conjointement par Patrick Meyer, poète plasticien et Emmanuelle Konstantinidis, danseuse performeuse  De toute sa peau elle va irradier les séquences qui vont s'enchainer au coeur de l'architecture, des salles et espaces communs du musée. Les oeuvres, parfois en écho, parfois pas du tout; mais là n'est pas le propos. Lui, verbalise, éructe, psalmodie textes et poèmes, joue avec les mots, les sonorités et les opportunités acoustiques. Chaque étape, chaque pause ou station de ce chemin de croix jubilatoire se ponctuent d'attitudes, postures ou poses du récitant, conteur animé des plus nobles intentions et attentions au regard de la danseuse qui s'immisce, discrète dans ce paysage textuel et sonore, plastique et architectural. L' "Inventaire" en amuse bouche, mise en bouche d'une atmosphère légère, le public réuni nombreux autour de ce quatuor , performeurs et musicien,niché au fond de la grande nef du musée parmi des installations plasticiennes , tente de nomade ou abris de SDF des loques de vêtements jonchant le sol...Elle apparaît, silhouette gracile et précieuse, semblant doubler ou contredire, contrecarrer les paroles de cet escogriffe en veste et marcel blanc, travailleur du verbe, colporteur d'images sonores, de sensations poétiques.Elle danseuse, statuaire plastiquement parfaite, corps lisse, modelé,les muscles galbés, le costume seyant, juste au corps moulant, dévoilant des formes sculpturales idéales. Un corps émouvant au regard de la banalité de celui qui s'exprime, les yeux grands ouverts, haranguant la foule, tenant en haleine comme un bateleur l'écoute de la masse compacte vivante réunie autour d'eux.Scène remarquable dans le champ muséal consacré à  Hans Arp où le comédien continue sa causerie, alors que la danseuse, à l'extérieur du musée, se colle à la vitre, déformant son visage, devenant une autre en se sculptant d'autres formes molles qui se répandent sur le vitrage! Au dehors des visiteurs intrigués s'arrêtent, s'interrogent; au dedans on vibre avec cette femme qui danse la transformation, l'inversion des genres, trans-mutante, se métamorphosant en miroir déformant....Etre dans la peau de quelqu'un d'autre en se dépassant !Puis c'est la montée au ciel par l'escalator et la naissance de la rencontre entre danse et poésie: elle s'accroche à la rembarre de la passerelle qui orne la nef, prend ses appuis sur le corps de l'autre qui résiste ou se rend : duo de chair et de mots, de contact et de frôlement de peaux: peau sur peau, érotisme discret et volupté garantis. Sensuelle, Emmanuelle n'a rien d'un ange et séduit, contourne son corps, l'enveloppe, le conquiert: je t'ai dans la peau !
On voyage avec eux, suivant le guide qui brandit un petit ours en peluche rose brodé de ce mot magique "peau", objet transitionnel qui ne le quittera pas! La peau de l'autre, la peau du monde, celle de la danseuse, de ses pores qui exhalent le souffle, l'eau et la vie, la transpiration, comme chez Jan Fabre....Je suis peau, je suis acteur de cette cérémonie aux accents paiens, détournés, inversés, dégenrés. Lui en peau d'ours, elle en nuisette à la Pina Bausch, ou en short sexy pour une danse délicieuse, exotique au sein d'une salle étroite du musée. Dans l'oeuvre installée comme une cabane bardée de chaines, de cliquetis et autres barriques de bière, elle fait office de cariatide, alors que les trois autres compères opèrent une danse agitée. On les suit vaillamment dans une ambiance festive de cavalcade, de défilé carnavalesque au sein d'une institution sérieuse! Danse et verbe pas sages du tout, passages dans l'espace qui résonne avec les socles des installations, le phylactère déroulé de photographies caressées par la femme qui danse à travers ce monde imaginaire, rehaussé par la présence des oeuvres. Comme un léporello qui s'ouvre à l'infini et trace un chemin de l'âne, juste pour le plaisir d'aller là où l'on veut!
Belle prestation inventive où même Barack Obama s'illustre par son incongruité singulière et s'invite démultiplié par des masques confiés aux spectateurs!
C'est drôle et décalé, surprenant et désopilant.La danse toujours fluide et présente.
Vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué !
Cette peau dans laquelle chacun voudrait se glisser pour être un autre est bel et bien au centre du questionnement: alors pourquoi ne pas clore ces chapitres par un petit bal perdu sur la cursive du musée, chacun invité à se mouvoir tout près, proche d'un autre!
Se glisser dans la peau d'un autre, expérimenter l'impossible, rêver d'être à leur place, ici et maintenant, dans la grâce et la félicité de la danse, dans la rudesse des textes, dans la bouche et sur les lèvres du conteur récitant: être pour de bon, une fois "dans la peau de quelqu'un d'autre" !

Au MAMCS le 1 Décembre

vendredi 29 novembre 2019

"Vents contraires" : avis de tempête, force 6 ! Mistral gagnant !


Vents contraires saisit cinq femmes et un homme au moment où leur vie intime bascule dans l’incertitude. Ruptures, rencontres, amours mourantes, amours naissantes : que révèle de notre société le tourbillon du désir dans lequel sont pris les personnages ? L’auteur et metteur en scène Jean-René Lemoine les capte dans leur incandescence, dans leur quête d’amour, de liberté et de sens. Il revendique une écriture qui témoigne des contradictions humaines, où le trivial côtoie le désir d’élévation, le tragique côtoie le comique. Dans le vertige d’un monde gouverné par « l’avoir », que signifie aimer ?
Anne Alvaro, Océane Caïraty, Marie-Laure Crochant, Alex Descas, Norah Krief, Nathalie Richard

Avis de tempête !
Tout s’enchaîne dans ce décor dépouillée, noir, aux seuls reflets d'une vitre miroitante en fond de scène.
Un couple s'étripe, se harcèle, la femme, désespérée, inventoriant tous les actes quotidiens d'une routine qui l'enferme, la séquestre lourdement. Un corps à corps, une joute verbale entre Marie -Nathalie Richard- et Rodolphe -Alex Descas- qui se termine par une chute provoquée, une agression faite à l'homme par la femme...
On suivra ces personnages tout au long de la pièce, d'autres venant s'y adjoindre, seul ou par couple , le grand "dégenrement" opérant, êtres humains malmenés par leurs situation respective, source de quiproquo, de désenchantement: grand dérangement d'une micro société en manque de liens, de solidarité, d"'écoute.Tous semblent en proie à l'isolement, même si se tissent des histoires, se trament des événements qui les rapprochent. Une mystérieuse et envoûtante femme, Anne Alvaro, traque son gibier au restaurant, incarnant attitudes, postures et verbe empruntés à une réalité "bourgeoise-Bohême.
Les saynètes s’enchaînent, quelques "spot" dansés en entremets, interludes brefs et attestant d'un "bougé" éloquent de la part de chacun, Belle envergure de Rodolphe ou de Salomé-Océane Cairaty-stature imposante de plasticité esthétique, vivante incarnation du charme, du désir, de la tentation amoureuse.La chorégraphie de Jean René Lemoine et Anatole Hussenlop réparant ces corps habités par la fougue, l'impatience, la colère. C'est les pieds rivés au sol que Camille-Marie-Laure Crochant-s'adresse à nous dans son réquisitoire contre la société et ses agents opératoires.Ils s'étripent, s'empoignent à fleur de prise, hurlent ou éructent les mots, déflagrations ou combat, duel violents et sans rémission ni pardon possible. C'est "physique" et touchant, remuant et émouvant, la distanciation de l'humour ou du comique opérant en faveur d'une véracité troublante. Les corps des comédiens, engagés dans ce rituel social démantelé qui part à la dérive....
Portrait de groupe avec focales, mise en scène sobre et efficace d'une famille recomposée au gré des disputes, rencontres, heurts et face à face.Inventaire, compilation ou succession de situations ambiguës, comme des nuages noirs qui s'accumulent et menacent de céder pluie et vent, grêle et souffles contraires. Les bourrasques et autres  manifestations de révolte comme des soulèvements physiques, mouvants, instables, déracinant les plus frêles, les plus fragiles des personnages.Vents des globes qui tourne à la routine, ventre à terre et corps résistants à cet orage et ce tonnerre , auxiliaire de rires ou de pleurs salvateurs !
La musique encadrant le tout, la danse ponctuant le rythme de cet univers tantôt comique tantôt pathétique où se révèlent les tréfonds des âmes pas toujours très bienveillantes. L'argent, les "marques" les  us et coutumes manipulant ce microcosme, allègrement! Un tapis de graines de riz viendra clore cette odyssée du bien et du mal qui chavire et tombe dans le vide: les vents ne sont pas dociles et de la brise à la tornade, il n'y a qu'un souffle....Mistral gagnant !

Au TNS jusqu'au 7 Décembre
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