dimanche 27 septembre 2020

"Femenine" : du genre "virile" : plein de vie !

Julius Eastman
Feminine (1974) 
« Ce que j’essaie d’atteindre, c’est être moi-même à fond. Noir à fond, musicien à fond, homosexuel à fond. » Vivre la musique au sens fort du terme, en affrontant l’establishment de la culture, ses tabous raciaux et sexuels, telle fut la lutte de Julius Eastman. Selon la légende, lors de la création de ce chef d’œuvre de la musique minimaliste à New York en 1974, tandis que Femenine était jouée dans une salle, une autre œuvre du compositeur dont on a perdu toute trace, sinon son titre, était jouée simultanément dans une salle adjacente : Masculine. Une manière à la fois simple et radicale pour le compositeur de confronter l’auditoire à la binarité des identités de genre, dont il nous reste toujours aujourd’hui à explorer les assignations et les reliefs.
"Virile": étymologie: plein de vie ! Rien à voir avec l'acceptation galvaudée d'homme fort, masculin, genré, macho ! Etre "soi": infusion de bien naitre, de bien hêtre au monde. Ca démarre dans un duo étrange entre un "wildermann" bardé de clochette et une interprète au vibraphone qui entame une mélodie, sempiternelle qui ira son chemin, durant toute la durée de la pièce: on s'y installe assez confortablement, goutant a la répétition minimaliste proche d'une Meredith Monk et d'un Steve Reich: plus joyeuse, plus discrète, plus sereine. La voute sonore s'emplit peu à peu et résonne , dense, à chaque nouvelle intervention instrumentale dans ce choeur, choral, vibrant, ascendant.Tout se densifie  autour du leitmotiv du xylophone, repère, phrare: puis en apparence les autres protagonistes semblent prendre le dessus, submergeant les sonorités métalliques par couches successives. Une chaleur joyeuse emane de cet ensemble, la voix unique d'une femme se glissant entre les lignes, claire, présente. Une cheffe, cordonne le rythme, et le piano lui répond d'emblée, intrusion rythmique sourde et profonde.Une oeuvre qui unit les genres, enthousiaste qui transporte, hypnotise et berce nos rêves de jouvence et de parfums de recueillement. "Masculine" a disparu, que revive "Femenine"  longtemps
 
 
 

ensemble 0 AUM grand ensemble

 

samedi 26 septembre 2020

"Superposition" : symphonie pour un homme de "bonne composition" ! Le quantique des cantiques.

 

Superposition

© © Kazuo Fukunaga

Dans le cadre du festival Musica

L’Opéra national du Rhin et le festival Musica cultivent une relation ancienne et fructueuse. Depuis 2019 et dans les années à venir, ce partenariat est amené à se renouveler et à se resserrer. La preuve en actes à la rentrée 2020, où les deux institutions s’unissent pour présenter une forme de théâtre musical recomposant le Peer Gynt d’Ibsen et Grieg, ainsi que l’expérience participative Fake qui lui fait écho, et Superposition de Ryoji Ikeda, fascinante expérience multi-sensorielle.

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Ryoji Ikeda signe sa « symphonie », une œuvre multidimensionnelle dans laquelle il mixe les éléments d’une riche palette sonore et visuelle. Cette écriture performative et électronique met en scène deux performers dont les actions alimentent une monumentale fresque numérique, projetée sur 22 écrans.

Décomptes lumineux sur deux rangées d'écran, un grand écran en fond de scène, une console: voici "l'instrumentarium" de Ikeda le démiurge de la data-musique: designer, graphiste, programmateur de sons savamment inventés, surgis de l'informatique, de l'électronique et de l'électroacoustique, mais surtout des mathématiques , source de la composition musicale, le son, lui, provenant de la propriété physique.Le résultat, ce sont des impacts sonores et lumineux à foison, en noir et blanc, en grillage fébrile, volatile fugace et futile. Des électrons libres sillonnent les écrans, de l'écriture aussi, qui balise les sources d'inspirations de l'auteur de ce voyage sidéral, au cœur des moniteurs alignés en rang serrés, batterie sonre et visuelle hallucinante. Comme un immense feu d'artifices, comme celui de Stravinsky et Lucio Balla en 1917 qui occultait les corps des interprètes pour ne donner à voir que sons et lumières....Révolution de palais, tirs de salves, mitraillage intense de vibrations comme des montées d'images en ascenseur: vitesse, mouvement, lumière, très "kiné-matographique", ce spectacle  est diagrammes écrits et joués par deux artistes, artisans des consoles, établi musical sophistiqué, paillasse médicalisée, clinique aux rythmes déterminés, métronome et vecteur d'informations. La robotique du dispositif opérant comme dans une salle d'opération, lisse, inodore et incolore, aseptisée, clinique.Musique froide et intouchable distancée qui cependant avec quatre "vrais" diapasons est capable d'émouvoir, de déplacer l'auditeur, de le transporter ailleurs dans des sphères où laisser faire et laisser passer sont de bon aloi.En cliquetis réguliers, en signaux sonores répétitifs: à l'image, le focus sur les mains des protagonistes sur leur surface tactile opérante, laisse deviner le champ d'action des artistes. Leur "instrument", leur marge de manœuvre.L'infographie visuelle se colore soudain, fait taches et masse comme dans le traité des couleurs de Goethe.Une esthétique fameuse, des polices de caractères comme sur des écrans d'horaires d'aéroport: on voyage, on divague à l'envi, suivant une narration sonore suggestive, des zébrures tectoniques sur le grand écran, des éclaboussures de lumières qui se dissolvent dans l'espace virtuel...C'est magique en diable, source d'une intense circulation et diffraction d'électrons magnétiques. Humour d'un défilé constant de signaux comme des petits trains électriques qui se dépassent ! Cadence et train d'enfer, de lignes, points, traits, traces et signes: Kandinsky pas loin de là pour ces "compositions" picturales éphémères..... L'apparition de la couleur dépassant l'entendement de monsieur lambda qui regarde, écoute, fasciné, emporté, ravi par le mouvement de toute cette mise en scène. Visualisation des fréquences en bandes parallèles de sons, bandes à part pour conduite atypique et hors norme.Du chromatique magique comme des lanternes, ancêtres du cinéma La mesure de toute chose ici l'emporte: on quantifie, évalue, programme, construit échafaude comme pour élaborer un tissu, trame et chaine mécanique à la Jacquard. Révolution ingénieuse opérée par des ingénieurs au diapason, à l'unisson du chant des muses convoquées ici pour cette occasion de célébration symphonique du son. Des effets spectaculaires de formes, torsions, torsades, spirales créent tension, détente dans une chorégraphie proche des esthétiques post-modernes de la danse d'une Martha Graham ou d'un Cunningham. Des images projetées à partir de microfilms sur feuilles ou pellicules archaïques font contrastes. Des constellations célestes s'allument, une cartographie, géographie sonre se dessine, des images médicales ou poétiques de ces plans quadrillés à la mode des cahiers Clairefontaine, séduisent et enchantent. Dans cette foret de paysages, lunaires, minéraux, à facettes, vus du dessus, des drones ou avions survolant notre imagination fertile, sollicitée à partir d'une force de propositions étrangères et lointaines, on se perd et s'égare, ivre de désorientation.La tête dans les étoiles, au final, un bouquet survolté de sons et de fureurs plastiques font de cette pièce expérimentale une œuvre branchée, à mille volts, sur une planète promise à bien des bouleversements.Les artistes saluent, tout en noir et blanc vêtus : partie intégrante de ce jeu d'équilibre, de funambule de la musique d'aujourd'hui. Ikeda, mixeur d'exception, de l'extrême , du palimpseste musical, de la "superposition" !  Polymorphe en diable, officiant d'un guichet de banque de données fort apprécié et convoité! .

présenté avec le Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène européenne
et l’Opéra national du Rhin

vendredi 25 septembre 2020

"Suite n° 4" : une langue bien suspendue !


Suite n°4 (2020)
création mondiale 


"Nos paroles reflètent le monde, et à l’ère de l’explosion des flux de communication, elles s’envolent en d’incommensurables nuages, vaporeux, immaîtrisables. Y chercher l’ordre absolu, tâche sisyphéenne. Abdiquer devant une page noircie à outrance, défaite de la pensée. Prêter l’oreille aux choses, se laisser fasciner par l’hétérogène, ou encore ausculter plutôt que juger et détruire, comme le préconisait Nietzsche — telle est l’issue expérimentée par Joris Lacoste et les contributeurs de l’Encyclopédie de la parole depuis 2007. La Suite no 4 en est le dernier opus.
Sur scène, les acteurs ont disparu. Seuls demeurent les documents sonores, d’étranges personnages témoins de l’oralité contemporaine, et les musiciens de l’ensemble Ictus. Projetées dans l’espace théâtral, les paroles prononcées dans plus d’une vingtaine de langues entrent en gravitation pour révéler leur musicalité. Ainsi orchestrées, des situations d’apparence ordinaire et volontairement disparates convergent pour délivrer leurs inflexions profondes. Des voix lointaines, absentes, reconnues ou anonymes, parfois réprimées, mais aussi des fantômes, un rêve éveillé, l’exil et ses chemins, le tableau d’une jouissance… sont quelques-unes des figures de ce theatrum mundi polyphonique dont Pierre-Yves Macé et Sébastien Roux signent respectivement la composition instrumentale et électroacoustique. Une dramaturgie de l’écoute inédite qui marque le retour de Musica au Théâtre National de Strasbourg."

 C'est à une suspension de mots défilants, que l'on assiste,comme venus d'ailleurs, figures fantomatiques révélant  l'absence de corps, la perte, le passé qui s'écrit, qui s'efface sur le tableau désincarné du théâtre. Paroles doublées de son, de musicalité du verbe. L'exercice est périlleux et réussi, dans une lumière bleutée, fragile, en fumeroles dispersées.C'est plastiquement très réussi et convoque au voyage, au pays de la collecte de ce qui devient archive, encyclopédie, conservatoire. Enquêtes multiples pour recollecter, trier et mettre à jour le fruit d'une étude quasi scientifique, ethnographique. Les lettres apparaissent drapées de linceuls, nimbées d'inexistence, inconsistance. Actes après acte, la musique s'impose et les sept protagonistes de ce théâtre de la parole enregistrée, lointaine, font corps et occupent le terrain.Les enregistrements opèrent comme des filtres, les mots disparaissent peu à peu au profit des récits, de témoignages. On part pour une découverte de continents inconnus et inouïs avec curiosité et intérêt.
Sept musiciens en quête d'auteurs, de mémoire se cherchent une place sur le plateau qu'ils prennent au pied de la lettre. Nous offrant en bord de scène le privilège de la rencontre et de l'écoute.
    lumières, scénographie et régie générale
  • Florian Leduc
Encyclopédie de la parole Ictus