vendredi 13 mai 2022

"Either way": nomade' land....Sarah Cerneaux en errance...vagabondage.....

 


Sarah Cerneaux Cie. La Face B France solo création 2022 

 Either way

A l’occasion de ce premier solo signature, Sarah Cerneaux interroge son corps, sa mémoire mais aussi son errance et ses transformations. Sur scène, sa danse composite, dynamique et mystérieuse invoque l’inconnu, le désir de se perdre et de se retrouver.

« D’une façon ou d’une autre », il fallait bien pour Sarah Cerneaux se lancer : créer un premier solo. Avec sa danse composite, ses origines réunionnaise et comorienne et son remarquable parcours d’interprète, elle se retourne un temps sur le parcours accompli. Comment se retrouver après avoir dansé pour différents chorégraphes, entre autres Abou Lagraa en France, Liz Roche en Irlande ou encore Akram Khan, au Royaume Uni ? Partie de cette question, la jeune artiste choisit d’explorer sa relation à la perte, le désir de s’égarer et les façons dont on parvient à se retrouver. En cheminant au cœur de sa propre geste – en recueillant traces, rituels, liens enfouis – Sarah Cerneaux fait de Either Way une quête intérieure qui, peau après peau, à force d’interroger le corps et le mouvement, de creuser dans la mémoire des gestes, la mène à découvrir son propre langage. Construit par étapes, ce solo est composé de petits blocs indépendants et modulables dont l’ordre peut se transformer sans perdre l’intention de l’interprète : « Ce que je ne peux vous dire, je vous le danse aussi gravement qu’une goutte d’eau qui s’abandonne à l’océan. »

Seule sur le plateau vide en jean et chandail, mèche sur les yeux, elle se pose, regard perdu, animée de micro-mouvements imperceptibles, de toutes ses articulations en éveil, orteils fabuleux en éventails hyper mobiles...Happée comme en transe, inspirée, mue par des aspirations modulées, gracieuses, fluides, offerte, abandonnée dans des rebonds résonnants dans tout le corps. Elle pétrit l'espace ou  tranche l'air, orchestre ses propres gestes, s'étire, s'acharne en tension-détente, boxe sur un ring. Autant de suggestions abordées en filigrane dansé.Se suspend en apnée, s'agrippe à elle en accolade, embrassade, s'affole électrifiée, s'élance en bondissant sur place, féline, animale...Les contrastes dans les alternances d'énergie sont sidérants; de recroquevillée à déployée...Puis c'est le silence dans le recueillement compact du corps sculpté par la lumière qui succède à cette vision dynamique et prolixe."Nomade" dit-elle en voix off pour mieux fouler le sol, s'y lover en terre nourricière, maternelle. Elle se prépare un jardin de projecteurs, intimité des faisceaux protecteurs, s'isole sur fond de musique baroque, ombres portées aux murs, surdimensionnées. Comme une fleur de lotus au dessus des eaux, de la mêlée, Vénus noire convoitée.Se cambre, se déploie, toujours ses fabuleux orteils et doigts de la mains ouverts, prenant le sol.D'un sac de plastique d'exilés, elle sort des manteaux dont elle se fait une seconde peau, les agrafe, les enroule et devient déesse, statue majestueuse, d'un rituel de grâce et de beauté tranquille, magistrale et sobre à la fois. Boltanski de la danse, vêtue des attributs de la fuite, de la fugue ou de l'abandon des ses origines, déracinée, exilée.Le récit borde ses gestes princiers, altiers, plein d'allure ancestrale, noble, fière et humble à la fois.Reine assise, posée, sculpturale.Elle fond lentement, se dissout, se liquéfie, se répand,au ralenti dans une énergie puissante de sens, de poids et d'appuis.Beauté picturale qui semble s'ignorer."Métissée, déracinée" nous souffle la voix off:elle ramasse son "fatras" d'oripeaux et part vers l'ailleurs, "repasse par chez elle"...D'une présence rare, Sarah Cerneaux se défait de ses atours, disperse ses agrafeuses, tisseuses d'ourlets éphémères, coutures provisoires de sa peau "d'âne" comme dans un conte de fée édifiant, conducteur de vie, de "mode d'emploi" de l'urgence ou de la résilience. C'est touchant, émouvant et profond.Seul le bruit de ses pas résonne dans le noir en écho et prolongation de cette performance de soliste, riche d'authenticité, de gravité et d'espérance.

A pole Sud dans le cadre du festival extradanse le 12 Mai

"Workpiece": aliénation en marche...Perte et profit du labeur, de la routine sur autoroute unidirectionnelle.

 


Anna-Marija Adomaityte Suisse solo création 2020

workpiece

Dans workpiece, sa seconde création après Daurade, Anna-Marija Adomaityte interroge les conditions physiques et sociales de la productivité, leurs effets sur les corps au travail dans les fast-foods. Une pièce poétique et documentée basée sur son expérience et des témoignages de femmes.

« J’aime mon uniforme vert pomme. Son col, ses boutons fermés jusqu’à la gorge. Avec lui, je crois que ce n’est pas moi qui suis là. » Rouvrir la boite noire du corps au travail, en croisant sociologie et danse, détermine l’espace particulier de workpiece. Un quelque part qui oscille entre aliénation et agir créatif, à l’image du texte, un extrait d’interview, que la jeune artiste d’origine lituanienne installée en Suisse fait circuler autour de ce solo : « Ce mal de dos est mon dinosaure de compagnie. Mes collègues sont pleins d’optimisme. La meilleure employée du mois sourit sur la photo au mur, entre elle et moi il y a un nuage de parfum bon-marché. Le travail consume mon corps ; love is stronger than hatred. Les lendemains passent en drive-in, je m’en souviens. »
De quoi est faite l’expérience sensible et incarnée du corps au travail, comment le corps peut-il résister de lui-même au geste de la productivité ? Autour de quels mots, gestes, parti pris chorégraphiques peut-on en rendre compte ? C’est à cette tentative que se consacre workpiece.

Elle tient le plateau, debout sur son seul accessoire: un tapis roulant de sport, "intelligent" qui lui obéit en se calant à son rythme.Jean et chandail rouge, queue de cheval: imperturbable figure d'un robot consentant, sur fond de musique répétitive, grondement sourd de machinerie infernale.Le regard fixe, animée de micro-mouvements rigides, imperceptibles orientations mécaniques, robotiques.Regard dans le vide, pétrifié, médusé par l’absorption de sa concentration figée.Tics directionnels des traits du visage, comme la tête d'un oiseau qui bouge en segments.Les bruits et chocs lancinant de ses pas réguliers sur le tapis roulant égrènent la cadence, le tempo qui s'accélère, décélère à l'envi.Elle semble programmée à des taches répétitives, un trajet fixe, parfois entrecoupés d'embûches qu'elle détourne, irrévocable pantin désarticulé, rechargé à bloc par un mécanisme extérieur...C'est hypnotisant cette coordination fébrile des mouvements imperturbables, dictés par un génie de la robotisation du travail taylorisme féroce des usages du travail à la chaine ou du service inodore et incolore des chaines de restauration fast-food...Une amplification du rythme va crescendo, envoutante, magnétique: tétanie et fixation des gestes en catalogue restreint d'un vocabulaire gestuel ficelé, entravé. La fascination de la redite, de la répétition en strates sans variation apparente est opératrice: quand cesse soudain le bruit du moteur "à réaction", elle parcourt toujours sa surface de réparation inamovible, puis a-rythmique, saute dans des accents et pulsations accidentelles. Mais qui ne la feront pas dévier du chemin, de l'autoroute à péage: le son cavernicole, chaotique pour mieux affecter le cerveau, assujetti à ces taches abrutissantes, aliénantes, prisonnière et captive enchainée par la robotisation du monde du travail, des corps façonnés pour être productifs, obéissants. Soumis, dépendants, performants et pliés aux lois du profit et de la rentabilité Karl Marx, comme spectre de la dénonciation de l'ère industrielle et du travail à la chaine, du "patronat" de cette danse inouïe et sans concession sur l'esclavage.Anna Marija Adomaityte, marionnette idéale, ne rompant pas et quittant le plateau sans avoir pourtant été achevée ni démantibulée par cette vision de la perte, de la dépense. En serait-on frustré par hasard. La peine et la sueur comme spectacle de l'homme au travail pas pour autant jusqu'au boutiste....

 

A  Pole Sud dans le cadre du festival extradanse  le 12 Mai

jeudi 12 mai 2022

"Mémoire de formes": Nossfell/ Découflé, un couple qui se "débobine-rembobine" ! L'imagerie populaire a son zenith!

 


Nosfell et la Compagnie DCA / Philippe Decouflé ont régulièrement collaboré depuis 2010 (Octopus, Contact, et de multiples projets ponctuels). Ils se retrouvent à l’invitation de La Filature avec 10 danseurs ainsi que Pierre Le Bourgeois, son fidèle complice d’alors, pour proposer une performance inédite : un événement entre le spectacle, le concert et la revue.

« Est-il sérieux de vouloir convoquer à notre mémoire, les heures de nos corps glorieux ? Nous allons tenter de nous souvenir de tout. Nous allons probablement reproduire d’anciennes figures, danser d’anciens morceaux. Nous allons faire de notre mieux pour que les madeleines pleuvent ici et là. Mais rien ne sera plus fort que de se retrouver face à l’audience, avec la mémoire courte et le désir fou de faire rêver. Cette troupe que nous allons être n’est plus celle des années 10. Nous allons imaginer son histoire, en restituer un souvenir incertain, dans le temps le plus bref et l’humeur la plus joyeuse qui soit. »

Ce n'est pas un "coup d'essai" pour ces deux complices qui d'emblée prenne le plateau, se présentent humblement, l'un gainé de noir, l'autre, mèche grisonnante en épis! Une "réunion" in classable au sommet dans un décor de moucharabié en ogive...Une vague de danse exécutée par Nossfell en ondulation suave pour introduction ou prologue...Deux mini-scènes pour les instruments de musique de part et d'autre de la scène, et le show est lancé par "Jean-Claude le maitre de cérémonie en kilt ou dirndl détourné!On va direct par nostalgie sur les bords de la piscine qui fut théâtre d'un ballet nautique pour retrouver les amours de Decouflé: des images de chenilles processionnaires en boucle, points de chainette comme de petits têtards, à la Busby Berkeley à la "Abracadabra": une oeuvre vidéographique emblématique où Decouflé, réalisateur, animait des icônes circassiennes, à l'envi!Les danseurs de la troupe DCA nous on rejoint du haut de la salle, en défilé à la "Kontakhof" de Pina Bausch....Un solo de magicien en paillettes, des jumeaux sortis des rideaux de scène comme des diaphragmes d'appareil photos: deux "iris" pour mieux voir l'ob-scène de tout ce qui se déroule devant nos yeux ébahis d'enfant. Decouflé enfant prodige des effets spéciaux visuels pour retrouver sa grande famille kiné-matographique: Mélies, Nikolais et bien d'autres as du kaleidoscope.La musique, chant, guitare et violoncelle, se glisse dans cette partition des corps dansant, dans cette écriture maline, burlesque et espiègle signée du "maitre à danser" et des compositeurs-interprètes du soir! Un accessoire de plus:Le maître-à-danser est un instrument de géométrie. Il s'agit d'un compas composé de deux branches croisées mobiles reliées par une articulation centrale ...Cela ressemble bientôt à ces images projetées sur écran, comme des visions superposées des gestes des danseurs: géométrie croisée qui se fait et de défait comme une architecture vivante. De même avec des élastiques qui prolongent l'espace, offre des possibilité d'énergie et de mouvements infinies. On se souvient des "élastiques" des jeux olympiques d'Albertville, proposés comme trapèzes volants magnétiques. Les images magiques sorties d'une pochette surprise émerveillent.Duos, solos plus sensuels les uns que les autres s'enchainent, se déchainent: sur fond d'images focalisées de corps nus, comme des montagnes où une termitière  qui ondulent, respirent, acte d'amour et de danse à la respiration, au souffle très érotique 


Decouflé mêle les perspectives, focalise ou zoome à l'envi, donne à voir des points de vue inédits sur les corps. En sculpteur de ronde-bosse, en plasticien du mouvement ondulant, fluide, vaporeux quasi immatériel. Laurent Radanovic, sculpteur vidéo au plus près de l'esprit du chorégraphe plasticien de l'imagerie en mouvement!Le show va bon train, rythmé par la voix, le violoncelle qui fait ses fugues et partita pour bras et jambes voluptueux dans des espaces de lumière, carré rouge et noir, cadrage cinématographiques, du 16ème au carré du moniteur 4 tiers...L'Orient comme ambiance ou le défilé très "crazy horse" où les coiffures et longs cheveux de yaks ou gnou à la Charlie Le Mindu font mouche et très sexy. La danse est musique, balancier, poids et appuis comme ère de jeux, de glissements, de déséquilibre.Et toujours des images projetées à la "Skeleton dance" (silly symphonies) de Disney: les danseurs sur le plateaux en squelettes costumés se projettent en icônes animées comme des hiéroglyphes, un kaléidoscope ou de la vraie symétrie ou paréidolie magique..


C'est drôle, décalé, burlesque et comique, tendre aussi!Une castagne, bagarre, échauffourée sur terrain de foot,  ou cour de collège sur deux niveaux: autant de surface de réparation, d'ères de jeu ludique pour illustrer la tribu, la horde fort gentille des danseurs, groupés: une banlieue bleue où les casseurs endiablés se livrent à leur "tar' ta gueule à la récré"comme des enfants révoltés! Diablotins masqués ou visages africains projetés en forme ethnique sur l'écran qui se plait à métamorphoser le corps en autant de devinettes, de charades visuelles. Le "virelangue" gestuel de Decouflé opère et déstabilise, déplace le sens pour "choux fourrés" ou profiteroles qui ouvrent l'appétit de voir et déguster sans modération, saynètes, sketches,numéros ou entremets à volonté!L'écriture des solos ou duos restant la signature, la patte du maitre de cérémonie: bras voluptueux, petits doigts de magiciens comme "les 5000 doigts du docteur T" qui font office de final en boite à magie, faiseur de trouble ou d'artefact.Robert Houdin,le diable en filigrane pour ce palais des miroirs où la musique colle et se font à l'esprit malin de tous ces diablotins iconoclastes et trublions.Les images comme fondement, animées, émouvantes, esthétique d'un concept de divertissement très contemporain, inclassable grimoire des légendes et contes mimétiques des temps anciens...Un spectacle inédit, visuel, fantastique et enchanteur...

 

 "Mémoires de formes"Nosfell à la Filature Mulhouse le 11 MAI