vendredi 16 septembre 2022

"Lisle Sonnante": Éliane Radigue, Ellen Arkbro : femmes nébuleuses..."audibles", expérimentales.....Entre génération, une passerelle franchissable!

 


Prologue:

"Plusieurs générations séparent Éliane Radigue et Ellen Arkbro. Pourtant, toutes deux sont des compositrices de l’émergence. Émergentes car on ne cesse de découvrir ces femmes, désormais audibles, qui ont fait et qui font l’histoire des musiques expérimentales. Émergentes aussi parce que chacune à sa manière sollicite une écoute profonde et joue sur les phénomènes d’apparition, de résonance et de superposition harmonique. Immersion dans le flux sonore." 

Stéphane Roth extraits du catalogue du festival Musica

Dans l'Eglise Saint Paul, l'ambiance est de mise: cousins à terre, magnifique scénographie lumineuse, atmosphère cosy pour l'écoute et la découvertes d'oeuvres considérées comme accessibles et , concert étant entre autre, l’occasion de découvrir les pièces de la compositrice et organiste suédoise Ellen Arkbro qui s’empare des deux orgues de l’Église Saint-Paul, accompagnée d’un trio de cuivres.Quand s'estompent les lumières, c'est la surprise de croiser en ambulatoire les trois musiciens interprètes, si proches de nous, frôlant de leur corps et instrument, notre sensibilité à l'écoute d'une expérience sonore singulière.Euphonium et trombones à l'exercice un trio constitué à travers l'espace bordé des sonorités des oeuvres "For organ and brass" de 2017 et "Sculpture" de 2022.Univers contrasté mais proche tant les tensions du souffle de l'orgue, les ventilations animées des instruments à vents "mobiles"s'exposent à emplir espace-temps dans cette nef et cette coupole résonante du temple.

La magie et révélation de la soirée demeurant "L’Île ré-sonante, l’ultime pièce électronique composée par Éliane Radigue en 2000. Ambiance cosmique et méditation garanties lors d'une écoute attentive et très sensible, entre rêves, immatérialité et songes évanescents. Les sons s'étirent, s'alanguissent, parcourent et sillonnent l'environnement minéral du lieu insolite mais si propice à l'accueil des sonorités langoureuses, avec volupté, grâce et intensité.Les fibres du son, leur potentiel à induire une densité forte et opaque, transportent et invitent au voyage intime. Cette opus fait office de temps de recueillement, obsédante litanie cosmique qui renvoie à des atmosphères sidérales. On en sort euphorique, transporté et médusé, projeté dans la nuit citadine comme pour une seconde balade aux sons des bruits du monde.Le festival Musica offrant ici l'opportunité de gouter et déguster les oeuvres dans des "tiers-lieux" inédits, à la mesure de chaque pièce sélectionnée...Espaces physiques partagés de toutes sortes: les lieux de culte se changeant en lieu de partage, friches d'expériences collectives..."Résonants", à coup sur!"Sonnante" en majesté!Près des bords de l'Ill de surcroit, la navigation fut opérante. Notre Ill résonante au destin inédit!


Ellen Arkbro
For organ and brass (2017)
Sculpture (2022)

orgue | Ellen Arkbro
euphonium | Jean Daufresne
trombones | Alexis Persigan, Victor Bailly

Éliane Radigue L’Île ré-sonante (2000)

diffusion sonore | François Bonnet

A l'Eglise Saint Paul le vendredi 15 Septembre dans le cadre du festival Musica.

"Migrants" de Georges Aperghis: la traversée de l'étrange.....Un hymne vivant à ceux qui ont sombré....

 


En ouverture du festival MUSICA, une oeuvre inédite et d'actualité.Mémoire vive inscrite à jamais dans la partition et les corps des interprètes. Dans l'enveloppe émotionnelle de chacun des auditeurs convoqués pour cet instant, événement musical autant qu'humain.

Georges Aperghis compose une grande fresque pour faire résonner l’existence des migrants. « J’ai voulu exprimer, dit-il, les “disparitions” auxquelles nous nous confrontons aujourd’hui. J’ai voulu donner un visage non seulement à ces corps qui parsèment nos côtes, mais aussi à ces personnes qui errent à travers l’Europe sans identité et que l’on peine à reconnaître officiellement comme des vivants. »

L’œuvre prend la forme d’un oratorio en cinq mouvements, avec les voix de la soprano polonaise Agata Zubel et de la mezzo-soprano ukrainienne Christina Daletska. Et l'ensemble Resonanz sous la direction de Emilio Pomarico, de soutenir cet hommage à tous ceux qui ont fuit et tenté de traverser les frontières maritimes. Dans la très belle salle du "Palais des Fêtes" à Strasbourg, berceau de chorale et de moultes événements publics et collectifs, cette "messe" contemporaine, requiem pour ceux qui ont disparu, fait figure d'emblème. Si célébrer un rituel sous une forme "courte" et efficace semble un pari audacieux, c'est celui d'un compositeur attentif aux bruits du monde, qu'ils soient cris ou chuchotements, langues diverses et chamarrées.C'est le texte de Joseph Conrad "Au coeur des ténèbres" qui lui inspire cette fresque dramatique, irréversible parcours vers la mort, la disparition. De l'errance et du désespoir, il façonne un oratorio riche de contrastes, soutenus par un orchestre à cordes, un piano, quelques percussions savamment intrusives...Le premier mouvement introduit les deux narratrices, "lectrices" d'un texte en anglais,accompagnées de pincements de cordes tumultueux, de contrastes de volumes, de silences brefs ponctuant l'atmosphère d’inquiétude.Les violoncelles grondent, le piano s’immisce en petites touches discrètes, puis opère une fusion musicale tonique, osmose inquiétante, raz de marée distinct dans cet univers que l'on imagine "aquatique", maritime. Embarquement pour l’indicible, l'irrévocable destin tragique des migrants...Claquements des archets, pleine des vocalise en crescendo des deux chanteuses. Le chef de ses longues mains, doigts tendus, mouvements vifs et tranchés, dirige l'oeuvre devant nos yeux emplis d"images fortes. Car la musique d'Aperghis est aussi visuelle, tactile, sensuelle. Tous en éveils, les sens de celui qui écoute ces échos vers la mort, qui comme la muse vont bientôt disparaitre, s'éveillent, travaillent à dresser un paysage changeant: brutal ou calme selon toutes les modulations-surprises qui fondent l'opus.Encore une plainte, un gémissement d'une voix blessée, atteinte, vulnérable, encore le chaos des cordes complices d'un "crime" universel et odieux...Le cliquetis des archets comme un leitmotiv de survie, de poésie sonore reprise en assauts vertigineux...Deuxième mouvement après un silence suspendu où les interprètes se retirent pudiquement de l'histoire pour laisser place à l'espace du doute ou de la consternation.Le langage de Aperghis s'y retrouve, petits cris, vitesse et vélocité des voix des deux récitantes qui se font l’écho du destin de ces étrangers en dérive, en débâcle maritime.Les timbres aigus s'y glissent, percutent, ricochent face aux cordes agacées, menaçantes, stridentes, bordées par le sons des violoncelles, de la contrebasse. La diction tachetée d'une conversation sonore interrompue par les perles d'eau, gouttelettes qui se distillent sous la pression des percussions, évoque le naufrage, la perte des repères, l'engloutissement des vies, des corps, des rêves aussi de ceux qui portaient ces gilets de sauvetage fictifs...Moteur de bateau, frémissement de la coque en dérive, résonances des bruits du drame annoncé qui se profile...Tout s'ébranle, alors que filtre des sons quasi joyeux, alertes, touches d'espoir, contraste de tonalité, de volumes.

Le troisième mouvement, purement instrumental, est conçu comme un concerto pour alto et interprété par Geneviève Strosser. L'apogée des cordes y fait son nid, déferlante poussée acoustique, maline maitresse de la dramaturgie, chère à Aperghis.Tempête, vagues déferlantes, les cordes en osmose avec le drame.Comme des voix plaintives, des cris, des alertes: des éclats musicaux, fatale issue, inquiétude grandissante, mort annoncée d'une embarcation chavirante.L'alto tel une voix éperdue de vie, laisse vibrer sa voix écorchée, touchée, coulée...

C'est dans les deux derniers mouvements que l'épilogue se profile: les attaques de l'orchestre se multiplient, les phrases musicales dans les aigus se font insurmontables, la syntaxe se durcit, l'ampleur des sons gronde et menace.Furieux remous, déchirement de la coque d'un navire fantôme, objet de la destinée de ceux qui ont pris la fuite.Des tremblements métalliques des percussions simulent les variations d'une odyssée vertigineuse vers l'inconnu.Le sort de ceux qui ont crus en les promesses, les monts et merveille d'un salut mensonger, est définitivement conclu. Et l'on connait la suite: le cinquième mouvement sera cet ébranlement de tout l'orchestre, vibrant, touché, frappé en plein "choeur": la tonalité des percussions s'y affirme, les précipitations des tempi se font la part belle et les voix s'y creusent un sillon malgré tout infime:hyper-aigus frissonnants, légèreté en touche des timbres des deux chanteuses Agasta Zubel et Christina Dalestka;qui semblent ensorceler la situation ou la délivrer....Murmures, accalmie, tout s'emballe puis s'efface, le piano résonne et l'énergie finale en totale rupture inonde le plateau. Silence.Fin de cette représentation singulière de destins tragiques.Et la nave ne va plus...Plus nulle part laissant un écho terrible , des frissons dans le corps de chacun des auditeurs.

Saluts,ovation du public face au talent et à la sincérité d'un compositeur fétiche que les strasbourgeois ont rencontré depuis...40ans déjà!Depuis "Récitations" jusqu'à aujourd'hui et encore pour d'autres créations au cours du festival!

Le tout est porté par l’Ensemble Resonanz de Hambourg, sous la direction d’Emilio Pomárico.


Georges Aperghis Migrants (2018-2021)
création mondiale du cycle complet

direction | Emilio Pomárico
Ensemble Resonanz

soprano | Agata Zubel
mezzo-soprano | Christina Daletska
alto | Geneviève Strosser

Au Palais des Fêtes le 15 Septembre

samedi 10 septembre 2022

"Requiem" de Verdi: il valait bien une messe !

 


Pour ouvrir la saison, Aziz Shokhakimov réunit l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, deux grandes formations chorales et quatre solistes de haut vol qui interprètent l’une des messes les plus dramatiques qui soient : le Requiem de Verdi, oeuvre d’un compositeur agnostique qui voulut rendre un hommage personnel à son ami le poète Alessandro Manzoni. Dans cette partition de ferveur, Verdi réussit à combiner l’expression de la terreur devant la mort - dans un élan qui rappelle le lyrisme de ses opéras- et la confiance en Dieu qui fait s’abandonner la musique dans une douceur apaisée.
  Des airs, des ensembles, des chœurs : l’opéra fait ici un détour par l’église.

Aziz SHOKHAKIMOV direction, Serena FARNOCCHIA soprano, Jamie BARTON mezzo-soprano, Benjamin BERNHEIM ténor, Ain ANGER basse, Chœur de l’Opéra national du Rhin, Alessandro ZUPPARDO chef de chœur, Chœur philharmonique de Brno, Petr FIALA chef de chœur 

C'est une oeuvre magistrale qui s'annonce et l'on ne sera pas déçu par ce voyage autant mystique qu'angélique qui se profile en cette soirée de "rentrée" de l'Orchestre. En très bonne compagnie pour partager "ce pain" -cum-panis-: une surprenante "assemblée" devant nous: le choeur qui grimpe jusqu'aux cintres, un orchestre déployé à l'envi et quatre solistes pour honorer l'exécution de ce "monument" de Verdi au leitmotiv si connu.Tout commence dans une douceur infime évoquant le recueillement des voix du choeur qui protège, enveloppe par la suite la succession d'entrée des cordes et des voix.Douceur bien trompeuse quand tout s'ébranle dans une tectonique des sons de chaque pupitre, investi dans une tornade, une tempête de motifs récurrents. La messe se profile, doublée d'un soupçon d'opéra naissant, tant la dramaturgie confère aux voix un rôle de personnages théâtralisés. On imagine costumes et mise en scène avec facilité!Tout semble se dérouler dans une fluidité d'exécution exemplaire, une direction tonique et furieuse du chef, alternant en majesté des passages ténus, confidentiels avec un déferlement jouissif et tempétueux de sonorités condensées. Malgré la puissance de cet ensemble magistral devant nous, l'atmosphère est au recueillement.C'est impressionnant et les contrastes, appuyés par une direction sensible et subtile, confèrent à cette opus un caractère unique.La force, la puissance de la musique contraste avec la venue des voix -sublime Serena Farnocchia-en soprano vibrante, très inspirée.Ses partenaires de "jeu", eux aussi portant l'oeuvre avec conviction et brio.

Les silences impressionnent pour cet "opéra en robe ecclésiastique", marquent toutes les variations d'atmosphère de l'oeuvre qui chavire de l'imploration à la bénédiction, sans cesse épousant une diversité surprenante. La soirée "magistrale" conquière le public pour une ovation sans condition qui libère les tensions profondes et intimes que ce requiem ébranle en chacun.....

A l'OPS le vendredi 9 Septembre 

un dispositif scénique digne du ballet de l'opéra de paris!