vendredi 16 septembre 2022

"Migrants" de Georges Aperghis: la traversée de l'étrange.....Un hymne vivant à ceux qui ont sombré....

 


En ouverture du festival MUSICA, une oeuvre inédite et d'actualité.Mémoire vive inscrite à jamais dans la partition et les corps des interprètes. Dans l'enveloppe émotionnelle de chacun des auditeurs convoqués pour cet instant, événement musical autant qu'humain.

Georges Aperghis compose une grande fresque pour faire résonner l’existence des migrants. « J’ai voulu exprimer, dit-il, les “disparitions” auxquelles nous nous confrontons aujourd’hui. J’ai voulu donner un visage non seulement à ces corps qui parsèment nos côtes, mais aussi à ces personnes qui errent à travers l’Europe sans identité et que l’on peine à reconnaître officiellement comme des vivants. »

L’œuvre prend la forme d’un oratorio en cinq mouvements, avec les voix de la soprano polonaise Agata Zubel et de la mezzo-soprano ukrainienne Christina Daletska. Et l'ensemble Resonanz sous la direction de Emilio Pomarico, de soutenir cet hommage à tous ceux qui ont fuit et tenté de traverser les frontières maritimes. Dans la très belle salle du "Palais des Fêtes" à Strasbourg, berceau de chorale et de moultes événements publics et collectifs, cette "messe" contemporaine, requiem pour ceux qui ont disparu, fait figure d'emblème. Si célébrer un rituel sous une forme "courte" et efficace semble un pari audacieux, c'est celui d'un compositeur attentif aux bruits du monde, qu'ils soient cris ou chuchotements, langues diverses et chamarrées.C'est le texte de Joseph Conrad "Au coeur des ténèbres" qui lui inspire cette fresque dramatique, irréversible parcours vers la mort, la disparition. De l'errance et du désespoir, il façonne un oratorio riche de contrastes, soutenus par un orchestre à cordes, un piano, quelques percussions savamment intrusives...Le premier mouvement introduit les deux narratrices, "lectrices" d'un texte en anglais,accompagnées de pincements de cordes tumultueux, de contrastes de volumes, de silences brefs ponctuant l'atmosphère d’inquiétude.Les violoncelles grondent, le piano s’immisce en petites touches discrètes, puis opère une fusion musicale tonique, osmose inquiétante, raz de marée distinct dans cet univers que l'on imagine "aquatique", maritime. Embarquement pour l’indicible, l'irrévocable destin tragique des migrants...Claquements des archets, pleine des vocalise en crescendo des deux chanteuses. Le chef de ses longues mains, doigts tendus, mouvements vifs et tranchés, dirige l'oeuvre devant nos yeux emplis d"images fortes. Car la musique d'Aperghis est aussi visuelle, tactile, sensuelle. Tous en éveils, les sens de celui qui écoute ces échos vers la mort, qui comme la muse vont bientôt disparaitre, s'éveillent, travaillent à dresser un paysage changeant: brutal ou calme selon toutes les modulations-surprises qui fondent l'opus.Encore une plainte, un gémissement d'une voix blessée, atteinte, vulnérable, encore le chaos des cordes complices d'un "crime" universel et odieux...Le cliquetis des archets comme un leitmotiv de survie, de poésie sonore reprise en assauts vertigineux...Deuxième mouvement après un silence suspendu où les interprètes se retirent pudiquement de l'histoire pour laisser place à l'espace du doute ou de la consternation.Le langage de Aperghis s'y retrouve, petits cris, vitesse et vélocité des voix des deux récitantes qui se font l’écho du destin de ces étrangers en dérive, en débâcle maritime.Les timbres aigus s'y glissent, percutent, ricochent face aux cordes agacées, menaçantes, stridentes, bordées par le sons des violoncelles, de la contrebasse. La diction tachetée d'une conversation sonore interrompue par les perles d'eau, gouttelettes qui se distillent sous la pression des percussions, évoque le naufrage, la perte des repères, l'engloutissement des vies, des corps, des rêves aussi de ceux qui portaient ces gilets de sauvetage fictifs...Moteur de bateau, frémissement de la coque en dérive, résonances des bruits du drame annoncé qui se profile...Tout s'ébranle, alors que filtre des sons quasi joyeux, alertes, touches d'espoir, contraste de tonalité, de volumes.

Le troisième mouvement, purement instrumental, est conçu comme un concerto pour alto et interprété par Geneviève Strosser. L'apogée des cordes y fait son nid, déferlante poussée acoustique, maline maitresse de la dramaturgie, chère à Aperghis.Tempête, vagues déferlantes, les cordes en osmose avec le drame.Comme des voix plaintives, des cris, des alertes: des éclats musicaux, fatale issue, inquiétude grandissante, mort annoncée d'une embarcation chavirante.L'alto tel une voix éperdue de vie, laisse vibrer sa voix écorchée, touchée, coulée...

C'est dans les deux derniers mouvements que l'épilogue se profile: les attaques de l'orchestre se multiplient, les phrases musicales dans les aigus se font insurmontables, la syntaxe se durcit, l'ampleur des sons gronde et menace.Furieux remous, déchirement de la coque d'un navire fantôme, objet de la destinée de ceux qui ont pris la fuite.Des tremblements métalliques des percussions simulent les variations d'une odyssée vertigineuse vers l'inconnu.Le sort de ceux qui ont crus en les promesses, les monts et merveille d'un salut mensonger, est définitivement conclu. Et l'on connait la suite: le cinquième mouvement sera cet ébranlement de tout l'orchestre, vibrant, touché, frappé en plein "choeur": la tonalité des percussions s'y affirme, les précipitations des tempi se font la part belle et les voix s'y creusent un sillon malgré tout infime:hyper-aigus frissonnants, légèreté en touche des timbres des deux chanteuses Agasta Zubel et Christina Dalestka;qui semblent ensorceler la situation ou la délivrer....Murmures, accalmie, tout s'emballe puis s'efface, le piano résonne et l'énergie finale en totale rupture inonde le plateau. Silence.Fin de cette représentation singulière de destins tragiques.Et la nave ne va plus...Plus nulle part laissant un écho terrible , des frissons dans le corps de chacun des auditeurs.

Saluts,ovation du public face au talent et à la sincérité d'un compositeur fétiche que les strasbourgeois ont rencontré depuis...40ans déjà!Depuis "Récitations" jusqu'à aujourd'hui et encore pour d'autres créations au cours du festival!

Le tout est porté par l’Ensemble Resonanz de Hambourg, sous la direction d’Emilio Pomárico.


Georges Aperghis Migrants (2018-2021)
création mondiale du cycle complet

direction | Emilio Pomárico
Ensemble Resonanz

soprano | Agata Zubel
mezzo-soprano | Christina Daletska
alto | Geneviève Strosser

Au Palais des Fêtes le 15 Septembre

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