mercredi 28 septembre 2022

"Il se trouve que les oreilles n'ont pas de paupières": fredons et autres sons -frissons de la pensée.


Il se trouve que les oreilles n’ont pas de paupières

« Ce qui est vu peut être aboli par les paupières, peut être arrêté par la cloison ou la tenture, peut être rendu aussitôt inaccessible par la muraille. Ce qui est entendu ne connaît ni paupières, ni cloisons, ni tentures, ni murailles. »

Dans son essai La Haine de la musique, Pascal Quignard sonde cette condition si particulière de notre écoute : elle traverse et transperce irrémédiablement le monde physique, notre corps et notre être. À partir d’extraits du texte de l’auteur, le compositeur Benjamin Dupé a voulu transposer cette réflexion en faisant osciller l’audition et l’entendement. Une forme originale, à mi-chemin entre le concert et le théâtre, avec le comédien Pierre Baux et l’altiste Garth Knox.

On se souvient de l'affiche du festival Musica: un coton tige dans la jaquette d'un violon...Et si le "non-bruit" n'existait pas? L'altiste en scène dans un son ténu, réverbéré qui circule en tourbillon le prouverait-il?L'acteur à ses côtés chantonne, fredonne...des "fredons surgissants"!, grésillements épars en micro-sons...Le duo devant nous va être le laboratoire des fameux écrits de Quignard sur la musique, qui n'est que sons empilés, accumulés.De belles ondes sonores enveloppent  l'atmosphère comme une canopée musicale incertaine: le philosophe écoute le musicien qui insiste, dérape, s'achemine vers une évidence biblique: les sons-frissons sont partout et l'on y échappe pas: pas de rideau, de volets, de persiennes ni de jalousie pour esquiver, étouffer, chasser le son..Dans une gestuelle très chorégraphiée, sur "mesure", au diapason de ses paroles, l'acteur-comédien Pierre Baux, feint d'ouvrir son thorax, d'accueillir les bruits du monde , de se "laver les oreilles" pour mieux gouter ce récit quasi mythologique, texte en soi très musical qui ouvre bien des perspectives d'écoute, de compréhension et d’intelligibilité.Un vrai danseur évolue, salue, se fait pantin, diable et philosophe docte et précis. L'intelligence du texte pour support graphique dans l'espace, éclairé de main de maitre.Un maitre à danser, ustensile indispensable pour mesurer l'espace-temps.

maitre à danser

Danse du balancier, tic-tac de l'horloge comme les trois métronomes qui se mettent à scander le temps comme une sculpture en ronde-bosse. Alors que le musicien fait de même avec son archet magique. L'alto a une présence prépondérante pour faire ressentir ce silence "mort" en réverbération qui ondule et envahit le plateau.Sons inouïs de l'alto pour une définition du son "violeur", cinglant, dérangeant qui déchire les tympans, coupent et tranchent l'espace comme un sabre, une épée, une toile de Fontana...Le réveil, instrument quotidien fait appel à l'oreille et à aucun autre sens...Le sonore est un pays qui ne se contemple pas, n'est pas un paysage, mais un bain constant de sensations auditives irréversible, irrévocable machinerie de vie:comme cette "obéissance", cette cadence à laquelle on n'échappe pas!. L’excitation des propos, la montée en puissances des dires et sons augmente la tension ambiante. Les deux partenaires, dans ce duo-duel sonore et verbal, sont complices, compères et responsables de notre indéfectible écoute. A l'affut d'une parole éclairante, limpide comme le son de l'alto, en phase constante avec la langue de Quignard. Le jeu d'acteur magnifique comme phare et fer de lance de la compréhension.Sons de guerre qui font autorité, incontournable obsession auditive, vibrations qui nous submergent en direct, qui déferlent, abusives, intrusives Cette pièce illumine le texte et fait résonner une pensée en mouvement, à suivre aux sons des bruits qui animent le vivant!Benjamin Dupé en chorégraphe averti et savant "mètre à danser" dans une partition très écrite et quadrillée, en cadence, en démesure dramatique soutenue par l'altiste minutieux Garth Knox...


conception, musique, dramaturgie et mise en scène | Benjamin Dupé
comédien | Pierre Baux
altiste | Garth Knox

éléments de scénographie | Olivier Thomas
collaboration informatique musicale IRCAM | Manuel Poletti
collaboration à la lumière | Christophe Forey
régie générale et son | Julien Frénois

mardi 27 septembre 2022

"La contrebasse m'est tombée dans les mains....": Joelle Léandre en autobiographie sonore! Dans le rétro, dans le viseur, ça fait mouche!


La contrebasse m’est tombée dans les mains à l’âge de neuf ans et depuis je tisse sans cesse des histoires, des liens, des aventures, en totale liberté, avec le feu qui est en moi...

"Son instrument, dit-elle, c’est sa base, son socle, sa colonne vertébrale, une immense boite (à souvenirs), une sorte de tonneau, un radeau… Quel titre pouvait assumer la charge de cette passion musicale vécue à 100 à l’heure, sinon celui, impossible, qui pointerait vers toutes les ramifications, toutes les résonances ? Les mots s’accumulent et s’affolent pour dire un parcours extraordinaire. Une vie qui déborde sur la musique qui déborde sur la vie. Voici donc « la performance » de Joëlle Léandre : un moment brûlant, le concert, mais toujours aussi une façon d’exister, de désirer, de voyager et d’habiter le monde. Avec la liberté qu’on lui connaît, la musicienne livre son autobiographie sur scène aux côtés de la chanteuse Lauren Newton, du guitariste Serge Teyssot-Gay et du batteur Edward Perraud."

Elle apparait en compagnie de deux toutes jeunes interprètes, comme elle vêtues en gamine, soquettes et couettes à l'appui! Image tendre et burlesque pleine de recul et d'humour: retour en arrière dans le rétro pour cette as de la contrebasse, unique personnage désormais légendaire de l'instrument "contemporain". Trois musiciennes, deux clones ou avatars, Ambre et Ode,très scolaires et laborieuses: "elle était difficile"....cette mélodie!Prologue avec le Marius de Marcel Pagnol pour évoquer ses racines de fille du sud, ex-provencale, fille de prolétaire, simple et non destinée à la noblesse de l'apprentissage de la musique....Joelle Léandre se penche sur sa carrière, son parcours à force de verbes, de verve, de rage et de passion! L'écouter, c'est baigner dans un manifeste légitime: la contrebasse, objet musical négligé, non "noble", "oubliée" comme un légume d'autrefois, topinambour ou autre panais,exécutante dissimulée dans l'orchestre, maudite figure de ce qui est "basse" danse de la musique: musique nécrophile en diable.Elle vise, tire là où ça fait mal, dénonce virulente les méfaits du sexisme, revendique la place des femmes, auteurs mais surtout "instrumentistes improvisatrices" pour mieux exprimer comme John Cage: "laissez les sons, ce qu'ils sont"!Nomade, gitane, gipsye du jazz plus tard à force de rencontres inouïes, côtoyant le silence autant que la musique si rare dédiée à la contrebasse solo.Contre les requins d'orchestre qui se taillent la part belle...Free jazz, libérée du jazz académique, liberté revendiquée vers l'improvisation.La musicienne se fait conteuse, actrice, drôle de personnage sympathique, radicale, évoquant ses maitres-Boulez et autres grands de ce siècle passé-. L’invention de soi comme credo, manifeste vivant, vécu d'une femme rebelle, iconoclaste en diable.En bousculant et provoquant les compositeurs négligeant cet instrument trop grand pour une petite fille déterminée à faire de la musique sa vie!Du corps et du geste à l'oeuvre comme pour la danse pour cette utopiste, subversive personne, seule sur scène à nous délivrer son parcours. Et pour l'entourer, l'accompagner, ses trois complices à la guitare et au chant,et aux percussions pour deux morceaux de choix, illustrant à merveille ses propos: surprise, invention, silence, les instruments triturés pour en faire sortir rythme, couleurs et sons inattendus. Hors norme, toujours...Indomptable, insoumise Joelle !

performance musicale
voix | Lauren Newton
guitare électrique | Serge Teyssot-Gay
batterie | Edward Perraud
contrebasse, voix | Joëlle Léandre

Au TJP dans le cadre du Festival MUSICA en coproduction avec JAZZDOR le lundi 26 Septembre 

Loin de Patrick Suskind avec son roman "La contrebasse"!

"La contrebasse est l'instrument le plus gros, le plus puissant et le plus indispensable de l'orchestre, le plus beau aussi, dit d'abord le contrebassiste.
Mais bientôt l'éloge pompeux laisse affleurer les frustrations et les rancœurs du musicien et de l'homme. Et peu à peu la haine d'abord refoulée de cette encombrante compagne s'exprime, se déchaîne et explose jusqu'à la folie..."

dimanche 25 septembre 2022

"Donnez moi une raison de vous croire": Mathieu Bauer et le Goupe 46 de l'école du TNS :crédules mais pas dupes!

 

Mis en scène par Mathieu Bauer, donnez-moi une raison de vous croire est le spectacle d’entrée dans la vie professionnelle du Groupe 46 de l’École du TNS. Partant du dernier chapitre de L’Amérique de Franz Kafka, texte resté inachevé, Marion Stenton, dramaturge, situe sa pièce au Grand Théâtre de l’Oklahoma. On entre ici dans les coulisses du rêve américain, où les déclassé·e·s et les inclassables occupent les couloirs dans l’attente ou dans le refus des rôles qu’une bureaucratie absurde veut bien leur attribuer. La musique occupe une place essentielle dans ce spectacle, avec la présence sur le plateau du guitariste et compositeur Sylvain Cartigny et la création sonore de Jean-Philippe Gross.

C'est un accueil bien spécial, celui d'un hôtesse fort polie destinée à recevoir les postulants d'un casting ou d'un rendez-vous d'embauche du Théâtre d'Oklahoma...Ici on semble considérer tout le monde et chacun qui se présente dans cet univers de salle d'attente très design, reçoit considération et sympathie.Jusqu'à ce que l'on s’aperçoive que c'est dans une arène que l'on se trouve: sorte d'amphithéâtre, bureau d'accueil multi fonction ou couloir que l'on visite en compagnie de la cheffe-guide tenant ce rôle ingrat mais nécessaire.La troupe de postulants suit allègrement, petit groupe hétérogène en diable. Chacun ira de son "solo"parmi ses souffrants du recrutement implacable de participants à ce théâtre fantôme en apparence si exigeant en comédiens et autres fonctions inhérantes à la bonne marche d'une petite entreprise. Un portier, briffé comme un fonctionnaire des sorties et entrées des candidats, "celui qui savait tout jouer", "celui qui voulait rester debout"...Autant de personnages à multiples facettes. Ainsi va le définition des rôle de chacun dans le générique et les comédiens excellent dans ces qualités définies et jouées avec justesse et sincérité.La cheffe du personnel comme principal rôle articulant les séquences, les niveaux de jeu, maitre de cérémonie, Emilie Lehuraux, Pauline Vallé qui accueille et rêve d'être chanteuse...Sela Yeboah qui a perdu l'usage de ses mains et vit son personnage franchement émouvant et drôle, en pleurs artificielles désopilantes Et tous les autres composant un bouquet, florilège des situations et conditions de vie des gens du théâtre ou du monde du, travail. Dans cette antichambre de Pole Emploi, des Assedics ou de la Sécurité Sociale, chacun tente de se faire reconnaitre plus qu'un numéro Mais au baromètre et à l'horoscope du travail, le temps et les astres ne sont pas vraiment de la partie. Beau fixe pour les sept musiciens qui accompagnent texte et gestuelle, déplacements et autres pérégrinations de mise en scène. Des gestes, attitudes recherchées et élaborées sous l'oeil de Thierry Thieu Niang permettent à chacun de se démarquer, d'être soi et dans une altérité pertinente. L'empathie ressentie alors du spectateur à l'acteur se renforce et cette "jeunesse" devient maitrise et maturité: une richesse émotionnelle transmissible et contagieuse dans ce dispositif à la fois accueillant et repoussant de fausse bienveillance.L’hypocrisie ici vaincue par des destins qui gagneront la bataille, on l'espère pour trouver leur "place" et exister pour une utopie. Marion Stenton et Mathieu Bauer en poupe pour restituer cet univers, cette ambiance quasi jubilatoire des salles d'attente où tout semble se jouer entre les protagonistes.Le titre de la pièce  trahissant le doute, la méfiance, l'appréhension que font naitre ces situations sur la corde raide où il faudrait faire ses preuves dans un monde où les dés sont joués, où le sort s'acharne à nous faire douter de nos capacités et ternir nos rêves.

 

 


mise en scène | Mathieu Bauer
texte et dramaturgie |Marion Stenton
collaboration artistique et composition | Sylvain Cartigny
création sonore | Jean-Philippe Gross

avec l’ensemble des artistes du Groupe 46 de l’École du TNS

Jeu
Carla Audebaud, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Kadir Ersoy, Gulliver Hecq, Simon Jacquard, Émilie Lehuraux, Aurore Levy, Joséphine Linel-Delmas, Pauline Vallé, Cindy Vincent, Sefa Yeboah

Orchestre
guitare, claviers | Sylvain Cartigny
batterie et trompette | Mathieu Bauer
euphonium | Jessica Maneveau
claviers | Antoine Hespel
saxophone alto | Ninon Le Chevalier
trombone | Thomas Cany
thérémine et orgue | Antoine Pusch
basse | Foucault de Malet

lumière | Zoë Robert
regard chorégraphique | Thierry Thieû Niang
assistanat à la mise en scène | Antoine Hespel
scénographie, costumes | Clara Hubert, Ninon Le Chevalier, Dimitri Lenin
son | Foucault de Malet
régie lumière | Thomas Cany
régie son | Margault Willkomm
régie plateau | Antoine Pusch
régie générale | Jessica Maneveau