jeudi 19 janvier 2023

"Submission Submission" de Bryana Fritz : saintes, n'y touche ! Béates attitudes.

 


Bryana Fritz Belgique Etats-Unis solo création 2021

Submission Submission

Étranges portraits

"S’immerger en eaux troubles, avec humour, dans la biographie de quatre saintes martyres, tel est le projet de Bryana Fritz avec Submission Submission. Non sans provocation, l’artiste américaine basée à Bruxelles endosse le rôle d’ « hagiographe amatrice » et se comporte comme une débutante et une amoureuse. Durant cette performance féministe, digitale et mouvementée, elle s’intéresse aux vies de Hildegarde de Bingen, Christina l’Admirable, Catherine de Sienne ou encore Christine de Bolsena. Sans craindre les associations les plus hasardeuses, elle réalise un audacieux collage performatif basé sur la vie subvertie de ces saintes moyenâgeuses ainsi que sur leurs morts et leurs passions. À partir de tressages narratifs et d’images déployés sur fond d’écran d’ordinateur, elle jette son corps dans la bataille ouvrant un autre espace de dialogue autour des phénomènes de sociétés."


On sera avec elle au départ qui nous expose son "processus de création" en toute simplicité: en hagiographe, amoureuse de codex et de compilations sur le sujet, la voici nous livrant quatre de ses versions catéchismes, celles  d'une danseuse en proie aux visions divines. Mais, les saintes ne dansent pas..Alors cette stratégie corporelle d'afficher ces figures mythiques et mystiques sera publique, subversive où Dieu parle avec elle, à travers son corps, passeur et vecteur de divinisation."Donner corps aux saintes", deus ex machina, ressusciter et mourir à la fois dans l'espoir d'être sanctifié: un programme alléchant que l'interprète-conteuse, tout en blanc virginal et désincarné va nous délivrer.La "chaire publique", celle qui échoue et faute, celle qui pêche non par omission mais obligation! Coquine et maline figure anticléricale et audacieuse. En prologue, sur fond d'écran déversant des calculs informatiques calligraphiés, elle exécute une danse frontale, verticale, d'aplomb et révèle ses stigmates dans la simulation de douleur, de souffrance.Dans un érotisme brûlant, le sexe barré de deux doigts en croix: no sexe, implorante à genoux, en prière devant les mots défilants des cinq sens.Lips, tongue, eyes, tout ce qui nuit à la raison vers la trahison de l'amour de dieu.Gainée de noir sous l'effet des projecteurs, elle se transforme en silhouette noire, diabolique.Voluptueuse icône fléchie, courbée, soumise.

 


Viennent les évocations des saintes. On démarre avec Hildegarde von Binden, à force de légendes défilants sur l'écran, tout de bleu, couleur de la vierge sage. Les paroles murmurées en même temps qu'un climat étrange s'installe. Une danse minimale, axée, droite illustre les visions d'une possédée du ciel, "ombre de la lumière vivante", "inéduquée", en proie à ses fantasmes et illuminations. Agitée, perturbée, désordonnée dans ses gestes inspirés de la démence, de la folie, de l'emprise de dieu sur son corps complice. Lumières et rythme stroboscopique de la musique en contrepoint. Dans un anglais répétitif, en continu, le son martèle l'ambiance.Au tour de Catherine de Sienne de passer à la moulinette de cette iconoclaste et trublione hagiographe.Toujours avec fond de calligraphie infographiste, en soutien-gorge et coiffée d'un tee shirt comme un voile de nonne, elle "peste" et fait vœu de ne jamais se marier.Ce sera Jésus, l'heureux élu, personnage choisi parmi le public, devenu secrétaire de ses actions à graver à jamais sur les frontispices des églises.Elle chante pour le Christ, bras ouvert en croix, voilée de blanc en nonette docile et obéissante. Habitée, malicieuse et profondément inspirée.Sur fond d'orgue électronique, musique mystique Je susse, Jésus, les mots se confondent sans ambiguïté avec son bel accent...


Christina l'Admirable fait ensuite office de langue interdite, bannie du corpus vivendi, une vraie pâte issue de sa bouche. Langue interdite, mots bannis, parole frustrée. La langue bien pendue cependant qu'elle étire et arrache de son palais buccal. Langue au chat,délicieuse gâterie d'un sens gouteux, coupée par le père de la sainte.C'est la "maison de la crotte" qui fait office de décor linguistique pour une danse sexy, simulant cris et outrages, bouche grande ouverte, béance et érotisme de l'ouverture, origine du monde.Elle brandit l'objet du péché et balance cette langue baveuse sur le mur des lamentations. Hirsute, dégingandée, secouée de spasmes incorrects, perverse sur des rythmes endiablés. Pleins décibels pour transe en danse. Au sol interdit de séjour pour chute et omission de confession. Après des sons de tympans de cloche rituels, nous voici en compagnie de Christine l’Étonnante de Bolséna. C'est Nick Cave qui est convoqué pour faute grave et pour omission dans son hymne à la sainte, plein de "fautes" et d’erreurs hagiographiques. Elle se plait à corriger en direct ces infamies à la religion. Puis un "Agnus Déi" grégorien pour support de danse, l'émeut à propos de "la puanteur du péché humain"qu’elle fustige nous accusant aussi de "puer" ou "schlinguer"! En extase, elle tremble, tétanique figure divine, épileptique en diable, possédée."Croix-moi", crucifiée par la peur et la terreur qu'elle va bien sur combattre, surmonter et vaincre. En bonne sainte au dessous de tout soupçon. Péchés capiteux que ceux ci, capitaux par la honte et le remord engendrés. Danse votive, sacrée, digne et drôle dans une béatitude innocente et pleine de charme. Bryana Fritz avec intelligence et audace brosse ici des anti-portraits de saintes nitouches, prudes où qui s'y frotte, s'y pique."Saintes n'y touche" de toute beauté et originalité.

 A Pole Sud les 17 et 18 Janvier dans le cadre du festival "l'année commence avec elles"

mercredi 18 janvier 2023

"Mascarades" de Betty Tchomanga: extensions du domaine de la transe.

 


Betty Tchomanga France solo création 2020

Dans les sauts de la sirène

Entre voix et sons, rythmique répétitive pour la pulsation et musique électro, Betty Tchomanga revisite le mythe de Mami Wata, divinité africaine mi-femme mi-poisson, puissante et redoutée, qui est aussi une figure des bas-fonds. Dans Mascarades, telle une sirène échouée, l’interprète fait face aux gens qui la regardent et saute. Un saut ordinaire, vertical, et dont le mouvement persistant fait émerger de surprenantes transformations. Dans ce solo – comme si son corps devenu surface de projection s’offrait au flux continuel d’images – Betty Tchomanga joue les transformations en déclinant les différents enjeux du saut sur le mode du désir : sauter encore pour exister, résister, devenir ou mourir. Ainsi Mascarades convie de multiples présences fantomatiques au sein d’une écriture concise aux débordements inattendus.

Jump ! Dans le vide....l'or dure...Bas les masques.

La voilà cette sorcière qui chante, enjôleuse, enrouleuse. Comme à la Mary Wigman, recroquevillée, grimaçante, les yeux révulsés sur une estrade magnifiée. En tunique gris-blanc comme une odalisque adulée, attirante, absente, évadée dans un autre monde, à part, convoitée par nos regards 


intrigués.Tiraillée par un désir de déplaire, de repousser et d'attirer en même temps. Les pieds en éventail, orteils mobiles écartelés. Des éclairages verdâtres pour l'isoler au mieux sur le plateau nu. Habitée de tremblements, la tête désaxée par un effet perturbant de noircissement du cou qui isole son couvre-chef capital.Un chignon haut, tressé, des doigts en griffes et serres d'oiseaux.Tel un animal égaré, possédé, cette femme-girafe intrigue et questionne l'identité. Elle se dévêtit, en short jean, le corps à demi noirci, la peau entre noir et blanc de peau...Des rythmes musicaux hallucinés l'accompagnent dans cette danse rituelle déjantée, désaxée. Sauts et rebonds nus pieds la transforment en sauvage indomptable, pantin mécanique obéissant à des dictats venus d'ailleurs. Elle repousse les démons, le regard hagard, les jambes en dedans, en dehors comme la sacrifiée, l'élue du Sacre du Printemps. Danse votive ou rogations, mimiques du visage qui se plisse, se rétracte en autant de signes, de replis. Des onomatopées sur le bout des lèvres comme une mélodie de Gainsbourg ,"Comic strip"...


Des nattes en falbala se délivrent, extensions au vent, tournoyantes. Parure de parade, d'oiseau rare à poils, à plumes. Qui crie, se rebelle, se rebiffe et s'envole dans de belles envergures. Chasse-mouche et balais o'cedar aux poings comme des plumeaux de majorette extra-ordinaire créature hybride d'un autre continent. Rasta aussi à la Marley insurgée et indomptable.Tel un animal, mi homme, mi femme,elle, il renifle, haletant, râlant. Corbeau, corneille, oiseau de bon ou mauvaise augure. En slam, en rap, voilà l'étrange animal sauvage qui se transfigure, se métamorphose en proie à l'emprise des dieux, des esprits malins, oiseau de proie ou bestiole au sexe poilu recouvert  de ses nattes qui circulent et font que son corps mute lors de cette danse rituelle. Les cheveux masquent son corps,en font une barbe qui désarçonne les genres masculin- féminin avec bonheur et ironie .Épouvantail qui fait la bête, qui fait l'ange,androgyne à souhait, ensorceleuse de quartier en colère, pelage de poils en habit de danseuse. Déhanchée, torsion du bassin, danse serpentine ondulante sans équivoque sexuelle. C'est en bord de scène que cette créature transfigurée tente de communiquer en vain, apeurée, tandis que le bûcher fume pour mieux l'immoler.


Des plaintes et murmures en adresse au public, dans le calme ou des hurlements hoquetant.  Elle émet aussi comme un chant mélodique séducteur de sa voix de gorge, puissante. Cela vaut de l'or, ce saut dans le vide, cette interprétation hors norme d'une artiste qui se donne, habite son corps comme un vecteur de sons, de gestes sidérants. Betty Tchomanga joue, danse de toute sa peau noircie par excès pour mieux mettre en valeur les différences de tons, de perception de nos regards sur l'apparence de l'autre, de l'étrange.

A Pole Sud les 17 ET 18 JANVIER dans le cadre du festival "L'année commence avec elles"

"Un sentiment de vie" et de minuscule en Majuscule....Claudine Galéa, Valérie Dreville et Emilie Charriot, triolet magnétique.

 


"Comment préserver tout ce qui, dans les grands moments comme dans les gestes dérisoires, nous procure un sentiment de vie ? L’écrivaine Claudine Galea trace ici un chemin sensible entre passé et présent, elle qui a grandi entre un père né en Algérie, militaire ayant participé à la Seconde Guerre mondiale, à l’Indochine et une mère française et anticolonialiste. Il est question de la porosité et du poids de la grande Histoire dans celle, intime, de la cellule familiale. Que fait-on de nos « héritages » ? La metteure en scène Émilie Charriot et l’actrice Valérie Dréville donnent corps et voix à cette recherche de beauté et de vérité où se mêlent la vie, la mort, le voyage en voiture avec un père décédé, la voix de Frank Sinatra à la radio, l’art et l’écriture comme souffle vital."

Les choses infimes seront ici révélées à partir d'un texte "incarné" sur le plateau nu, vide de la salle Gignoux par Valérie Dreville dans son plus simple "costume" de ville, neutre, banalisé: pullover et pantalon sombre, chevelure déployée sobrement. C'est tout le reste du corps, de la voix qui font le reste et c'est peu dire que cette performance d'actrice, discrète et absolue dans son engagement, touche, bouleverse, renverse. Décale et fascine par son authenticité. Directe, effleurant les mots ou les pondérant d'un poids juste et pertinent. Nous voilà embarqués dans une très belle évocation de souvenir de lecture de Richter, "Falk" dans le texte: une évocation charnelle d'un amant vêtu d'un "jean" seconde peau que la comédienne semble enfiler avec grâce et jouissance. L'amant décarcassé de son exosquelette qui lui sied à ravir.Diction sensible, secrète au départ de la pièce, volume et puissance se renforçant au fur et à mesure. La voix comme vecteur, médium d'une sensibilité à fleur de peau. Valérie Dréville a elle seule, dans ce "monologue" évoque nostalgie, résurgence de sentiments, de sensations fines, subtiles et dignes de transmettre une véracité, une empathie singulière avec ce personnage qui porte la vie. En Majuscule, minuscule opus grandiose de l'Amour. Amour du père, du pays, de ses racines et du théâtre. Ce lieu, cet "endroit" où elle sait être et ne pas paraitre. Claudine Galéa, autrice et génitrice de cette matrice féconde, un texte sobre qui va droit vers nous sans obstacle ni effet de mise en scène: Emilie Charriot se pliant avec respect et décence à ce jeu de va et vient entre scène et salle, public et actrice dans son plus simple appareil: corps et voix du corps, correspondance entre musicalité et sonorité des mots, du rythme de la syntaxe. Malicieuse, mutine, le regard bien dans son assiette, cette surface de réparation salutaire de la  performeuse-athlète du plateau. Une danse sensuelle du bout des lèvres, des mains. Un face- à- face où les regard s'échangent, le texte coule de source, douleur ou doute, questions et indépendance de l’être au poing. Une partition à trois, un triolet musical sur un territoire d'écriture singulier.

Artiste associée au TNS, Claudine Galea est écrivaine de théâtre et de romans. Son théâtre est publié aux éditions Espaces 34. Mathieu Amalric a adapté Je reviens de loin au cinéma sous le titre Serre moi fort. Son dernier roman Les choses comme elles sont est paru en 2019 aux Éditions Verticales. Émilie Charriot, actrice et metteure en scène, a connu un succès international dès 2014 avec la création de King Kong Théorie de Virginie Despentes. En partenariat avec le Théâtre Vidy - Lausanne, elle met en scène, entre autre, Passion simple de Annie Erneaux (2019) et Outrage au public de Peter Handke (2020). Passionnée par l’art du jeu, qui est au centre de son travail, elle rencontre ici Valérie Dréville, actrice associée au TNS.

Au TNS jusqu'au 27 Janvier