lundi 27 février 2023

"Over Dance": accepter la "perte", trouver le gain....et le regain....Qui perd, gagne!

 


Le corps vieillissant : voila le thème qui a été proposé à Angelin Preljocaj et à Rachid Ouramdane comme point de départ de leurs créations respectives, qu’ils présenteront tour à tour lors de la soirée.

"Qu’est-ce que l’âge d’un corps ? Angelin Preljocaj et Rachid Ouramdane explorent cette question énigmatique dans ce programme de deux pièces, produit par Aterballetto. Un corps ne voyage-t-il pas dans les interstices du temps en fonction de sa perception, de son réel et de son imaginaire, s’interroge Angelin Prejocaj. Envisager cette problématique ne revient-il pas à se demander quelle pensée engendre ces corps ? En convoquant au plateau des personnalités de plus de 60 ans ayant eu une pratique physique, il tente d’y répondre. Rachid Ouramdane, quant à lui, aborde ce thème à travers trois prismes : le vieillissement du corps dansant avec deux interprètes « retraités » ; celui d’un courant de danse : le music-hall, ses claquettes et ses paillettes ; la maturation d’une relation de couple à travers la romance qui imprègne souvent ce type de spectacle."

Reprise d’un avantage perdu, recrudescence inattendue, action de regagner. Herbe qui repousse dans les prés après qu'ils ont été fauchés. Faucher le regain. · Un regain d'activité.pour tous ces acteurs "vieillissants" à la fleur de l'âge...A fleur de peau, de rides, de plis, de transformation du corps, de métamorphose lente de tout un potentiel : maintenu ou oublié, évacué par les années au profit de la maturité, de l'expérience. La "beauté" remise en question somme toute. 

Qui perd, gagne en richesse et intensité!

En vitesse de croisière, un couple apparait sur scène, pour "Un jour nouveau" signé Rachid Ouramdane. Couple encore "idéal", lui tout de noir vêtu, costume seyant, moulant un corps aux lignes "impérissables et impeccables". Elle en tenue de "soirée" style concours de danse de salon. Rayonnante au sourire complice pour un show éclatant de "féminité" non retenue, assumée à l'ancienne: femme séduisante, enjôleuse et attirante à souhait. Peu importe l'âge, la séduction opère dans un corps qui n'est pas le "plus que parfait" de la grammaire technique du genre, mais encore aux traces "canoniques" de l'emploi.. Herma Vos et Darryl E.Woods suspendent le temps et déjouent le challenge.Beaux et fragiles, forts et habités à la foi, galvanisés par des musiques de légende, les "clowns" dansent et évoluent à l'envi. La prestation est courte, juste le temps de prouver s'il le fallait au ralenti ce que les "anciens" font de la danse, ce que la danse fait des "anciens" est convaincant et spectaculaire: qui se regarde au delà des frontières de l'esthétique reconnue et sacralisée. Ils sont "hors sol", évanescentes et plein de charme. La "femme", le couple, l'amour sont danse et fragilité.Pas fragilisée par les années. Séniors qui s'ignorent, la grâce n'est ni déchue ni désuète. La vitesse décélère certes et de "performante", se fait  croisière au long court....

Succède "Birthday Party" de Angelin Preljocaj: Happy Hours des corps jouissifs!

Ils sont huit, en position frontale, "déguisés" comme pour un anniversaire, une soirée de carnaval ou un après-midi festif pour enfants au McDo. Pas de confusion possible: ils vont s'amuser, nous amuser de mimiques, de poses, d'attitudes ou postures incroyables. Qui songerait à leur âge si on ne nous avait prévenu que des personnes "âgées" allaient évoluer sur scène. Car ces séniors sont de toute intelligence corporelle et si l'on peut cependant observer qu'un geste ne s'étire pas jusqu'au bout de possession de capacités antérieures, on va direct au delà des critères canoniques pour aller à l'essentiel: l'essence du mouvement: l'énergie, l'engagement, la poésie de la chorégraphie taillée sur mesure pour ces "modèles" de sincérité, de justesse. Pas de performance, ni de m'as-tu vu . On y danse en ligne frontale, en bloc vociférant sur une musique "soviétique" arborant le travail, le stakhanovisme à la légère. C'est drôle et courageux. Et fascinant par l'aisance de tous, rythmiquement à l'unisson, à l'écoute comme dans une danse chorale d'antan.A la Laban, cette bande des huit opère et séduit. Un très beau solo d'une danseuse à la ligne filiforme "idéale", des duos hommes-femmes à la présente bluffante et le tour est joué.Que racontent ces interprètes au corps qui ne ment pas sinon la grâce d'habiter un rôle, une musique, une communauté dansante qui jouit de son énergie singulière. Celle d'un opus respectable et respectueux d'une mémoire corporelle sidérante qui bafoue tout cliché sur la perte ou le vieillissement. Ici perdre, c'est gagner au jeu du miracle des années qui passent et n’effacent pas l'essentiel: la rareté, l'incongru, la fragilité, l'agilité. Bref la sincérité et jamais de cachotterie ni de mascarade pour cet "anniversaire" réjouissant une "over dance" qui ne tue pas mais ressuscite des talents cachés ou enfouis pour le meilleur.De quoi rentrer en danse comme un sacerdoce éternel, une longévité à cultiver comme Candide en un jardin où la danse est "art de combat" avec le corps que l'on s'est façonné, que l'on habite en diable pour défier le temps, l'empreinte, les marques, les rides que l'on voudrait bien nous imposer mercantilement! Séniors, je vous aime et vous chéris au plus profond de la peau, des plis et replis baroques de votre destinée à grandir et approfondir le sens de la Danse.

Au Théâtre National de la Danse" jusqu'au 23 Février

lundi 20 février 2023

"La voix humaine": au bout du fil et sans filet. Patricia Petibon rivalise de talents, tragédienne de Poulenc en majesté.

 


« Allô ! C'est toi ?... On avait coupé... Non, non, j'attendais. On sonnait, je décrochais et il n'y avait personne... Sans doute... Bien sûr... Tu as sommeil ?... Tu es bon d'avoir téléphoné... » Scène ordinaire de la vie amoureuse : une femme tente de joindre l'homme qu'elle aime mais la ligne téléphonique est capricieuse ce soir. Derrière les non-dits et les platitudes échangées sur la journée de la veille, une autre histoire se dessine en filigrane. Celle d'une rupture douloureuse qui ne passe pas, d'un mal de vivre doublé d'un besoin éperdu d'affection. Une histoire sublimement banale qui porte en elle la voix d'une humanité blessée. Mais si l'on pouvait remonter le temps, les mêmes causes produiraient-elles les mêmes conséquences ?


Monodrame poignant et avant-gardiste de Jean Cocteau, La Voix humaine accède en 1959 au rang de tragédie lyrique grâce au génie musical de Francis Poulenc - il aura fallu quarante ans d'amitié pour que les deux artistes se rencontrent enfin autour d'une œuvre commune. La soprano Patricia Petibon relève le défi de ce seule-en-scène exigeant avec la complicité de la cheffe Ariane Matiakh. Elle retrouve pour l'occasion l'univers réaliste et la précision poétique de la metteuse en scène Katie Mitchell qui offre à ce drame un nouvel épilogue cinématographique, porté par une puissante composition symphonique de l'Islandaise Anna Thorvaldsdottir, où se mêlent souvenirs vécus et réalité alternative dans une réminiscence impossible.


Une femme et un téléphone. Il n’en fallait pas plus à Jean Cocteau
pour créer une tragédie du quotidien dans sa pièce de théâtre. Ce

monologue pour voix de soprano est servi par la musique expressive et

émotionnelle de Poulenc.

Patricia Petibon, soprano flamboyante, star d’aujourd’hui, revient

à l’OnR, où elle avait débuté en Sœur Constance dans
Dialogues des
Carmélites
en 1999. Elle retrouve Katie Mitchell, grande femme de
théâtre, avec qui elle a déjà travaillé sur
Alcina au Festival d’Aix-en-
Provence en 2015 et qui travaille pour la première fois à l’OnR.

Parmi les points saillants des choix de mise en scène, le monodrame

de 50 minutes est suivi d’une pièce symphonique contemporaine, liant

la partition de Poulenc à celle d’Anna Thorvaldsdottir, compositrice

islandaise acclamée par la critique.

Ce spectacle mêle théâtre et cinéma : un film raconte la suite de

l’histoire de la protagoniste de
La Voix humaine.
Dans la fosse, Ariane Matiakh dirige pour la première fois

l’Orchestre philharmonique de Strasbourg

Tout démarre en cinémascope et ce format demeurera tout au long du spectacle: un 16/9ème tout a fait adéquat pour une narration scénique forte et soulignée par cette "vitrine" allongée qui laisse supposer un "hors champ" magnétique...A l'écran, une femme rousse, cheveux ondoyants, de feu, flammes à la Jean Jacques Henner, incarnée par Patricia Petibon. Elle rentre chez elle, apeurée, inquiète, et parvient au seuil de son appartement, ferme la porte. Et l'on passe de l'autre coté du miroir. Le rideau se lève sur un décor d'appartement, de chambre cosy, bourgeoise, chaleureusement éclairée. En bleu et vert dominant. Dans un cadre toujours au format cinématographique, bordé de noir, cerclé, encerclant. Femme aux abois, sur "le fil" d'une histoire qu'elle déroule en aveux parcimonieux,parcellaires : un dialogue au départ qui démarre par le branchement à la standardiste, à d'autres interlocuteurs en ligne. C'est un téléphone "portable" anachronique par rapport au livret d'origine au combiné classique de l'époque. Un ordinateur aussi vient s’immiscer pour déjouer les espaces et les images de l'absent; celui qui est "à l'autre bout du fil". Ce fil qui relie ou qui "coupe" le dialogue. Et qui dématérialisé par le progrès, ce fait noeud et menace pour cette anti-héroïne. Seule, elle tente de nouer le contact, se fourvoie dans des "mensonges". Habillée encore d'un manteau et chaussée de baskets, peu à peu, elle se livre, s'égare, arpente le plateau, repousse des objets parsemés sur le sol qui trahissent un grand désordre intérieur. C'est en robe de chambre et pantoufles que le récit sourd peu à peu, dramatique sur les lèvres.Par la voix de la chanteuse qui se donne corps et âme à ce personnage troublé, troublante figure féminine de la soumission, de la pudeur, de fautive âme impure ce cette liaison. Avec un homme lointain que l'on ne connaitra jamais, fantôme de ses angoisses, de sa tentative de suicide qu'elle raconte à ce téléphone sans fil qui la relie à de l'abstrait.Victime consentante, elle se fait petite et courbée, douce et susurrante ou animée de folie virulente Elle perd pied, range tout ce qui "traine" dans un sac qui contiendra tous ses malheurs, ses doutes, ses angoisses.La musique est comme un partenaire qui lui répond, la soutient ou la contredit C'est elle, personnage à part entière qui dialogue avec notre héroïne.et l'accompagne avec ferveur et bienveillance. Le drame approche, les lumières s'éteignent alors que l'actrice cantatrice incarne avec brio et mesure ce personnage envahi de désespoir. Elle ouvre la fenêtre de ce huis clos tyrannique et l'on songe au pire. Songe qui s'avère réalité car la suite "inventée" de ce drame sera à nouveau images, icônes sur l'écran virtuel de cinéma. Rêve ou cauchemar d'une femme retrouvée couchée au sol qui semble renaitre grâce à l'artifice de la "marche arrière" du temps du dé-roulement des images...C'est poignant et inquiétant, redoutable artifice scénique que ce chien omniprésent dans ses rêves au ralenti. Les marches qu'elle gravit ou descend comme des épreuves physiques à surmonter au sortir d'un tunnel au bord du fleuve...Patricia Petibon fait encore ici preuve d'un talent inouï, autant vocal que théâtral et campe une femme désœuvrée très contemporaine, à l'affut du moindre signe de manifestation amoureuse de son téléphone. Addiction ou refuge à distance pour un amour impossible. La mise en scène lui offrant un espace de liberté d'interprétation à la mesure de l'intelligence de sa compréhension du rôle.

 

 Distribution

Direction musicale Ariane Matiakh Mise en scène Katie Mitchell Décors Alex Eales Costumes Sussie Juhlin-Wallén Lumières Bethany Gupwell Réalisateur vidéo Grant Gee Orchestre philharmonique de Strasbourg

Les Artistes

La Voix humaine

Francis Poulenc / Anna Thorvaldsdottir


Nouvelle production de l’Opéra national du Rhin.

La Voix humaine.
Tragédie lyrique en un acte de Francis Poulenc
d’après un monologue du même nom écrit par Jean Cocteau.
Créée le 6 février 1959 à la Salle Favart à Paris.

Aeriality.
Pièce orchestrale d’Anna Thorvaldsdottir.
Commande de l’Orchestre symphonique d’Islande.
Créée le 24 novembre 2011 à la Salle Harpa à Reykjavik


samedi 11 février 2023

"Zugzwang": les murs murmurent, les tapis se rient de tant de chausse-trappe, de trous, de failles architectoniques: une galaxie, accessoire en diable!

 


Après Optraken en 2019, le Galactik Ensemble poursuit son travail sur le rapport de l’homme à son environnement dans une aventure joyeuse et débridée. 


Dans le vocabulaire des échecs, le zugzwang désigne une situation dans laquelle le joueur est contraint de réaliser un coup qui va affaiblir sa position. Une belle métaphore pour dire ces moments où ce ne sont pas les corps qui habitent et aménagent l’espace, mais bien l’espace qui mène sa vie propre et contraint les corps au mouvement. Tel est le monde farfelu de Zugzwang : les tables vacillent, les tapis glissent, les murs s’affaissent, les pots de fleurs tombent. Sans cesse il faut s’accrocher, se déplacer, s’adapter. Le risque du déséquilibre est un état permanent. Un nouveau lieu prend forme, une situation se met en place, une histoire commence à s’écrire et déjà s’interrompt pour reprendre, peut-être, plus tard. Dans cet espace aux multiples vies, les corps des cinq circassiens, avec humour, se meuvent tant bien que mal et tentent de trouver l’équilibre là où la fragilité est la règle."Zugzwang"

Entrée en matière où d'emblée les dés sont joués: ambiance absurde, débridée dans une "stube" surannée au gout douteux et kitsch, tapisserie et tapis de mise, tableau, cadre suspendu. De tous ces objets vont naitre des personnages animés: une nappe devient suaire à carreaux écossais, un tapis, tanière de bestiole rampante, une lampe, un projecteur baladeur inquisiteur...Cinq escogriffes style Pieds Nickelés s'ébattent, épris d'une danse de Saint Guy contagieuse. Les chaises sont molles et flexibles à la Dali, les tables démontables à loisirs comme un mobilier à la George Brecht, improbable ustensile accessoire à tiroir, objet détourné. Ou objets introuvables de Jacques Carelman. Tout se brise, se casse dans de grands fracas, fatras sur scène et en coulisse. Un tremblement de terre au lointain comme oiseau de mauvaise augure. C'est un peu "Alice au pays des Merveilles" que ce damier de jeu d'échec, manipulé par des démiurges, Man Ray et  Marcel Duchamp... Doublé de références à "Entrac'te" de René Clair où tout bascule en déséquilibre invraisemblable, surréaliste .


La musique remaniée de "Tombe la neige" en prime comme fond sonore. Un passe-muraille étonnant brise à l'envi les parois des murs et ces être dits hydrocéphales, de crâner, de survivre, de surnager de ce chaos joyeux. Un solo de circassien en prime à la Wim Vandekeybus pour déboussoler. Des corps tronqués sortent des panneaux à la Robert Gober . Le processus de création s'avère couler de source quand les cinq ostrogoths tanguent à la vue d'un des leurs qui tente de suspendre droit un cadre au mur. Ça oscille, tangue, se déplace aux orientations à vue de celui qui va taper avec son marteau, le coup fatal dans le mur au bon "endroit". Inclinaisons des corps penchants, niveaux d'architectes et "maitres à danser", "mètres à danser" pour toiser tout ce petit monde métamorphique. "Suivez le guide" semble nous murmurer le chorégraphe improvisé... 


C'est grand-guignolesque, comique, burlesque, grotesque en diable et l'on se régale, se réjouit de toutes ces tentatives de survie déglinguée, cabossée, toute en couleurs chamarrées comme les costumes de chacun. Un trou dans le mur, et c'est l'effondrement de gravas puis l'évasion de ces taulards de service qui tenteront plus tard de réintégrer leur geôle avec force difficultés à réintégrer l'autre côté du miroir. Un beau duo au sol de deux des protagonistes, un tapis qui marche et évolue à son gré, voici venir "la fin de partie" à la Beckett de cet échec et mat , thématique sous-jacente de la pièce montée de toute part. Encore un radeau de la Méduse qui se dérobe et laisse son équipage au port d'attache, un toboggan périlleux ou chacun tout en blanc se risque à des glissades, sauts et pirouettes de génie. Danger au poing qui vous tient en haleine, à leur risque et péril. La tour prend garde à cette diagonale du fou où les pions échappent au sort, où roi et reine sont détrônés au profit d'une joyeuse zizanie contagieuse. Au générique de fin, on sort de ce "cinéma" ravis et comblés, choyés par tant de malice et d'ingéniosité. Chaplin et sa baraque sortie tout droit de "La ruée vers l'or" aurait apprécié ce pastiche kiné-matographique à la Robert le Diable.

Au Maillon jusqu'au 11 Février