lundi 3 avril 2023

"Suzanne" d' Emanuel Gat: un bain de jouvence...Et d'allégresse juvénile pour ce "tub" plein chant!

 


Au son des chansons de Nina Simone, le chorégraphe israélien Emanuel Gat met en scène la vitalité d’une jeune génération de danseurs et danseuses, dans un langage d’une grande clarté, à la fois neuf et riche d’un parcours de près de trente ans.
Création 2021
avec le soutien du service culturel de l’Ambassade d’Israël
dans le cadre du Festival Séquence Danse Paris
Suzanne, c’est la chanson de Leonard Cohen, interprétée avec ferveur par Nina Simone lors d’un concert au Philharmonic Hall de New York en 1969, dont des extraits forment la bande-son de la nouvelle création d’Emanuel Gat. Le chorégraphe y met en scène des jeunes danseurs israéliens du Inbal Dance Theater, dans une écriture précise où gestes et groupes se composent et recomposent en permanence en une myriade de propositions simultanées. Ce questionnement sur la perception du temps, intrinsèque à la danse, résonne comme un retour aux sources pour Emanuel Gat. 
 

Suzanne, c’est aussi le nom du centre de danse et de théâtre à Tel Aviv où le chorégraphe a fait ses débuts, travaillé pendant quinze ans et monté sa troupe. Et c’est sur la scène de ce centre Suzanne Dellal que s’est tenue en 2021 la première mondiale de cette pièce, se présentant à la fois comme un chant d’amour à une jeune génération et une appréhension d’un passé qui toujours nourrit le présent. Emanuel Gat poursuit ici un travail déjà engagé avec SACRE/GOLD, diptyque issu de la recréation de deux pièces antérieures, dans lequel danseurs et danseuses étaient emportés dans un tourbillon hypnotique. 
 

Plateau nu, silence des corps qui se meuvent à l'envi dans des déroulés magnétiques, sans fin: ode à la musicalité des corps, au souffle de vie de la danse d' Emanuel Gat. Il y a quelque chose de l'ordre de l'alchimie quand parait  le "son", après  ce prologue silencieux de toute beauté et recueillement. Bribes de paroles de Nina Simone qui va se confier à son public durant un enregistrement live de son concert. Alors qu'elle semble "broder" ses "black gold", improviser de sa voix chaude et éraillée, les danseurs bondissent, reculent, se frayent sans faillir des sentiers et chemins sur la scène, sans heurt, sans contact. Juste la précision des rencontres d'espaces, de regard, d'énergie. Leurs costumes les identifiant comme hommes, femmes ou androgynes à longues jupes flottante et torses nus. Dévoilant des musculatures actives, prospères en grands ou petits bougés.Les déplacements forgent des lignes et traces, les pieds flex ou au carré, arabesques fluides et éphémères, déroulés et envergure des bras comme des ailes du désir et du besoin de danser.Des courses à perdre haleine comme leitmotiv ! Car cette jeunesse hérissée de plaisir de se mouvoir est fertile en énergie, sauts et rebonds virtuoses, légers Des inflexions vers le sol, des réajustements infimes de gestes au cordeau.C'est tout simplement merveilleux et l'on se prend au ravissement et à l'empathie avec ces interprètes aguerris au style Gat dans leurs plus beaux atours dansants. La voix de Nina Simone galvanisant leur sens du détail, des pointés, des revers de direction, des clins d'oeil à Lucinda Childs dans leur parfois nonchalance et abandon corporel. Les applaudissements enregistrés en live couronnent cette empathie féroce avec les danseurs de la jeune compagnie israélienne!
La création lumière vient à juste point souligner les lignes et contours des corps, du groupe pour mieux souligner et faire surgir la densité du mouvement fugace et éphémère. Sculptures mouvantes à la Rodin, ou Carpeaux en ronde bosse singulière. 
 

Danses tracées et empreintes d'aplomb survolant le sol.
La création d' Emanuel Gat dans la continuité de l'écriture sobre et très sophistiquée à la fois. Vocabulaire et syntaxe qui respirent le phrasé léger, aérien d'une danse étoilée, cosmique qui ne cessent de tisser des constellations telluriques dans l'éther ou tracer une géographie tectonique dans l'espace. Sobriété et frugalité d'un festin allègre et très digeste d'où l'on revient avec entrain et contagion dans une démarche vive argent délectable...Un opus remarquable pour la précision des impromptus sur mesure face à Nina Simone et à sa générosité vocale et musicale.
 

Jusqu'au 3 AVRIL au CENTQUATRE

mercredi 29 mars 2023

"Echo" Simon Feltz: la muse s'amuse et ravit la danse comme un diamant de gramophone patine et achoppe sur le sillon rayé.

 


Simon Feltz  France 4 interprètes création 2022

Écho

Attaché aux phénomènes du langage, Simon Feltz développe sa démarche artistique entre corps et parole. Dans Écho, un quatuor d’interprètes se déploie en volutes colorées dans la blancheur de l’espace. Un tourbillon de gestes, de mises en relation et d’échanges, s’empare du plateau.

 

Que se passe-t-il entre les corps et les mots au cours d’une conversation, en présence ou à travers les écrans ? Convaincu que « le langage, cette aptitude qui nous permet de communiquer les uns avec les autres, est essentiel à notre ancrage social et physique dans le tissu du monde », Simon Feltz est entré en recherche. Ses précédentes pièces, Entre deux rives et Abymes, se consacraient déjà à ce vaste et délicat sujet sous d’autres aspects. Écho creuse à même ce sillon.
Matière première de cette nouvelle création, un corpus vidéo comprenant extraits de films, débats, discours politique, télé-réalité etc… De cet objet d’étude, chorégraphe, interprètes et autres collaborateurs artistiques ont fait spectacle. Entrelaçant interactions et synchronisation, la composition musicale et la chorégraphie se répondent en écho. Il émane de ce surprenant quatuor, des danses singulières aux accents parfois drôles, aux tonalités variées comme nimbées de bains de couleurs différentes. Propulsées par un mouvement continu, elles sont minutieusement serties par l’environnement sonore et lumineux. Parti de la gestualité de la relation, Simon Feltz engage son travail dans une poétique de l’échange qui retient l’attention.

 

 Quatre bien charpentés, bâtis, solides interprètes sur le plateau nu, blanc albâtre, shorts et legging, pieds nus. Frugalité et sobriété dans les mouvements légers de tête, de regard sur une musique sourde qui gronde... Des voix off métissées pour ornement. Comme pour un disque rayé où le diamant saute et revient en arrière, leurs gestes vont et viennent dans un flux et reflux dynamique. En ricochet qui déraille, en rebond qui achoppe, tranché, abrupte.Quelques belles unissons rythmiques dans ce tissus débridé plein d’accrocs et de rapiècements.Comme une danse rituelle chamanique, poésie sonore gestuelle, les corps s'animent, se répondent, s'épousent. Secouée, empêchée, entravée,la danse est mouvements disséqués faite de multiples propositions, formations qui s'activent. La musique entêtante fuse omniprésente comme osmose et symbiose parfaite.Multidirectionnels, amples, les gestes façonnent l'espace en creux, imperturbable côté lisse des fluctuations d'énergie. Les mains frôlent et dessinent l'espace, des bribes de conversations émergent, et dans une quasi unisson frontale, les quatre interprètes se retrouvent. Danse heurtée, saccadée aux gestes veloutés, onctueux, gracieuses évolutions en spirales dénouées. Un métronome, des chuchotements pour glissades rythmiques et déboussole constante. La lumière se fait verte et découpe au sol des ombres portées. Un adage, duo ou pas de deux illumine la scène de saveurs délicieuses au regard.Ils creusent l'espace, s'y lovent à l'envi et l'empathie gagne celui qui regarde en phase contagieuse de ravissement. Les corps arcboutés, compactés, figures et attitudes de frises architecturales. Le groupe comme une sculpture de Rodin en mouvement. Ou écriture calligraphique élaborée d'arabesques dans un espace de failles et interstices de moucharabieh. 

Dans des lumières rougeoyantes, la ballade continue sur des battements de coeur ou d'horloge. Aube mythologique où Chronos bat la mesure. Petite mythologie animée et vivante où Echo tient les feux de la rampe où le fil d'Ariane se fait et se défait sans cesse sur le métier à tisser la danse.Trame et chaine mécanique qui métisse le tout  L'ambiance, l'univers sonore cavernicole ou très organique pour un bruitage originel fait de cassures, ruptures tectoniques quasi géologiques. Un air de studio de photo pour portrait de groupe comme clin d'oeil au cadre et hors champs. Les visages simulent le fou rire contagieux et leur métamorphose ou transfiguration est sidérante. Dans de beaux ralentis ou fondus enchainés où l'on respire en chorale avec les danseurs très habités. Carrure et présence forte, corps solides, gabarits rassurants, sympathiques , ces créatures dansantes nous  entrainent au final dans un long ravissement, état d'enivrement collectif très imprégnant. Et Echo de disparaitre, de s'effacer, désincarnée, absente, perdue dans l'espace résonnant encore de son passage...Simon Feltz comme maitre d'oeuvre d'un moment rare de danse partagée de part et d'autre du plateau .

Chorégraphie : Simon Feltz
Interprètes : Pauline Colemard, Adrien Martins, Anthony Roques et Chloé Zamboni
Création musicale : Arthur Vonfelt
Lumière : Thibaut Fack

 

A Pole Sud jusqu'au 29 MARS

dimanche 26 mars 2023

"Le couronnement de Poppée": Monteverdi pygmalion-piège pour opéra- miracle ..."Tendance" mode destroy!

 


Bien loin du forum et des agitations du sénat, la politique romaine se fait et se défait au fil des passions amoureuses, des intrigues de palais et des ambitions intimes. Follement épris de l'irrésistible Poppée, l'empereur Néron envisage de répudier sa femme Octavie pour faire monter sa maîtresse sur le trône, malgré les avertissements du philosophe Sénèque et les menaces de complots ou chantages fomentés par leurs rivaux et d'anciens amants éconduits. Ni le droit, ni la morale ne sont en mesure de réfréner cette union décriée que semblent favoriser les dieux eux-mêmes. Mais une telle furie amoureuse ne peut appeler à elle que la mort et le sang.
Aux héros sublimes et triomphants de la mythologie, Monteverdi préfère pour son dernier opéra des personnages complexes et cruellement humains, rompant ainsi avec une (jeune) tradition qu'il avait lui-même contribué à établir avec ses premiers ouvrages lyriques. Dans une atmosphère toute shakespearienne, le trivial s'allie au sublime tandis que la musique se fait désir et sensualité. Jamais l'expression des passions n'avait atteint un tel degré de réalisme psychologique avant cette partition où le chant est magnifié par un petit orchestre tout en nuance et subtilité. Un chef-d'œuvre des plus enivrants, confié pour la première fois au chef Raphaël Pichon et à l'ensemble Pygmalion, dans une mise en scène d'Evgeny Titov servie par la fine fleur du chant baroque.

 


Le décor s'impose sur la scène de l'Opéra: une sorte d'immense gazomètre, ample tour grisée flanquée d'une montée d'escaliers dans un troisième lieu sans âme, désert. Trois femmes costumées de façon très originale, baroque au sens de "perle rare disgracieuse, difforme", très marquée, accentuée se partagent cette introduction qui augure de la suite.Ce sont les déesses si charnelles, vêtues d'atours burlesques, emplumées, accessibles, bienveillantes personnes lumineuses.Chaque apparition d'un nouveau personnage se traduit par une présence forte, un chant déclamé bordé d'une musique subtile et discrète qui prend et subjugue par sa force et sa composition somptueuse..Poppée, Giulia Semenzato est une héroïne sensuelle, vivante, désirable et face à Néron c'est un ouragan de séduction manipulatrice. Néron en motard contemporain, sexy, attirant voir irrésistible dandy incarné par le fabuleux Kangmin Justin Kim, à la voix androgyne, quasi féminine, silhouette de rêve, attitude et port de tête altier, jeune et belle allure.

Entouré de son "staff" d'acolytes burlesques, de sbires désopilants et de tout un panel de personnages haut en couleurs qui vont soutenir l'action plus de trois heures durant. L'ambiance est cosy, feutrée au sein d'une alcôve rouge vermeil, capitonnée et sorte de salle de théâtre protectrice où les fauteuils de velours sont empilés.Les personnages y évoluent amoureusement, "coquinement" et les scènes érotiques se succèdent allègrement sans détour.Le décor tournant révèle à chaque détour, chaque phase de transformation, des "endroits" où se jouent jusqu'à des séquences de camps de SDF, no man's land de périphérique très réussi.Transposition du drame dans notre société cupide, marchande de sexe, de pouvoir mais aussi plateforme d'amours impériaux, de détournement, de pouvoir abusif...Une ambiance relevée par les voix de chacun qui honorent la partition de Monteverdi et l'interprétation de cet "orchestre de chambre" efficace dirigé par Raphael Pichon du splendide Ensemble Pygmalion.. 


La mise en scène d' Evgeny Titov est ingénieuse dans ce décor signé Gideon Darvey aux multiples usages spatiaux. Audace et astuces dans ce dispositif d'ensemble où les chanteurs évoluent à l'envi, se fondent dans des images vivantes, poignantes et versatiles.Cet opéra est magnifié par les costumes très marqués design-mode à la Jean-Paul Gaultier revisités par Emma Riott: aisance, drôlerie, érotisme des parures s'y mêlent allègrement pour définir chacun. La nourrice en star de music-hall, Néron en vedette pailletée, Sénèque en va-nu-pied ascète....Du très bel ouvrage servi par une distribution hors pair où chacun excelle de finesse ou de trivialité, les tonalités et tessitures de voix en osmose avec le soutien de la musique qui porte en elle la narration et tous ses déroulements-avancements.


La scène finale, duo de Poppée et Néron est une pure réussite, musicale, finement contrastée, portée par les états de corps très émouvants des deux chanteurs, pétris de sensibilité et d'intuition. Une "version" très contemporaine d'un lointain opéra baroque qui tourne "rond" comme ce décor fascinant, sobre sans faille qui absorbe l'intrigue et renferme la beauté autant que la cruauté de cette société détraquée, avide et sans "toit ni loi". Une cellule à barreaux pour prostituée comme cage aux lions d'où seul certain pourrons se glisser à travers les barreaux... Le valet, Kacper Szelazek n'y parviendra pas usant de son charme autant que de sa naïveté feinte.

photos klara beck

A L'Opéra du Rhin jusqu'au 30 MARS

 Avec le soutien de Fidelio.
En partenariat avec France 3 Grand Est.

Distribution

Direction musicale Raphaël Pichon Mise en scène Evgeny Titov Décors Gideon Davey Costumes Emma Ryott Lumières Sebastian Alphons Dramaturgie Ulrich Lenz Ensemble Pygmalion

Les Artistes

Poppée Giulia Semenzato Néron Kangmin Justin Kim Octavie Katarina Bradić Othon Carlo Vistoli Sénèque Nahuel Di Pierro Arnalta Emiliano Gonzalez Toro Drusilla Lauranne Oliva Fortune Rachel Redmond Amour Julie Roset Vertu Marielou Jacquard Lucain Rupert Charlesworth Le Valet Kacper Szelążek Premier Sbire Patrick Kilbride Deuxième Sbire Antonin Rondepierre