vendredi 26 mai 2023

"Harmonies sonores" : Senk, Brahms, Saint-Saens pour un florilège inattendu d'"Harmonies".....

 


Nina Šenk (née en 1982) croit aux pouvoirs des timbres, des harmonies et des rythmes pour eux-mêmes, indépendamment de tout argument extérieur à la musique ; c’est pourquoi elle a baptisé Elements, très sobrement, la pièce que nous entendons au début de ce concert. 
 

Une oeuvre tempétueuse, comme un drame annoncé, les cordes mugissantes,les percussions claires égrenées au loin. Distinctes dans ce flux et reflux sonore ascendant. Comme des vagues qui défilent, déferlent, une tempête fulgurante.Une accalmie pleine de suspens fait suite à ses turbulences grandissantes. L'atmosphère est tendue, inquiétante Des mugissements sourdent de l'orchestre et augurent d'une tornade à venir. Le violon solo dans le silence retrouvé, imperceptible crépuscule sonore dans ce ciel vaste et aérien. Des "éléments" furieux et instables pour un opus bref, court, condensé, une petite"nouvelle" musicale d'une grande beauté.
 

Plus familier bien sûr est le Double concerto de Brahms, emmené ici par deux virtuoses qui n’ont jamais rien abdiqué du souci de l’expression et du lyrisme. D’amblé, un solo de violoncelle introduit par un très bref prologue des cordes. Très inspiré, interprété par Jean Guihen Queyras avec brio, suivi de l'intrusion du violon: le duo s'accordant à merveille déjà dans une douce complicité rythmique. Des masses sonores solennelles les enveloppent, ils se relaient, se répondent, s'invitent avec les autres cordes pour une osmose parfaite des sonorités, des timbres multiples.Une apogée totale, amplifiée, aux volumes grandissants, se profile, comme une tourmente autour des deux solistes. Au coeur du morceau, ils se nichent et s'en détachent sobrement, discrètement.Isabelle Faust, vêtue de couleurs pastels semble ravie et nous convoque à une écoute sensible et habitée.  Second mouvement, place aux vents pour une lenteur, un calme salvateur, très harmonieux, puis plus relevé et dynamique. Avec les cordes à l'unisson d'une atmosphère angevine. Du très beau "travail" d'orfèvre...Deux virtuoses, c'est un cadeau pour l'auditeur qui de plus a droit à un rappel: une "gavotte" rien que pour nous pour éclairer de façon légère et dansante, les possibilités des deux instruments, toujours en osmose, tuilés ou chacun pour soi. Air de danse à deux temps, qui est composé de deux reprises et dont le mouvement est quelquefois vif et gai, quelquefois tendre et lent.
 


 
Pour finir le concert, Aziz Shokhakimov dirigeait l’un des piliers du répertoire orchestral. Saint-Saëns dirigea en personne la création de sa Troisième Symphonie à Londres, quelques semaines avant la mort de Liszt, à qui est dédiée cette œuvre qui s’achève en manière d’apothéose. L'audace de l'académisme au crépuscule du romantisme :on oublie parfois que Saint-Saëns fut un organiste admiré par Liszt et Berlioz ! Sa Symphonie n°3 « avec orgue », immense partition au souffle épique, révèle une étonnante joie de vivre et un sens inné du grand spectacle. Au soir de sa vie, le compositeur se confia : « J’ai donné là tout ce que je pouvais donner… ce que j’ai fait alors, je ne le referais plus. »
 Par une succession d'entrées des instruments, débute l'oeuvre, puis tout se fond dans une montée en puissance singulière. Reprises du leitmotiv par les flûtes: en majesté, dans l'épaisseur des masses sonores puissantes. L'amplitude se détend, l'ampleur de la musique s'épanouit. Du suspens avec l'arrivée des contrebasses et violoncelles en renfort.Un orgue s’immisce dans ce magma sonore où deux pianistes pointent leurs accents toniques. Enveloppés par les cordes au diapason. Tout s'étire, languissante musique onirique. Pour le deuxième mouvement, alerte, tonique, les flutes, vivaces éclairent la composition. Tout s'emballe, légère densité du tonus qui s'inscrit dans cet opus magistral. Comme une chevauchée de cavaliers, portés par le rythme et les balancements de leurs montures. Crescendo des masses sonores pour fêter pouvoir et autorité, l'orgue prégnant, pour transporter, soulever les autres pupitres. Galops, courses folles en icônes inconscientes surgies d'une lecture protéiforme de la musique, si tonique, si vivante. Le chef toujours à l'affut, en alerte, corps engagé pour cette apothéose musicale de grande qualité.
 


 
Programme

NINA ŠENK
Elements, pour grand orchestre
JOHANNES BRAHMS
Double concerto pour violon et violoncelle en la mineur
CAMILLE SAINT-SAËNS
Symphonie n°3 en do mineur « avec orgue »

Distribution Aziz SHOKHAKIMOV direction, Isabelle FAUST violon, Jean-Guihen QUEYRAS violoncelle
Lieu
Palais de la Musique et des Congrès les 24 et 25 MAI

mercredi 24 mai 2023

"Le cabaret de la rose blanche": le chant de l'intime....Radhouane el Meddeb blanc comme un ange...qui traverse toutes les danses du "bassin" du danseur méditerranéen....

 


Travaux Publics Radhouane El Meddeb – Le cabaret de la Rose Blanche

Radhouane El Meddeb, d’origine tunisienne, entre en création avec le désir de créer Le cabaret de la Rose Blanche. « Forme fictive, féérique, festive, généreuse et parfois tragique, mais libérée de toute contrainte, elle donnera à voir un peuple qui a toujours aimé la vie et la liberté. Ce cabaret traversera chant, poésie, théâtre et danse pour mieux dire qui nous sommes aujourd’hui, avec sincérité et émotion. Ce sera nos rêves, nos fantasmes, nos frustrations, nos contradictions, nos fêlures, Tunis… »
Il interrogera, avec les artistes invités, passé et présent à travers l’intime et le collectif.

Un travail en devenir, une expérience à partager en toute simplicité, sobriété, c'est ainsi que le chorégraphe souhaite présenter le travail de son équipe, réduite lors de ce chantier ouvert sur le monde de la création, de sa création: cela va "De Soi" !Hormis la chanteuse, le contrebassiste et une comédienne, ce seront quatre protagonistes du projet de création qui nous ferons le plaisir d'assister à la gestation, la genèse d'un projet murement conçu autour de l'exil, du déplacement, de la "tradition perdue" des cultures, arabes, et bien d'autres de la Méditerranée...L’Égypte, Néfertiti, les idoles de la chanson dans la langue arabe, en espagnol, en italien. Un tour du monde vivant qui démarre au son du piano et des doigts de Sélim Arjoun, jeune compositeur découvert par Radhouane. Evocaton sonore de tons, de sons et de chansons du pays du chorégraphe qu'il va lui même oser chanter seul face à nous dans un très beau et tendre moment d'intimité. Comme on chantait "autrefois" avec et pour ses proches. Quatre interprètes d'une même famille dont deux danseurs Philippe Lebhar et Guillaume Marie, chacun dans une gestuelle propre développée en improvisation et en devenir d'écriture. Ils signent ici évolutions sensuelles et ondoyantes pour Philippe Lebhar, souriant, jouissant d'un plaisir non dissimulé de danser en solo, prologue de cette "démonstration" publique. Danse du bassin -méditerranéen- en diable, bras en couronne déstructurée, les doigts en éventail, cambré au sol dans une offrande lascive à qui voudra. Alors que le piano distille une mélopée ascendante, gamme colorée de perles sonores en boucle, puissante interprétation live d'un épopée musicale inédite, sur mesure. Plus appuyée quand les danseurs apparaissent. Malice et séduction pour l'un, appel et regard provocateur pour l'autre, Guillaume, sur demies pointes ou tressaillant de tout son corps fait corps avec les sonorités complices du musicien très inspiré. Attirance, fierté, sobriété de ses évolutions très personnelles, chevelure bouclée foisonnante comme parure de parade invitant à l'échange. "Venez" semblent nous dire ses mains...Un bref slow entre les deux hommes qui se séparent à nouveau dans l'extase de leur gestuelle implorante ou très pragmatique. Satisfaction, délices, jouissance de la danse dans tout le corps en émoi. Quand Radhouane les rejoint, c'est pour souligner leurs esquisses de tournoiements, qu'il reprend en derviche tourneur et brouille les pistes des références orientalistes. Comme un tableau vivant de ces hommes qui dansent dans des cultures où le tour est enivrant, source de transe, de voyage. Et telle une fin de soirée au cabaret, tout se calme. Les rêves de Philippe qu'il nous conte secrètement, se font cadre, perspectives d'un tableau onirique à la Magritte.. Mise en abime des icônes suggérées dans son texte lu pour support  de divagations salutaires. Au final les quatre hommes se retrouvent en communion fraternelle et musicale...

 Radhouane prend alors la parole pour éclairer ce propos chorégraphique en gestation. Passer de la chanson, de la danse à la musique en faisant corps commun, les écrire ensemble pour mieux impacter l'espace. Pas de numéro de cabaret classique ici qui s'enchaineraient mais une osmose, un glissement sensuel de tous les médias ici convoqués. La danse, territoire de mémoire également pour vitaliser un patrimoine qui perd pied. Ou reste ignoré des jeunes générations. Ludique expérimentation collective , traversée, comme un appel à la dignité: l'exil comme toile de fond, déracinement, peurs et fuites, migrations volontaire ou non. Loin de "chez soi", du coté de chez Radhouane, il fait bond réagir, partager l'aspect humain de la danse, mémoire, patrimoine vivant à porter ensemble. Travailler au delà des frontières, comme un va et vient entre deux mondes révolu et actuel. Vivifier notre regard, notre écoute, serait son credo pour se ressaisir, communiquer humblement mais surement une position, une attitude posturale et intellectuelle de bon aloi. Et de circonstances contre les barricades. De "l'arabo-oriental" d'ailleurs, inspirant et transformé par les écriture musicales et contemporaines . La transmission en figure de proue, gardant les signes et traces du passé comme boussole et indicateur de métamorphose. Un héritage direct et façonné par la culture des multiplicités."La rose blanche" ce film emblématique, source de son inspiration comme référence très discrète. Sublime film, dansé, chanté à foison pour un récit très corporel et visuel. Dramaturgie en sourdine pour ce "quatuor" futur septuor de charme au seuil de sa création...

On songe en filigrane aux tableaux de Djamel Tatah où les corps se meuvent ou interrogent nos attitudes quotidiennes dans une vacuité émotionnelle, intime, secrète, discrète à l'envi.

 

Résidence : LU 15 > VE 26 MAI à Pole Sud

 travaux public le 23 MAI


Conception et chorégraphie : Radhouane El Meddeb
Création musicale : Selim Arjoun
Interprètes danse, chant et musique : Selim Arjoun,Yasmine Dimassi, Radhouane El Meddeb, Philippe Lebhar, Guillaume Marie, Lobna Noomene, Sofiane Saadaoui
Collaboration artistique : Philippe Lebhar
Création costumes : Celestina Agostino
Création maquillage et coiffure : Denis Vidal
Création lumières : Manuel Desfeux
Production, diffusion : Nicolas Gilles

Production : La Compagnie de SOI
Coproduction : Le Manège Scène nationale de Reims / Pôle Sud, CDCN de Strasbourg
Accueil studio : La Ménagerie de Verre, Paris / La Briqueterie, CDCN du Val-de-Marne / Pavillon Noir, CDCN d’Aix-en-Provence, Ballet Prejlocaj
Avec le Soutien de l’Institut Français de Tunis, DRAC Ile-de-France

 
résonance avec le travail du peintre djamel tatah....




"L'esthétique de la résistance": quand l'art et le politique font débat et merveilles! Soulèvement et engagement, du quotidien à la "représentation".

 


CRÉATION AU TNS

L’écrivain Peter Weiss (1916-1982), qui avait fui le régime nazi dès 1935, a consacré les dix dernières années de sa vie à écrire L’Esthétique de la résistance, œuvre majeure de la littérature du XXe siècle. L’action se déroule de 1937 à 1945. Le narrateur, au début jeune ouvrier de 20 ans, y relate son action et celle du milieu ouvrier contre le fascisme. Dans le même temps, il se forge un regard critique en fréquentant les grandes œuvres artistiques de toutes époques, représentant elles-mêmes les catastrophes traversées par l’humanité. Quelle est la force de l’art comme outil d’appréhension du monde et de résistance à l’ordre établi ? Sylvain Creuzevault met en scène le spectacle d’entrée dans la vie professionnelle du Groupe 47 de l’École du TNS, avec des membres de sa compagnie.


C'est la question de fond de cet opus théâtral atypique que la place de l'Art dans la cité, le politique, l'espace mental et collectif de nos mémoires et de nos actes. Question plus que d'actualité au vu de l'histoire contemporaine et des temps actuels bouleversés..Ce sera la frise de  géants belliqueux  qui sera la première cible de ces digressions, colossal monument de Pergame et qui suscitera  toutes polémiques. S'identifier ou rejeter une oeuvre factice, prégnante représentation des divinités irréelles en rage, icône incontournable et métaphore de l'action, des actes à opérer pour changer le monde. Oeuvre qui sera relayée par d'autres: le" Massacre des innocents"de Brueghel,  les barricades de Goya de "Trois Mai", le "Guernica" de Picasso...Passées à la loupe, décortiquées savamment par un commentaire érudit mais accessible.Comment faire corps avec ces traces et signes quand on est ouvrier, militant, aux antipodes d'une position bourgeoise, une posture intellectuelle, une attitude de recul face à la réalité de l'actualité.

Tout est axé sur cette "esthétique" dérangeante qui hante la résistance, le soulèvement, la révolution. Ce qui tarabuste l'auteur et attise la curiosité et l’intérêt du metteur en scène et de toute cette jeune compagnie en herbe, jeunes pousses du théâtre actuel vivant que ces "apprentis" comédiens déjà aguerris à toutes les disciplines du spectacle vivant.  N'étaient-ils pas eux-mêmes directement engagés physiquement et politiquement dans leur expérience collective et partagée d'occupation de leur lieu de travail, le TNS, durant les opérations de distanciation sociale durant le COVID ? Preuve par six heures de récit haletant incarné par chacun et par le groupe lors de scènes, de séquences fulgurantes sur le sujet. On ne peut tout retenir mais émerge celle de "La librairie" où l'auteur-comédien prodigieux- énumère en cascade des titres d'ouvrages ou de situations, dans un train d'enfer, alors que défilent , frontalement, chacun des protagonistes, dans sa propre gestuelle. Lâchés sur le plateau comme des salves, les silhouettes toutes différentes esquissent leur propre gestuelle, longue envergure baroque pour l'un, tournoiement virtuose pour l'autre, acrobaties ou simple attitude burlesque. Y-a-t-il un chorégraphe dans l'avion à réaction? Pas obligatoirement car chacun semble s'être emparé de son corps et de sa dynamique pour bâtir cette fresque mouvante et tonique. Quelque Rachid Ouramdane ou Loic Touzé pour guide et vecteur d'authenticité. Ou tout simplement un cadre cher à l'école du TNS, ici renforcé par quatre comédiens de la compagnie du Singe, celle du metteur en scène Sylvain Creuzevault. Question d'altérité, de jeu, de "structure" qui architecture et façonne chacun des interprètes à leur dimension. Et vient transcender leur "être ensemble" et être sur scène.Performance saluée par les ovations du public en fin de partie...Autre évocation des Années Folles avec Joséphine Baker, Marlène Dietrich, Arletty incarnées fort judicieusement et chanté dans de justes évocations: un vrai tableau à la Otto Dix ! Quel cadeau, quelle fierté, quelle récompense pour ceux qui œuvrent au quotidien au sein de l'établissement et de l' Ecole du TNS à forger  et former des sensibilités au jeu théâtral d'aujourd'hui !

La scénographie de Loise Beauseigneur et Valentine Lê au diapason : sobriété, efficacité des panneaux convertibles, tantôt barricade, frontières ou écran accueillant les images surdimensionnées des oeuvres d'art citées. Des esthétiques très picturales rappelant des univers inconscients de tableaux expressionnistes, de chorégraphies de Kurt Joos- (la table verte-la grande ville). Les costumes pour éclairer et cerner les multiples personnages dont ce fameux narrateur désopilant, touchant, déterminé qui se plait à surfer sur le hip-hop et slam en compagnie de son compère ouvrier...Gabriel Dahmani .A l'école des cours du soir, du prolétariat...Le récit est haletant, les séquences s'enchainent entre des lever et tirer de rideau transparent.Toutes les évocations temporelles et spatiales déversent du sens et de l'intelligence à propos d'un sujet brûlant qui concerne la profession autant que le public, face à une réalité, artefact en diable. S'engager, se soulever à la Didi Huberman, "ce que nous voyons, ce qui nous regarde", danser  sa vie...Alors qu'autour de soi, le monde gronde et les partis politiques se disputent pouvoir, territoire, espace et encore plein d'autres nuances de gris!

On songe à la dernière oeuvre plastique, étendard de Jean Pierre Raynaud: "Guernica 1937-Ukraine2022" installée dans la cour de la Sorbonne récemment grâce à la complicité de Beaudoin Jannink des éditions Jannink. Un panneau d'interdiction de stationner gigantesque tendu en résonance et correspondante sémantique, face au Guernica de Picasso en reproduction. Signe des temps tumultueux, douloureux que l'art prend en main pour dénoncer et responsabiliser le spectateur.


Ce soir là, à l'Espace Gruber chacun se sent témoin, passeur d'un "message" très fouillé par une grande intelligence(inter-ligere) et une grande empathie avec cette "compagnie" certes éphémère mais soudée comme un puzzle: en "cum-panis" païen, partageant et rompant le pain du labeur poétique et politique de chaque instant; qu'il soit de l'art ou du vécu responsable.

Sylvain Creuzevault est metteur en scène, acteur et directeur artistique de la compagnie Le Singe. Il est artiste associé à L’Odéon-Théâtre de l’Europe et à l’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle. Au TNS, il a créé, en 2016, Angelus Novus AntiFaust et a présenté Banquet Capital en 2019 et Les Frères Karamazov en 2022. Depuis 2017, il est installé à Eymoutiers, en Haute-Vienne, où il a transformé d’anciens abattoirs en lieu de théâtre.

 

Au TNS jusqu'au  28 MAI