mercredi 24 mai 2023

"L'esthétique de la résistance": quand l'art et le politique font débat et merveilles! Soulèvement et engagement, du quotidien à la "représentation".

 


CRÉATION AU TNS

L’écrivain Peter Weiss (1916-1982), qui avait fui le régime nazi dès 1935, a consacré les dix dernières années de sa vie à écrire L’Esthétique de la résistance, œuvre majeure de la littérature du XXe siècle. L’action se déroule de 1937 à 1945. Le narrateur, au début jeune ouvrier de 20 ans, y relate son action et celle du milieu ouvrier contre le fascisme. Dans le même temps, il se forge un regard critique en fréquentant les grandes œuvres artistiques de toutes époques, représentant elles-mêmes les catastrophes traversées par l’humanité. Quelle est la force de l’art comme outil d’appréhension du monde et de résistance à l’ordre établi ? Sylvain Creuzevault met en scène le spectacle d’entrée dans la vie professionnelle du Groupe 47 de l’École du TNS, avec des membres de sa compagnie.


C'est la question de fond de cet opus théâtral atypique que la place de l'Art dans la cité, le politique, l'espace mental et collectif de nos mémoires et de nos actes. Question plus que d'actualité au vu de l'histoire contemporaine et des temps actuels bouleversés..Ce sera la frise de  géants belliqueux  qui sera la première cible de ces digressions, colossal monument de Pergame et qui suscitera  toutes polémiques. S'identifier ou rejeter une oeuvre factice, prégnante représentation des divinités irréelles en rage, icône incontournable et métaphore de l'action, des actes à opérer pour changer le monde. Oeuvre qui sera relayée par d'autres: le" Massacre des innocents"de Brueghel,  les barricades de Goya de "Trois Mai", le "Guernica" de Picasso...Passées à la loupe, décortiquées savamment par un commentaire érudit mais accessible.Comment faire corps avec ces traces et signes quand on est ouvrier, militant, aux antipodes d'une position bourgeoise, une posture intellectuelle, une attitude de recul face à la réalité de l'actualité.

Tout est axé sur cette "esthétique" dérangeante qui hante la résistance, le soulèvement, la révolution. Ce qui tarabuste l'auteur et attise la curiosité et l’intérêt du metteur en scène et de toute cette jeune compagnie en herbe, jeunes pousses du théâtre actuel vivant que ces "apprentis" comédiens déjà aguerris à toutes les disciplines du spectacle vivant.  N'étaient-ils pas eux-mêmes directement engagés physiquement et politiquement dans leur expérience collective et partagée d'occupation de leur lieu de travail, le TNS, durant les opérations de distanciation sociale durant le COVID ? Preuve par six heures de récit haletant incarné par chacun et par le groupe lors de scènes, de séquences fulgurantes sur le sujet. On ne peut tout retenir mais émerge celle de "La librairie" où l'auteur-comédien prodigieux- énumère en cascade des titres d'ouvrages ou de situations, dans un train d'enfer, alors que défilent , frontalement, chacun des protagonistes, dans sa propre gestuelle. Lâchés sur le plateau comme des salves, les silhouettes toutes différentes esquissent leur propre gestuelle, longue envergure baroque pour l'un, tournoiement virtuose pour l'autre, acrobaties ou simple attitude burlesque. Y-a-t-il un chorégraphe dans l'avion à réaction? Pas obligatoirement car chacun semble s'être emparé de son corps et de sa dynamique pour bâtir cette fresque mouvante et tonique. Quelque Rachid Ouramdane ou Loic Touzé pour guide et vecteur d'authenticité. Ou tout simplement un cadre cher à l'école du TNS, ici renforcé par quatre comédiens de la compagnie du Singe, celle du metteur en scène Sylvain Creuzevault. Question d'altérité, de jeu, de "structure" qui architecture et façonne chacun des interprètes à leur dimension. Et vient transcender leur "être ensemble" et être sur scène.Performance saluée par les ovations du public en fin de partie...Autre évocation des Années Folles avec Joséphine Baker, Marlène Dietrich, Arletty incarnées fort judicieusement et chanté dans de justes évocations: un vrai tableau à la Otto Dix ! Quel cadeau, quelle fierté, quelle récompense pour ceux qui œuvrent au quotidien au sein de l'établissement et de l' Ecole du TNS à forger  et former des sensibilités au jeu théâtral d'aujourd'hui !

La scénographie de Loise Beauseigneur et Valentine Lê au diapason : sobriété, efficacité des panneaux convertibles, tantôt barricade, frontières ou écran accueillant les images surdimensionnées des oeuvres d'art citées. Des esthétiques très picturales rappelant des univers inconscients de tableaux expressionnistes, de chorégraphies de Kurt Joos- (la table verte-la grande ville). Les costumes pour éclairer et cerner les multiples personnages dont ce fameux narrateur désopilant, touchant, déterminé qui se plait à surfer sur le hip-hop et slam en compagnie de son compère ouvrier...Gabriel Dahmani .A l'école des cours du soir, du prolétariat...Le récit est haletant, les séquences s'enchainent entre des lever et tirer de rideau transparent.Toutes les évocations temporelles et spatiales déversent du sens et de l'intelligence à propos d'un sujet brûlant qui concerne la profession autant que le public, face à une réalité, artefact en diable. S'engager, se soulever à la Didi Huberman, "ce que nous voyons, ce qui nous regarde", danser  sa vie...Alors qu'autour de soi, le monde gronde et les partis politiques se disputent pouvoir, territoire, espace et encore plein d'autres nuances de gris!

On songe à la dernière oeuvre plastique, étendard de Jean Pierre Raynaud: "Guernica 1937-Ukraine2022" installée dans la cour de la Sorbonne récemment grâce à la complicité de Beaudoin Jannink des éditions Jannink. Un panneau d'interdiction de stationner gigantesque tendu en résonance et correspondante sémantique, face au Guernica de Picasso en reproduction. Signe des temps tumultueux, douloureux que l'art prend en main pour dénoncer et responsabiliser le spectateur.


Ce soir là, à l'Espace Gruber chacun se sent témoin, passeur d'un "message" très fouillé par une grande intelligence(inter-ligere) et une grande empathie avec cette "compagnie" certes éphémère mais soudée comme un puzzle: en "cum-panis" païen, partageant et rompant le pain du labeur poétique et politique de chaque instant; qu'il soit de l'art ou du vécu responsable.

Sylvain Creuzevault est metteur en scène, acteur et directeur artistique de la compagnie Le Singe. Il est artiste associé à L’Odéon-Théâtre de l’Europe et à l’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle. Au TNS, il a créé, en 2016, Angelus Novus AntiFaust et a présenté Banquet Capital en 2019 et Les Frères Karamazov en 2022. Depuis 2017, il est installé à Eymoutiers, en Haute-Vienne, où il a transformé d’anciens abattoirs en lieu de théâtre.

 

Au TNS jusqu'au  28 MAI

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