samedi 6 avril 2024

"Nom" de non...Fureur et grandeur, Constance et victoire de la rage Debré ou de force

 


Pour la première fois un texte de Constance Debré est adapté au théâtre.
De son roman Nom, Hugues Jourdain et Victoria Quesnel livrent une création captivante. Dans ce troisième ouvrage, l’autrice poursuit sa quête obstinée de liberté, ouvrant une nouvelle voie dans son combat : comment aimer mieux? Elle se débarrasse des « cadavres » qui peuplent sa vie et abandonne presque tout – famille, mariage, travail – envisageant jusqu’à l’abolition de la filiation et du nom de famille. Sur un plateau nu où seule résonne la puissance des mots, Victoria Quesnel, que l’on a admirée dans les spectacles de Julien Gosselin, s’approprie cette parole crue. Elle nous plonge sans filtre dans cette pensée abrasive et brillante.


Elle est seule, forte, ancrée d'emblée et prend le public à parti; une femme déterminée conte ses déboires et aventures rocambolesques, aux prises avec une fonction d'avocate trop en empathie avec ses victimes à défendre, ses accusés, meurtrier ou assassin. Le dernier en date porte des Nike-requin qu'elle va devoir porter aussi pour s'incarner ou se libérer. Tout bascule pour elle quand elle décide de tout lâcher pour trouver les vraies valeurs: le vrai amour, les vraies relations non conventionnelle...Et pour ce faire Victoria Quesnal incarne cette battante audacieuse et vindicative qui hurle et scande sa rage, sa fureur de vivre dans un "numéro" de jeu hors norme. Insupportable par sa rigueur, sa franchise, son audace de tonalité et décibels à vous arracher les tympans. Ceci dans une diction, une vélocité une intelligibilité de toute beauté. On s'accroche au récit grâce à son engagement physique, vocal de toute énergie et inflexibilité. Un roc qui déverse sa hargne envers la famille, ses travers, son hypocrisie, sa lourdeur de chape envahissante et handicapante. Vers un nihilisme, un individualisme chevronné. Son père comme une effigie à soigner sans émotion ni empathie pour plutôt le regarder bruler sur une chaise comme un trophée de chasse bien mérité. Le texte en corps, en bouche en gestes démesurés ou chastes selon les intonations, les signes envoyés au public bousculé, médusé par une telle agressivité de bon ton. Une performance à saluer, un texte à méditer; celui d'une femme autrice Constance Debré, sujet-objet de cette autoportrait autobiographique saignant.

Distribution

Adapté du roman de : Constance Debré
Mise en scène : Hugues Jourdain
Avec : Victoria Quesnel
Création lumière : Coralie Pacreau
Création sonore : Hippolyte Leblanc
Création musicale : Samuel Hecker
 
Au Theâtre du Rond Point jusqu'au 7 Avril

Crystal Pite, Jonathon Young, KIDD PIVOT "Assembly Hall" : l'Agora de Terpsichore pour croisés du bocal.Sacré Graal...

 


Avec leurs succès mondiaux Betroffenheit et Revisor, Crystal Pite et Jonathon Young ont redéfini les codes de la danse-théâtre. Dans Assembly Hall, le binôme canadien peaufine encore son langage incisif, où le geste et la parole se défient, s’attirent et valsent ensemble dans une schizophrénie joyeuse. Nous voilà dans une salle des fêtes, de sport et de réunions qui dit le désir d’être ensemble. Mais aussi, par son apparence désuète, la perte progressive du lien social. D’où les déchirements d’une assemblée, pourtant réunie dans un but partagé : Incarner, chaque année, des héros médiévaux. Petit à petit chacun trahit le réel, s’adonnant à des fantaisies mythiques. Et dans la beauté claire-obscure des peintres anciens s’engage une passionnante réflexion sur notre besoin de faire communauté, en salle municipale comme au théâtre.

Une réunion de corps très éloquents, une agora de la danse, du geste, du verbe, c'est à tout cela que nous convient Crystal Pite et Jonathon Young. Dans un décor désuet de salle des fêtes: deux portes battantes à hublot, une estrade et des chaises alignées pour recevoir les ébats de ces porteurs de paroles, de ces harangueurs de communauté qui croient détenir les secrets et la vérité dans des interventions multiples, parlées et doublées d'une gestuelle fort pertinente. Ici pas de mime ni de démonstration futile cernant et doublant les mots. On en vient vite à quitter les surtitres pour ne regarder que la rythmique des déplacements, va et vient et jeu de chaises musicales et chorégraphiques.Belle démonstration d'un savoir être ensemble à l'écoute des autres partenaires de plateau. Puis viennent les scènes plus patibulaires d'un univers grandiloquent et grotesque, évocation de la gente guerrière médiévale. Une sorte de version des "Monty Pyton" revisitée par la danse et le langage du corps."Sacré Graal" en diable ou Don Quichotte de pacotille version plurielle. Ou Kaamelott de fantaisie remise au gout du jour et pour le plateau!On ne s'y prend pas au sérieux et ça fait du bien d'entendre ce chevalier se fracasser de toute sa carcasse au sol, armure et costume dérisoire et caricatural. Quant à la narration, à vous de vous inventer le fil d'Ariane de cette débauche enjouée de corps, de mots, de chant: comme il vous plaira, à loisir...Le "quest fest" dont il sera question comme sujet de débat, discussions et interventions est prétexte à un exercice de style quasi karaoké ou playback: les danseurs doublant les voix préenregistrées de leurs gestes guerriers. Ces "croisés" anti-héros et marionnettes-pantins, fantômes errant dans les vestiges d'une mémoire caduque et erronée. Des tableaux dignes d’Odyssées, de croisades frénétiques et désuètes de plain pied avec moult pieds de nez aux conventions de la "danse théâtre" ici revisitée comme une conférence ou un spectacle haut en couleurs de vaudeville chorégraphique.Une ambiance de pub, de bistrot genré, stylé, associatif, participatif de bon aloi.Ou d'assemblée générale extraordinaire de copropriétaires.

Au Théâtre de la Ville jusqu'au 17 Avril

mardi 2 avril 2024

"On achève bien les chevaux": le manège des désillusions

 


On achève bien les chevaux
Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger & Daniel San Pedro


Création mondiale. Production du CCN • Ballet de l’Opéra national du Rhin et de La Compagnie des Petits Champs. Coproduction avec la Maison de la danse, Lyon-Pôle européen de création, la Scène nationale du Sud Aquitain et la Maison de la culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production.


D’après They Shoot Horses, Don’t They ? (1935) de Horace McCoy.


Règlement du marathon de danse à l’usage des compétiteurs : 1. La compétition est ouverte à tous les couples amateurs ou professionnels. — 2. Le marathon n’a pas de terme fixé : il est susceptible de durer plusieurs semaines. — 3. Le couple vainqueur est le dernier debout après abandon ou disqualification des autres compétiteurs. — 4. Les compétiteurs doivent rester en mouvement 45 minutes par heure. — 5. Un genou au sol vaut disqualification. — 6. Des lits sont mis à disposition 11 minutes durant chaque pause horaire. — 7. Baquets à glaçons, sels et gifles sont autorisés pour le réveil. — 8. Les compétiteurs se conforment aux directives de l’animateur. — 9. Sponsors et pourboires lancés sur la piste par le public sont autorisés. — 10. Des collations sont distribuées gracieusement durant la compétition. — 11. L’organisateur décline toute responsabilité en cas de dommage physique ou mental.


En 1935, l’écrivain américain Horace McCoy décrivait dans
On achève bien les chevaux le spectacle mortifère d’individus tombés dans la misère, réduits pour quelques dollars à danser jusqu’à épuisement pour divertir un public en mal de sensations fortes. Après une première adaptation au cinéma par Sydney Pollack en 1969, Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro s’emparent à leur tour de ce roman noir pour créer ensemble une nouvelle forme de danse-théâtre, réunissant sur scène quarante-cinq danseurs, comédiens et musiciens.

Un dernier coup de balai sur le plateau qui sera l'arène de toutes les aventures de ce "marathon" qui pour cette version scénique ne durera que moins de deux heures. Temps raccourci pour évoquer ce labeur olympique que représentaient en leur temps ces "fameux marathons de danse": des épreuves inhumaines liées à la pratique de la danse de couple dans des conditions draconiennes, un rythme effarouchant, une discipline de fer pour des couples désireux de gagner "la prime", leur casse croute quotidien et d'autres "faveurs" liées à la pénibilité de la tâche. Évocation très sociétale d'un phénomène inhabituel, devenu rituel et chalenge pour certaines classes sociales. Le maitre de cérémonie rassemble ses troupes, monsieur Loyal qui peu à peu s'avérera le pire des tyrans et manipulateur, déloyal, fourbe et calculateur. C'est Stock, Daniel San Pedro qui s'y colle et endosse brillamment ce rôle peu flatteur en matière de  bonne mœurs laborieuses. Face à une population de danseurs performeurs si impliqués dans ce processus de "mise à prix" voir "mise à mort" pour l’appât du gain plus que pour la danse. Danse ici bien présente, incarnée par des personnages multiples, bien campés, le temps de les entrevoir parmi cette foule de postulants sélectionnées pour l'abattoir. Des danses de couples aux portés acrobatiques, des duos ou solo comme autant de numéros commandés par la direction au pouvoir de ces jeux de cirque. Le public augmentant au prorata des difficultés que traversent les pions de ce jeu d'hommes et de dames damé.Sur la piste, deux derbys font office de séquences d’abatage, de sélection des meilleurs: endurance, acharnement des corps en mouvement dans des courses folle en tenue de sport, dossards et shorts baillant. Un vrai cirque où ça grouille et ne fléchit pas, où l'on palpite devant tant de perte, de dépense d'énergie. Dans le seul but de gagner. Un mariage comme événement pour mieux médiatiser le phénomène; deux tourtereaux à la merci du bourreau pour la gloire éphémère de remporter quelque argent de plus. Un cortège nuptial s'organise, manège, plutôt sinistre et désorienté qui malgré tout se transforme peu à peu en parade jouissive: clin d'oeil à Kontakhof de Pina Bausch...Une Gisèle s'empare du plateau, esseulée parmi ce fatras d'individus en perdition. Phénomène surréel sur pointe, elle aussi en veut plus et rêve de ce numéro virtuose comme d'un trophée ou d'un échappatoire. Qui prouve quoi à qui? Au final un coup de feu alors que la formule "marathon" vient d'être destituée de son socle. Tous sont anéantis, transis, déçus, trahis, bafoués. Danse-théâtre signée Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, voici un genre augmenté de tragédie chorégraphique insolent et rondement mené dans une scénographie sobre évoquant le stade ou l'aire de jeu olympique d'un concours tyrannique. Les olympiades de la danse comme relais et passation de flammes pour une prestation digne d'un récit sociétal fort éprouvant. Les danseurs et comédiens galvanisés par la présence d'un petit orchestre intriguant, support et soutient du drame, du jeu, de la manigance.

 Strasbourg, Opéra
2 - 7 avril 2024