samedi 13 avril 2024

"Vielleicht": sag warum (nicht)....Reprendre ses quartiers: une leçon de colon invertébré en Forêt-Noire.

 


Mêlant enquête documentaire, rituels de soin et fiction, Vielleicht − « peut-être » en allemand − explore les questions d’identité, de mémoire et de réparation. À Berlin, dans le « Quartier africain », des associations africaines et afro-allemandes luttent pour débaptiser trois rues honorant des colonisateurs allemands et pour les renommer en l’honneur de figures de la résistance africaine. L’acteur Cédric Djedje, concepteur du projet, et l’actrice Safi Martin Yé, deux artistes afro-descendants, évoquent la découverte de ce quartier portant les traces d’une histoire peu connue et les engagements des militants. Comment Histoire, vécu intime et quotidien dialoguent-ils dans la ville et les espaces publics ?


Baptême l'air de rien: baptiser une rue n'est pas une mince affaire: débaptiser ou rebaptiser non plus!C 'est à une odyssée foret inintéressante que l'on assiste: celle de péripéties politiques, raciales, historiques concernant un sujet apparemment anodin: donner un nom, nommer une rue dans un quartier chargé d'histoire, retranché dans Berlin. On connait les quartiers marginaux, artistiques Prenzlauer Berg et autres territoires "marqués" stigmatisés de la capitale allemande. mais pas celui ci. Ni l'histoire des conquêtes coloniales de l'Allemagne. Alors en route pour une "conférence" déglinguée, une lec-dem insolite, un cours d'histoire tel que l'on en rêve au gymnasium...Ou à Science-Po. Deux lecteurs-conteurs-animateurs vont se partager la tache d'encre noire pour remplir cette page blanche. Et nous renvoyer à une partie d’échecs où qui perd gagne en authenticité, véracité des faits. On y apprend plein de détails sur les personnages, porte drapeaux de la résistance africaine au pouvoir allemand colonisateur. Des noms, des actes, des interviews tout le long de ce périple, divagation réaliste sur le court de l'histoire contemporaine. 


Elle, maline et habile conteuse, animatrice futée et charmante, usant de sa verve, de sa grâce pour construire le récit. Lui, impliqué à fond pour creuser là où il faut et mettre en exergue tout ce qui cloche et fait défaut à la réalité. Se battre et dévoiler l'importance de l'évocation du passé. Ces colons allemands qui passent du bon temps sur les plaques des rues, honorant leurs faits et gestes dans une totale ignorance de leurs identités, faits et gestes. Dénoncer l'oubli, faire surgir d'un tas de terre les secrets enfouis, construire une table d'orientation juste et désacralisée. C'est le but de cette entreprise légitime de retour aux sources pour mieux enrayer le mal qui coule encore. Belle et généreuse initiative théâtrale de la part de ses protagonistes, qui sur le plateau exposent, jouent, dansent leurs avancées dans cette quête pour la vérité mise à nue par les concernés même. Forêt noire pour touche ironique et caustique de ce miroir reflétant autant la condition noire que celle des blancs. Manichéisme évident certes, mais pas obscurantiste. Juste ce qu'il faut pour éclairer nos lanternes, non décaler de nos petits coussins Kanga affublés de textes croustillants sur cette épopée. Cousus par Eva Michel comme des témoins parlant et illustrés des portraits des militants noirs. Joli façon de s'asseoir sur les questions....Et enrichir ces "assises" du colonialisme .Comme le décor, un fond-écran de papiers froissés faisant office de tableau noir. Et la craie blanche de s'effacer au fur et à mesure au profit des noms futurs de rue évoquant cette tranche historique et géopolitique. La chorégraphie fine et discrète s'empare des corps, les bras ondulants de Safi Martin Yé en cygne noir. Cédric Djedje en officiant laïc très convaincant et plein de nuances, et Safi Martin Yé, femme militante gardienne de mémoire, comme assistante, motrice de cette diatribe cinglante sur le colonialisme. 


Une façon pertinente et inédite de poser les faits, de dévoiler les méandres de la configuration de la narration historique. Si tous les cours d'histoire-géo pouvaient en être ainsi: conter par des vivants, témoins et acteurs, réfléchissant de façon intelligente aux conséquences des actes discrets du pouvoir. Vous ne regarderez plus jamais le nom d'une rue sans vous interroger sur son sens, sa géolocalisation, sa raison d'être au panthéon des plaques urbaines. Et si la rue "des jardins" ne faisait plus références aux lotissements, si le quartier des "quinze" n'était plus celui des nantis, si la rue "des orfèvres" n'était pas celle des artisans??... La "petite France" pas la nation chérie? Cherchez bien et vous serez surpris. C'est bien une des facettes de cette pièce, piège à baptême non consenti par la population ici d'un quartier qui n'est pas "noir" mais issu de la colonisation. La différence éclate au grand jour. Le combat n'est pas fini. Bravo les artistes pour cette réappropriation des noms "volés": une légitime défense d'éléphant pour amnésique volontaire. Où va se nicher le pouvoir: jusque dans vos tranchées... Un manifeste manifestement indispensable. Pas "peut-être" mais assurément.

 

Cédric Djedje est acteur et metteur en scène, diplômé en 2010 de La Manufacture − Haute école des arts de la scène à Lausanne. Artiste en résidence au Théâtre Saint-Gervais à Genève de 2013 à 2016, il a été chef de projet de la création collective Un après -midi au zoo. Il a initié et joué Nouveau monde, mis en scène par Claire Deutsch en 2016. Co-fondateur du Collectif Sur Un Malentendu, il a participé à la création de quatre spectacles de 2014 à 2022. En 2020, il a fondé la compagnie Absent·e pour le moment, dont Vielleicht est le premier projet. 


Au TNS jusqu'au 19 Avril


A Marseille: Les rues marseillaises ne sont pas épargnées par ce vent de changement, comme la rue Colbert, ou encore la rue Alexis Carell. Dernièrement, la rue Bugeaud, a également suscité les critiques en raison du passé colonisateur du maréchal de France. Cette remise en  cause historique s’inscrit dans la même lignée que le déboulonnage des statues né avec le mouvement antiraciste Black Lives Matter en 2020. Un révisionnisme historique qui fait craindre à certains l’effacement d’une partie de l’Histoire.

jeudi 11 avril 2024

"Koln concert" : le jeu des tabourets musicaux.

 Trajal Harrell / Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble 


Le 24 janvier 1975, sur la scène de l’opéra de Cologne, le pianiste Keith Jarrett se met à improviser sur les notes de la sonnerie de salle. Le chorégraphe Trajal Harrell, qui dit de l’artiste qu’il est « son » compositeur, a attendu longtemps avant de se saisir de cette œuvre mythique, moment unique dans l’histoire du jazz. Plus qu’elle n’accompagne le mouvement, elle constitue le cœur de cette chorégraphie profondément sensible et remplie d’humanité qu’inaugure, comme une sorte de première partie, la voix de la musicienne canadienne Joni Mitchell. 


Six danseurs et danseuses accompagnent le chorégraphe pour articuler toutes les nuances de son langage corporel particulier, avec pour seuls accessoires des tabourets de piano. Tout comme Jarrett rassemblait le temps d’un morceau ses références musicales, Harrell convoque ici ses influences, du butō japonais au voguing, de la Grèce antique à l’histoire sociale des états américains du Sud en passant par l’héritage de la danseuse Martha Graham, pour donner forme à une intense rencontre avec le public.

Il est seul sur le plateau, immense petit bonhomme modeste et humble en toge et tablier: il nous attend, Trajal Harrell, au coin de la scène. Et tout s'anime en lui dès les premières notes d'une mélodie si particulière venant de la voix profonde de Joni Mitchell. Les bras ondulant, le corps qui se balance d'une façon fluide et langoureuse, très sensuelle. Danseur inspiré et très concentré chez qui rien ne filtre d'autre que le ressenti, la sensibilité qui fait naitre un geste précieux, discret, noble et princier. Beaucoup de tac, de finesse et d'émotion en sont les seuls moteurs. Perdu, esseulé, apeuré comme blessé: la grâce incarnée. A la dérive lente et solitaire. Un danseur le rejoint qui s’assoit sur un des tabourets de piano, chaussures vernissées et short. Incongru costume déjà non innocent. Ils se doublent en oscillant légèrement, bascule régulière du corps, énergie issue d'un pied sur l'autre en cadence. Puis cinq autres danseurs se joignent peu à peu à ce duo, tous différents, les vêtements indescriptiblement étranges, faits de rapiècement, patchwork ou autre combinaisons savantes de pièces de tissus. Le noir domine peu à peu, longs tissus comme des tuniques, dévoilant, une épaule, une jambe, un dos très attrayant...Chacun sort du lot, fait devant nous une multitude de gestes leur collant à la peau, geste qui leur appartiennent en propre. Ensemble et à l'unisson aussi assis sur ces sept tabourets de prédilection de pianiste! Le choix n'est pas fortuit et ces sept personnages à quatre pieds, accueillent les corps au repos pour quelques pauses apaisante et sacrées. La danse de Trajal porte une spiritualité au delà de toute référence à ses pairs et formateur. De Keersmaeker ou de Graham, on pressent des attitudes, des réflexes, une construction radicale. De Trisha Brown, cette fluidité imperceptible nuance de fragilité, de fugacité, de sobriété enivrante.  Thibault Lac comme une comète débridée à la dérive se lançant à corps perdu dans un solo remarquable de déséquilibre, d'errement, viscéral, organique. Auparavant, les démarches de voguing, défilé audacieux et démarche désinvolte comme tracé et va et vient. Une langueur mélancolique, parfois joyeuse, toujours retranchée dans une sorte de rituel cérémonial de grande écoute. Une pièce courte, le temps d'égrener les notes magnétiques et frénétiques du "Koln Concert" en total respect de l'univers, de l'ambiance du compositeur-interprète: vibrante prolongation musicale et sensible d'une oeuvre qui résonne comme une flamme toujours allumée de la danse de Harrell. Tous les interprètes vibrant d'une musicalité engendrant une gestuelle singulière et délicieuse.

 

Au Maillon avec Pole Sud jusqu'au 12 Avril



dimanche 7 avril 2024

"Cosmos": des femmes poussières d'étoiles sur orbite. L'Odysée de l'Espace à la conquête des astrophysiciennes


En 1960, aux USA, des jeunes femmes pilotes participent au programme clandestin Mercury 13, mesurant leurs aptitudes à devenir cosmonautes. La metteure en scène Maëlle Poésy a co-écrit Cosmos avec l’auteur Kevin Keiss. Elle réunit cinq femmes de diverses origines, trois actrices et deux artistes issues des arts du cirque qui interprètent tour à tour les Mercury 13, la parole intime d’astrophysiciennes et questionnent aussi leur propre rapport à la passion de leur métier.


Qui sont ces rêveuses d’hier et d’aujourd’hui, éprises de liberté ? Comment leur désir d’espace a-t-il éclairé leur relation à la Terre et aux humain·es ?


C'est une femme conteuse de bonne aventure spatiale qui entame joyeusement cette odyssée de l'espace: l'espace, ce cycle des étoiles où les pistes sont encore a déchiffrer, défricher pour les femmes, les américaines comme les autres, mais ce sont elles qui vont intéresser le récit. Une épopée pleine d'obstacles, d'embuche à propos de l’accessibilité des carrières d'astronautes, de filles des airs aux simples "femmes". Pourtant habiles et compétentes et plus que cela en matière de fréquentation de l'univers spatial. Alors tout va bon train pour nos heroines, le temps de rêver aux "stars" , de se remémorer l'observation d'un ciel étoilé avec sa grand-mère, jusqu'à venir prêcher la bonne cause au niveau gouvernemental.Un périple accidenté, difficile où ces trois femmes pilotes vont se confronter à la réalité politique et sociale d'un univers gouverné par le patriarcat. Les hommes y sont rois et faudrait-il se transformer en guenon pour avoir le privilège de "s'envoyer en l'air" pour tester les capacités des femmes à se propulser dans l'espace? ...Questions aux réponses évasives mais qui ne conditionnent pas ces pugnaces protagonistes pionnières à ne pas baisser les bras: question d'apesanteur et de densité. De danse aussi et de reptations à quatre pattes, d'ascension céleste, de gravitation à l'horizontale le long des parois des décors de cette pièce à conviction. La mise en scène du récit colle au sujet et la chorégraphie de Leila Ka tombe juste. Épouse les corps en symbiose avec le sujet évoqué. Un quintet pour souder les comédiennes, qui savent même être acrobates et "monte en l'air" pour hisser leurs convictions hors sol. Un petit foxtrot pour mettre de la fantaisie, des solos pour convaincre les patrons entrevus entre deux portes pour s’immiscer dans cette société machiste et fermée aux initiatives inventives et incongrues. Du bel ouvrage de dames pour damer les pions du pouvoir et sortir "vainqueur" de cette lutte pour trouver sa place, son endroit parmi les étoiles et le temps .Des "stars" comme on les aime, américaines ou "soviétiques" dans l'arène du monde masculin. Gravitant comme des électrons libres sous orbite.Vidéo en direct pour larguer les amarres du sol et faire planer les images au plafond. Mise en "espace" et en scène par Maelle Poesy sur un texte de Kevin Keiss pour "poésie" de circonstance. Graviter dans les étoiles au firmament du verbe et des corps en suspension dans cette atmosphère spatio-temporelle de toute éternité. Le jeu des comédiennes, enjoué ou grave, ironique ou caustique, bordé de performances physiques acrobatiques qui mettent en danger ces figures de proue de la navigation en suspension très attachantes.

 

Maëlle Poésy est autrice, metteure en scène, réalisatrice, actrice et dirige depuis 2021 le théâtre Dijon-Bourgogne, Centre dramatique national. De 2007 à 2010, elle a fait partie du Groupe 38 de l’École du TNS (Section Jeu) et y a rencontré Kevin Keiss, auteur, dramaturge et traducteur, qui était dans le Groupe 39 (section Dramaturgie). Ils travaillent ensemble depuis, ont réalisé plusieurs réécritures/adaptations (Voltaire, Tchekhov, Virgile).


Générique

Texte Kevin Keiss en collaboration avec Maëlle Poésy
Conception et mise en scène Maëlle Poésy 
Avec
Caroline Arrouas - Jane
Dominique Joannon - Domi, astrophysicienne
Elphège Kongombé Yamalé - Elphège, astobiologiste
Liza Lapert - Wally
Mathilde-Édith Mennetrier - Jerrie
et la participation de
Kourou et Kevin Keiss

Chorégraphie
Leïla Ka

Au TNS jusqu'au 7 Avril